Nous avions reçu, en octobre 2010, de monsieur Alain Moreews (59470 - Ledringhem) une lettre dans laquelle il sollicitait notre concours pour une recherche relative à Pierre Herbart, ou plus exactement à un passage de son ouvrage " contre-ordre".
En voici la teneur :
Professeur retraité de Dunkerque, je rassemble, en vue d'une publication, des éléments de biographie d'un écrivain, né à Dunkerque, Pierre Herbart (1903-1974), familier d'André Gide.
Dans son deuxième roman appelé "Contre-ordre" (N.R.F. Gallimard, 1935), Pierre Herbart, qui séjourna en Corse, dans les années vingt quatre à trente et qui est alors sinon membre du moins sympathisant comme Gide du Parti communiste, met en scène des Russes et des Bulgares, notamment deux jeunes gens qu'il appelle Vassile et Androuchka, marins sur un navire qui passa par Dunkerque, le "Tsar Alexandre", qui travaillent dans la vallée du Golo, chez un certain Mr. Jubaud dirigeant une scierie; ils fréquentent un cabaret de Marie et Gracieuse Cecchini. Pierre Herbart parle d'un village vers Omessa, après un débarquement à Francardo, d'un restaurant Casta, de Muscatelli l'épicier, d'une épicerie Léonelli, d'un autobus Aquaviva.
Dans l'un de ces derniers chapitres, le romancier évoque l'arrivée du général Vorovski qui se présente comme le bras droit de Wrangel, complètement dénué de ressources pécuniaires et qui devint directeur du personnel de la scierie Jubaud. Le général était en fait un imposteur. Un vrai général russe, lui aussi sans ressources pécuniaires, arriva à Ajaccio qui le confondit.
Je viens également de découvrir, via internet, l'existence des "Etudes corses" et surtout l'existence d'un article du professeur Bagni de Toulon, auteur d'un article sur la présence russe en corse.
Pourriez-vous me dire si vous avez trace de la présence de Pierre Herbart en Corse ? Des personnes ayant travaillé à la scierie Jubaud, des personnes qui pourraient se reconnaître dans les personnages de Vassile et d'Androuchka?
Auriez-vous des dossiers, correspondances sur ce "Tsar Alexandre" qui selon Herbart fit une escale par Dunkerque, avant de partir vers le Maroc et le sud...
J'ai vu que le Brésil avait fait une offre. Où puis-je trouver des journaux, en français, relatant ses péripéties ?
Nous n'avons malheureusement pu faire aboutir, à l'époque, cette demande, suite sans doute à une insuffisance de recherches de notre part, ou bien à une mauvaise orientation de ces dernières.
Or voici qu'une importante biographie vient de paraître concernant cet écrivain majeur. Nous offrons donc à nos lecteurs un complément d'information concernant Pierre Herbart et son oeuvre.
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En voici la teneur :
Professeur retraité de Dunkerque, je rassemble, en vue d'une publication, des éléments de biographie d'un écrivain, né à Dunkerque, Pierre Herbart (1903-1974), familier d'André Gide.
Dans son deuxième roman appelé "Contre-ordre" (N.R.F. Gallimard, 1935), Pierre Herbart, qui séjourna en Corse, dans les années vingt quatre à trente et qui est alors sinon membre du moins sympathisant comme Gide du Parti communiste, met en scène des Russes et des Bulgares, notamment deux jeunes gens qu'il appelle Vassile et Androuchka, marins sur un navire qui passa par Dunkerque, le "Tsar Alexandre", qui travaillent dans la vallée du Golo, chez un certain Mr. Jubaud dirigeant une scierie; ils fréquentent un cabaret de Marie et Gracieuse Cecchini. Pierre Herbart parle d'un village vers Omessa, après un débarquement à Francardo, d'un restaurant Casta, de Muscatelli l'épicier, d'une épicerie Léonelli, d'un autobus Aquaviva.
Dans l'un de ces derniers chapitres, le romancier évoque l'arrivée du général Vorovski qui se présente comme le bras droit de Wrangel, complètement dénué de ressources pécuniaires et qui devint directeur du personnel de la scierie Jubaud. Le général était en fait un imposteur. Un vrai général russe, lui aussi sans ressources pécuniaires, arriva à Ajaccio qui le confondit.
Je viens également de découvrir, via internet, l'existence des "Etudes corses" et surtout l'existence d'un article du professeur Bagni de Toulon, auteur d'un article sur la présence russe en corse.
Pourriez-vous me dire si vous avez trace de la présence de Pierre Herbart en Corse ? Des personnes ayant travaillé à la scierie Jubaud, des personnes qui pourraient se reconnaître dans les personnages de Vassile et d'Androuchka?
Auriez-vous des dossiers, correspondances sur ce "Tsar Alexandre" qui selon Herbart fit une escale par Dunkerque, avant de partir vers le Maroc et le sud...
J'ai vu que le Brésil avait fait une offre. Où puis-je trouver des journaux, en français, relatant ses péripéties ?
Nous n'avons malheureusement pu faire aboutir, à l'époque, cette demande, suite sans doute à une insuffisance de recherches de notre part, ou bien à une mauvaise orientation de ces dernières.
Or voici qu'une importante biographie vient de paraître concernant cet écrivain majeur. Nous offrons donc à nos lecteurs un complément d'information concernant Pierre Herbart et son oeuvre.
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Pierre Herbart ou l'élégance du déclassé
Dimanche 8 Juin 2014
BRUNO DENIEL-LAURENT
Résistant, communiste déçu, ami de Gide et de Cocteau, styliste engagé et libre, cet écrivain méconnu fait l'objet, chez Grasset, d'une biographie, accompagnée d'un recueil de textes refusés à l'époque par Gallimard.
« C'était un grand format, que ce Pierre Herbart, et un personnage sorti d'un moule unique... C'était Dorian Gray coupé de Bogart, avec de secrètes démarches à la Lawrence d'Arabie. » Voilà en quels termes - empruntés au journaliste Yves Salgues - Jean-Luc Moreau a décidé d'ouvrir la réédition des Histoires confidentielles de Pierre Herbart, publiées pour la première fois en 1970 chez Grasset & Fasquelle.
Proche de Cocteau, compagnon de voyage d'André Gide, sympathisant du Parti communiste, libérateur de Rennes en 1944 sous le nom de « général Le Vigan », Pierre Herbart n'avait encore jamais été l'objet d'une biographie : c'est désormais chose faite grâce à Jean-Luc Moreau qui, avec Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, offre un style digne de la carrure d'un écrivain dont l'élégance distante a su lier l'engagement et la liberté, le courage physique et l'abandon aux plaisirs équivoques.
« C'était un grand format, que ce Pierre Herbart, et un personnage sorti d'un moule unique... C'était Dorian Gray coupé de Bogart, avec de secrètes démarches à la Lawrence d'Arabie. » Voilà en quels termes - empruntés au journaliste Yves Salgues - Jean-Luc Moreau a décidé d'ouvrir la réédition des Histoires confidentielles de Pierre Herbart, publiées pour la première fois en 1970 chez Grasset & Fasquelle.
Proche de Cocteau, compagnon de voyage d'André Gide, sympathisant du Parti communiste, libérateur de Rennes en 1944 sous le nom de « général Le Vigan », Pierre Herbart n'avait encore jamais été l'objet d'une biographie : c'est désormais chose faite grâce à Jean-Luc Moreau qui, avec Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, offre un style digne de la carrure d'un écrivain dont l'élégance distante a su lier l'engagement et la liberté, le courage physique et l'abandon aux plaisirs équivoques.
IDÉAL ET SPLEEN BOLCHEVIQUE
Né à Dunkerque en 1903 dans une famille bourgeoise déclassée, le petit Pierre Herbart est bien l'enfant du terrible XXe siècle, ses premiers souvenirs mêlant le vacarme des bombardements et le spectacle des lourds paquebots sortant des chantiers navals. En 1921, il descend à Paris, fréquente bientôt Sachs et Cocteau, auprès de qui il renforce son goût de l'opium, puis Gide, qui introduit le jeune écrivain auprès de Gaston Gallimard.
Au début des années 30, assistant la journaliste Andrée Viollis dans un long séjour en Asie du Sud-Est, il ressent en Indochine ce que Simone Weil appelait la « tragédie de la colonisation » et assiste à Shanghai aux exactions massives perpétrées par les troupes japonaises. Dès lors, hostile au colonialisme et à l'impérialisme, il croit plus que jamais en l'avenir radieux de l'idéal communiste, confondu avec le destin de l'Union soviétique et la grandeur du PCF où il choisit de militer ardemment.
En 1935, Pierre Herbart publie Contre-ordre, un roman d'apprentissage stalino-compatible qu'il reniera plus tard. Car l'écrivain, invité par les autorités soviétiques à visiter la « patrie du socialisme », se dépouillera peu à peu de ses illusions bolcheviques. Jean-Luc Moreau choisit de consacrer plus de 120 pages à cet épisode douloureux où Herbart, à l'instar de Gide, comprend que, en URSS, « rien n'est plus loin de ce qu'[ils avaient] souhaité ou voulu ». La Ligne de force, essai publié en 1958 chez Gallimard, tirera le bilan de ces années d'engagement dont le dernier ne sera pas le moindre puisque le Mouvement de libération nationale l'aura nommé en 1944 délégué général régional pour la Bretagne.
Refusant les honneurs ou peut-être simplement les responsabilités, il ne profite pas de son expérience de cadre de la Résistance et préfère rester en dehors des coteries parlementaires, poursuivant un sacerdoce littéraire qui le conduira bientôt vers la misère sociale. Histoires confidentielles, recueil de textes refusés par Gallimard, fut d'ailleurs publié par Grasset dans une période où l'écrivain - qui allait mourir en 1974 - était aux abois. Excellente introduction à l'œuvre de Herbart, ces histoires, tour à tour fantastiques et sentimentales, tendres et cruelles, révèlent, au-delà d'une langue superbe, « une présence, un monde, un monde dont les marges sont chacune un autre monde ».
Histoires confidentielles, de Pierre Herbart, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 192 p., 7,90 €.
Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, de Jean-Luc Moreau, Grasset, 624 p., 29 €.
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Libre
comme Pierre Herbart
LE MONDE DES LIVRES | 27.02.2014
Jean-Louis Jeannelle
Une volumineuse biographie pour un auteur dont on serait bien en peine de citer quelques titres… S’agit-il encore de l’un de ces écrivains secondaires dont raffolent les biographes parce qu’ils furent liés à tout ce qui – personnages et événements – a compté au XXe siècle ?
De fait, adoubé à 21 ans par Jean Cocteau, à qui le liait l’opium (il resta dépendant toute sa vie), Pierre Herbart (1903-1974) fut rapidement happé dans l’orbite d’André Gide, qui le fit publier chez Gallimard. Aux côtés de sa famille d’élection (en 1931, il épousa Elisabeth van Rysselberghe, avec laquelle Gide avait eu une fille, Catherine), Herbart s’engagea contre le colonialisme : en 1931, le voici en Indochine puis, en 1938, en Afrique noire, d’où il rapporta Le Chancre du Niger (1939). Déterminé à se mettre au service de la révolution, il dirigea durant six mois l’édition française de la revue Littérature internationale à Moscou, où il accompagna Gide en 1936 ; mais la parution de l’explosif Retour d’URSS, dans lequel l’auteur des Faux Monnayeurs exposait son désenchantement, fit de son ami aussi un traître aux yeux des communistes. Résistant sous l’Occupation, Herbart se métamorphosa en « général Le Vigan » et, à la tête du mouvement en Bretagne, contribua, le 4 août 1944, à la libération de Rennes, avant de se lancer dans une carrière de journaliste, puis de revenir à l’écriture.
Même si, à elle seule, la vie de Pierre Herbart offre une synthèse de l’histoire politique et littéraire de la France des années 1930 à la fin des années 1960, cette existence trépidante ne suffirait pas à faire de la biographie, d’une très belle facture littéraire, que signe Jean-Luc Moreau – après des ouvrages sur Simone de Beauvoir et Albert Camus –, un événement. Pour ceux qui ont lu L’Age d’or (1953), La Ligne de force (1958) ou Souvenirs imaginaires (1968), Pierre Herbart est un écrivain dont on se transmet le nom comme une sorte de mot de passe. Son secret ? Un style sec, d’une merveilleuse précision, une lucidité implacable mais jamais cynique et, surtout, une manière bien à lui de faire surgir l’individuel au cœur du collectif et l’émotion là où règne le politique.
DÉSILLUSIONS D'UNE GÉNÉRATION
C’est dans La Ligne de force qu’Herbart prit ses distances avec l’engagement, voyant dans la lutte contre le colonialisme, dans la guerre d’Espagne ou même la Résistance une « ligne d’échec » constituée des désillusions de sa génération. Le stalinisme, il en avait entrevu l’envers à Moscou, en 1936, lorsqu’il comprit qu’en s’installant en URSS, ainsi qu’il l’escomptait, il deviendrait un témoin gênant, destiné à finir au goulag. Qui d’autre que lui, parmi les étrangers cornaqués par le régime, avait osé s’aventurer dans les rues pour voir ce qu’on lui cachait ? Il y découvrit de « pitoyables friperies » improvisées : à trois petites filles qui lui proposèrent, dans un français parfait, cinq ou six volumes de la « Bibliothèque rose », il acheta bien au-dessus de son prix Le Général Dourakine. Ce roman de la Comtesse de Ségur, qui traitait du servage dont le régime stalinien avait imaginé, avec les camps de travail, une version modernisée, Herbart racontait dans La Ligne de force s’en être fait par la suite un talisman, destiné à lui rappeler sa ligne de conduite, « toute de recul devant la frivolité des “choses sérieuses” ». Dans le même récit, son plus beau, sans doute, il rapportait une trahison qui le hanta toute sa vie : avoir abandonné le jeune N. en quittant l’URSS. La mère de cet ingénieur de 20 ans l’avait accueilli par ces mots : « Soyez heureux, mais aussi soyez prudents. Ce n’est pas très bien vu ici de fréquenter des étrangers… » Partir sans N., c’était le condamner. L’écrivain russe Isaac Babel l’en avait averti : « Ne laissez pas d’otages, Herbart. C’est la seule chose que vous puissiez encore éviter. »
Pierre Herbart suscitant la même adoration de la part des hommes et des femmes, son exigence d’amour était totale. Pour justifier son « vice », Gide avait fait paraître un pesant dialogue théorique, Corydon, d’abord en tirage privé en 1911, puis chez Gallimard en 1924. L’Age d’or en est l’envers : pas de tentative pour se justifier ; Herbart était libre et terriblement attachant.
Qu’il confronte sa biographie à la réédition des Histoires confidentielles (1970), et le lecteur verra les courtes nouvelles ciselées se gonfler soudain d’une existence dense, tel ce personnage de Francesco, dans la nouvelle « L’Escalier », rencontré à Taormina et dont l’image ne quitte plus le narrateur : « J’aurais voulu le battre, le tuer – et, plus encore, m’étant exorcisé, le mener par la main vers mes clairières perdues. » Mieux que d’autres, Herbart a su aimer par-delà « le sens de la faute », condamné pourtant à la marginalité, mourant dans une extrême pauvreté et oublié des nouvelles générations. Cette « ligne de force » dont il s’était fait un principe, Jean-Luc Moreau nous la transmet à son tour à travers sa biographie d’une belle sensibilité. A nous de nous en saisir.
Pierre Herbart. l’orgueil du dépouillement, de Jean-Luc Moreau, Grasset, « Biographie », 624 p., 29 €.
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Au début des années 30, assistant la journaliste Andrée Viollis dans un long séjour en Asie du Sud-Est, il ressent en Indochine ce que Simone Weil appelait la « tragédie de la colonisation » et assiste à Shanghai aux exactions massives perpétrées par les troupes japonaises. Dès lors, hostile au colonialisme et à l'impérialisme, il croit plus que jamais en l'avenir radieux de l'idéal communiste, confondu avec le destin de l'Union soviétique et la grandeur du PCF où il choisit de militer ardemment.
En 1935, Pierre Herbart publie Contre-ordre, un roman d'apprentissage stalino-compatible qu'il reniera plus tard. Car l'écrivain, invité par les autorités soviétiques à visiter la « patrie du socialisme », se dépouillera peu à peu de ses illusions bolcheviques. Jean-Luc Moreau choisit de consacrer plus de 120 pages à cet épisode douloureux où Herbart, à l'instar de Gide, comprend que, en URSS, « rien n'est plus loin de ce qu'[ils avaient] souhaité ou voulu ». La Ligne de force, essai publié en 1958 chez Gallimard, tirera le bilan de ces années d'engagement dont le dernier ne sera pas le moindre puisque le Mouvement de libération nationale l'aura nommé en 1944 délégué général régional pour la Bretagne.
Refusant les honneurs ou peut-être simplement les responsabilités, il ne profite pas de son expérience de cadre de la Résistance et préfère rester en dehors des coteries parlementaires, poursuivant un sacerdoce littéraire qui le conduira bientôt vers la misère sociale. Histoires confidentielles, recueil de textes refusés par Gallimard, fut d'ailleurs publié par Grasset dans une période où l'écrivain - qui allait mourir en 1974 - était aux abois. Excellente introduction à l'œuvre de Herbart, ces histoires, tour à tour fantastiques et sentimentales, tendres et cruelles, révèlent, au-delà d'une langue superbe, « une présence, un monde, un monde dont les marges sont chacune un autre monde ».
Histoires confidentielles, de Pierre Herbart, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 192 p., 7,90 €.
Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, de Jean-Luc Moreau, Grasset, 624 p., 29 €.
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Libre
comme Pierre Herbart
LE MONDE DES LIVRES | 27.02.2014
Jean-Louis Jeannelle
Une volumineuse biographie pour un auteur dont on serait bien en peine de citer quelques titres… S’agit-il encore de l’un de ces écrivains secondaires dont raffolent les biographes parce qu’ils furent liés à tout ce qui – personnages et événements – a compté au XXe siècle ?
De fait, adoubé à 21 ans par Jean Cocteau, à qui le liait l’opium (il resta dépendant toute sa vie), Pierre Herbart (1903-1974) fut rapidement happé dans l’orbite d’André Gide, qui le fit publier chez Gallimard. Aux côtés de sa famille d’élection (en 1931, il épousa Elisabeth van Rysselberghe, avec laquelle Gide avait eu une fille, Catherine), Herbart s’engagea contre le colonialisme : en 1931, le voici en Indochine puis, en 1938, en Afrique noire, d’où il rapporta Le Chancre du Niger (1939). Déterminé à se mettre au service de la révolution, il dirigea durant six mois l’édition française de la revue Littérature internationale à Moscou, où il accompagna Gide en 1936 ; mais la parution de l’explosif Retour d’URSS, dans lequel l’auteur des Faux Monnayeurs exposait son désenchantement, fit de son ami aussi un traître aux yeux des communistes. Résistant sous l’Occupation, Herbart se métamorphosa en « général Le Vigan » et, à la tête du mouvement en Bretagne, contribua, le 4 août 1944, à la libération de Rennes, avant de se lancer dans une carrière de journaliste, puis de revenir à l’écriture.
Même si, à elle seule, la vie de Pierre Herbart offre une synthèse de l’histoire politique et littéraire de la France des années 1930 à la fin des années 1960, cette existence trépidante ne suffirait pas à faire de la biographie, d’une très belle facture littéraire, que signe Jean-Luc Moreau – après des ouvrages sur Simone de Beauvoir et Albert Camus –, un événement. Pour ceux qui ont lu L’Age d’or (1953), La Ligne de force (1958) ou Souvenirs imaginaires (1968), Pierre Herbart est un écrivain dont on se transmet le nom comme une sorte de mot de passe. Son secret ? Un style sec, d’une merveilleuse précision, une lucidité implacable mais jamais cynique et, surtout, une manière bien à lui de faire surgir l’individuel au cœur du collectif et l’émotion là où règne le politique.
DÉSILLUSIONS D'UNE GÉNÉRATION
C’est dans La Ligne de force qu’Herbart prit ses distances avec l’engagement, voyant dans la lutte contre le colonialisme, dans la guerre d’Espagne ou même la Résistance une « ligne d’échec » constituée des désillusions de sa génération. Le stalinisme, il en avait entrevu l’envers à Moscou, en 1936, lorsqu’il comprit qu’en s’installant en URSS, ainsi qu’il l’escomptait, il deviendrait un témoin gênant, destiné à finir au goulag. Qui d’autre que lui, parmi les étrangers cornaqués par le régime, avait osé s’aventurer dans les rues pour voir ce qu’on lui cachait ? Il y découvrit de « pitoyables friperies » improvisées : à trois petites filles qui lui proposèrent, dans un français parfait, cinq ou six volumes de la « Bibliothèque rose », il acheta bien au-dessus de son prix Le Général Dourakine. Ce roman de la Comtesse de Ségur, qui traitait du servage dont le régime stalinien avait imaginé, avec les camps de travail, une version modernisée, Herbart racontait dans La Ligne de force s’en être fait par la suite un talisman, destiné à lui rappeler sa ligne de conduite, « toute de recul devant la frivolité des “choses sérieuses” ». Dans le même récit, son plus beau, sans doute, il rapportait une trahison qui le hanta toute sa vie : avoir abandonné le jeune N. en quittant l’URSS. La mère de cet ingénieur de 20 ans l’avait accueilli par ces mots : « Soyez heureux, mais aussi soyez prudents. Ce n’est pas très bien vu ici de fréquenter des étrangers… » Partir sans N., c’était le condamner. L’écrivain russe Isaac Babel l’en avait averti : « Ne laissez pas d’otages, Herbart. C’est la seule chose que vous puissiez encore éviter. »
Pierre Herbart suscitant la même adoration de la part des hommes et des femmes, son exigence d’amour était totale. Pour justifier son « vice », Gide avait fait paraître un pesant dialogue théorique, Corydon, d’abord en tirage privé en 1911, puis chez Gallimard en 1924. L’Age d’or en est l’envers : pas de tentative pour se justifier ; Herbart était libre et terriblement attachant.
Qu’il confronte sa biographie à la réédition des Histoires confidentielles (1970), et le lecteur verra les courtes nouvelles ciselées se gonfler soudain d’une existence dense, tel ce personnage de Francesco, dans la nouvelle « L’Escalier », rencontré à Taormina et dont l’image ne quitte plus le narrateur : « J’aurais voulu le battre, le tuer – et, plus encore, m’étant exorcisé, le mener par la main vers mes clairières perdues. » Mieux que d’autres, Herbart a su aimer par-delà « le sens de la faute », condamné pourtant à la marginalité, mourant dans une extrême pauvreté et oublié des nouvelles générations. Cette « ligne de force » dont il s’était fait un principe, Jean-Luc Moreau nous la transmet à son tour à travers sa biographie d’une belle sensibilité. A nous de nous en saisir.
Pierre Herbart. l’orgueil du dépouillement, de Jean-Luc Moreau, Grasset, « Biographie », 624 p., 29 €.
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