https://www.monde-diplomatique.fr/2022/04/AUNOBLE/64539
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie et l’Ukraine ont forgé des récits antagonistes de l’histoire. Néo-impérialiste dans un cas, nationaliste dans l’autre, ils ont alimenté un contentieux qu’utilise aujourd’hui Moscou pour justifier son agression. Ces relectures du passé se rejoignent cependant sur un point : le rejet de l’héritage communiste.
Iaroslav le Sage, le prince de Kiev (978-1054), ne pouvait pas imaginer la folie fratricide de ses lointains descendants en 2022. Il est aujourd’hui convoqué par la Russie comme par l’Ukraine, qui revendiquent son État, la Rous, comme source exclusive de leur légitimité historique. La guerre des récits historiques a précédé celle du champ de bataille…
Après l’éclatement de l’URSS en 1991, l’opposition des mémoires n’avait pourtant rien de fatal. L’État ukrainien avait même tenté de désamorcer les frictions internationales en cicatrisant certaines blessures du passé. En 2002 et 2007, une commission historique russo-ukrainienne a été promue au niveau intergouvernemental pour élaborer des manuels éclairant l’histoire commune aux deux pays. Ces tentatives ont fait long feu à cause d’une méfiance réciproque nourrie par le besoin d’affirmer des États-nations encore récents.
Les contingences politiques ont aussi pesé dans l’échec du dialogue mémoriel. Ancien chargé à l’idéologie du comité central du Parti communiste d’Ukraine, M. Leonid Kravtchouk devint le premier président de l’indépendance en usant de la rhétorique nationaliste qu’il traquait à l’époque soviétique. Son successeur, M. Leonid Koutchma, était un « directeur rouge » élu avec les voix des russophones de l’Est industriel. Face à la montée électorale des communistes en 1999, il fit de la grande famine de 1932-1933, rebaptisée « Holodomor », un argument pour se faire réélire… avec les voix nationalistes de l’ouest de l’Ukraine.
Loin d’unifier le pays, le « roman national » le fracture. Après la « révolution orange » de 2004, le président proeuropéen Viktor Iouchtchenko fait voter, en 2006, une loi attribuant un caractère génocidaire au Holodomor. Cela choque tant en Russie, aussi touchée par la famine de l’époque stalinienne, qu’en Israël, qui ressent une mise en concurrence mémorielle. M. Iouchtchenko rend aussi hommage à des figures controversées du mouvement nationaliste, jusqu’à Stepan Bandera (1909-1959), élevé au rang de héros en 2010. Chef de l’OUN-b, organisation d’inspiration fasciste, Bandera est l’instigateur de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). L’OUN-b fournit des cadres à la politsaï, qui chassait les Juifs pour le compte des nazis. L’UPA massacra 60 000 Polonais en Volynie en 1943 (1 ). En face grands perdants de la « révolution orange », les membres du Parti des régions, qualifiés de prorusses, érigent l’identité locale du Donbass en idéologie, valorisent le souvenir de la « grande guerre patriotique » contre le fascisme et se réclament du monde slave et orthodoxe. Deux mémoires s’affrontent sur le territoire.
Si Moscou s’appuie sur ce clivage en 2014 pour créer les républiques séparatistes du Donbass, la politique historique se radicalise dans l’Ukraine loyaliste. Une loi de « décommunisation » est votée en 2015, mais interdire la propagande communiste et éradiquer la faucille et le marteau n’apporte aucune réponse aux questions présentes : la guerre dans le Donbass et l’emprise des oligarques sur le pays. Pour affronter ces problèmes, le président Volodymyr Zelensky, juif et russophone élu en 2019 sur un programme d’apaisement avec la Russie, a voulu mettre en sourdine les trompettes chauvines. Toutefois, il n’a guère eu d’espace politique entre l’activisme des nationalistes et l’intransigeance russe.
En juillet 2021, le président russe a livré sa vision de l’histoire dans un texte de vingt-cinq pages (2). « Je ne peux qu’envier le président d’une si grande puissance qui peut consacrer autant de temps à un travail aussi détaillé (3 ) », a commenté son homologue ukrainien. M. Vladimir Poutine présente les « points-clés » d’une histoire de « plus de mille ans », articulant à sa façon des événements connus.
Son récit est simple et linéaire. « Les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont les héritiers » de l’État kiévien médiéval allant « du lac Ladoga », près de la Finlande, « jusqu’à Kiev et Tchernigov ». Ils étaient unis « par la même langue » et « par la foi orthodoxe ». Cette unité a été brisée par l’invasion mongole qui a ruiné Kiev et rejeté les Ukrainiens vers l’ouest. « Les mœurs polonaises et romaines étaient imposées » et « une partie du clergé orthodoxe russe occidental s’est soumise à l’autorité du pape », créant l’Église gréco-catholique uniate, aujourd’hui majoritaire dans la région de Lviv.
Entre le « centre de réunification » qu’est pour lui Moscou et l’influence occidentale, la lutte se poursuit au long des siècles. Le chef cosaque Bogdan Khmelnitski conclut avec la Moscovie le traité de Pereïaslav en 1654 pour lutter contre le joug polonais. Par conséquent, les Cosaques « se réunirent avec la partie principale du peuple orthodoxe russe » et « la rive gauche du Dniepr (…) reçut le nom de Petite Russie », écrit M. Poutine. Au siècle suivant, l’hetman Mazepa prit au contraire le parti des Suédois contre le tsar, mais « seule une petite partie des Cosaques soutint la révolte ».
Le président russe synthétise en fait la pensée d’historiens russes de la fin du XIXe siècle, tels Sergueï Soloviov (1820-1879) ou Vassili Klioutchevski (1841-1911). Il en prolonge le propos en établissant une continuité du chef cosaque félon aux nationalistes du XXe siècle : « Mazepa, qui a trahi tout le monde, (…) Bandera, qui a collaboré avec les nazis ». En 2014, dans la même logique, « les pays occidentaux (…) ont soutenu le coup d’État réalisé par des groupes nationalistes radicaux », donnant à l’Ukraine « une orientation constante vers la séparation avec la Russie ».
En reprenant le discours impérial russe, la dissertation de M. Poutine utilise deux procédés efficaces, mais contraires à toute méthode historique. D’une part, au lieu de mettre le passé en contexte dans son historicité, il offre toujours une lecture rétrospective des faits. Moscou est présentée comme l’héritière de Kiev, comme si les princes du Xe siècle avaient pu désigner leurs légataires. Sous sa plume, l’État polono-lituanien du XVIe siècle préfigure l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) pour détacher les Ukrainiens de Moscou ; le chef cosaque d’une zone disputée par plusieurs puissances devient l’archétype d’un leader fascisant.
D’autre part, M. Poutine entretient un flou conceptuel entre deux mots qu’on traduit par « russe » en français : rousski, l’adjectif qui désigne une certaine communauté linguistique et culturelle issue de la Rous, et rossiïski, qui se rattache à l’État, proclamé sous forme d’empire à Saint-Pétersbourg en 1721. Cela lui permet de poser le « monde russe » (rousski mir) en entité politique, alors que les deux notions sont découplées. Ainsi, l’Ukrainien Andreï Kourkov est un écrivain de langue russe (rousski) qui dénonce inlassablement la politique du chef de l’État russe (rossiïski) (4 ). Le récit poutinien est hanté par la peur du « morcellement » qui menace l’unité politique et spirituelle de l’État. C’est pourquoi il reproche à « la politique nationale soviétique [d’avoir] pérennisé au niveau de l’État trois peuples slaves distincts (russe, ukrainien et biélorusse) au lieu d’une grande nation russe, un peuple trinitaire composé de Grands Russes, de Petits Russes et de Biélorusses ».
Dans son discours du 21 février 2022 (5 ), moins de trois jours avant d’attaquer l’Ukraine, il affirme, non sans raison, que la Constitution soviétique inspirée par Lénine a facilité l’indépendance du pays : elle prévoyait le droit à la séparation des républiques formant l’URSS et fut formellement appliquée en 1991 (6 ). Le dirigeant russe rappelle aussi ce que l’historien Moshe Lewin appelait le « dernier combat de Lénine (7 ) », mené contre Joseph Staline à propos de l’architecture institutionnelle de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Quand le premier imposa l’égalité juridique des républiques nationales, le second voulait un système centralisé seulement agrémenté d’autonomies régionales.
Mais ce que l’historien mettait au crédit de Lénine lui est au contraire imputé à charge par M. Poutine. « L’Ukraine de Lénine », c’est « l’Ukraine moderne (…) entièrement créée par la Russie, ou plus précisément par la Russie bolchevique et communiste ». Les commentateurs, ukrainiens notamment, se sont récriés : on ne peut pas faire de Lénine le père de la nation ukrainienne ! Or, c’est bien la transformation par Lénine d’une simple « unité administrative » en « entité étatique nationale », la république socialiste soviétique d’Ukraine, qui a posé les bases d’un État ukrainien indépendant viable, tant il résiste aux crises depuis trente ans (8 ). En affirmant vouloir « montrer ce que signifie pour l’Ukraine une véritable “décommunisation” », le dirigeant russe menace explicitement l’existence même de l’État ukrainien.
En incriminant les bolcheviks, et particulièrement les « fantaisies odieuses, utopiques et dévastatrices » de Lénine, M. Poutine oublie que l’empire craquait de toute part en 1917. L’État russe, construit par les tsars, était incapable de soutenir l’effort de guerre. Les revendications nationales s’élevaient, non seulement en Ukraine mais aussi en Finlande, au Caucase et en Asie centrale. Surtout s’exprimait la contestation sociale, portée par les travailleurs subissant la crise économique et par les soldats, qui ne voulaient plus mourir pour la « grande Russie ». Féru d’histoire, M. Poutine a pris le risque d’en ignorer certains aspects au moment d’envahir l’Ukraine.
Éric Aunoble
(1) Grzegorz Rossoliński-Liebe, Stepan Bandera : The Life and Afterlife of a Ukrainian Nationalist. Fascism, Genocide, and Cult, Ibidem-Verlag, Stuttgart, 2014.
(2) « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », traduction française disponible sur le site de l’ambassade de la Fédération de Russie en France, 16 juillet 2021.
(3) « Zelensky a commenté l’article de Poutine » (en russe), Ukrainskaïa Pravda, 13 juillet 2021.
(4) Andreï Kourkov, « Nous, intellectuels ukrainiens, sommes unis », Le Monde, 4 mars 2022.
(5) « Intervention du président de la Fédération de Russie », site de l’ambassade, 22 février 2022.
(6) Roman Szporluk, « Lenin, “Great Russia” and Ukraine », Harvard Ukrainian Studies, vol. 28, n°1-4, Cambridge, 2006.
(7) Moshe Lewin, Le Dernier Combat de Lénine, Éditions de Minuit, Paris, 1967.
(8) Mikhaïl Minakov, « Un siècle de système politique ukrainien » (en russe), Neprikosnovennyï Zapas, n° 129, 2020.