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Trois féministes russes dans la Commune de Paris
A l’occasion des 150 ans de la Commune, L’Ours Magazine s’est penché sur ces Russes qui ont grandement contribué à la cause des insurgés. On découvre ainsi que de nombreuses femmes ont quitté Saint-Pétersbourg pour venir appuyer la cause des Communards et des féministes françaises.
« Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et défendirent la République comme l’aurore de la liberté, les femmes sont en nombre », dit Louise Michel dans son histoire de la Commune. Il s’agissait en effet pour Paris de se défendre à la fois des Prussiens et des Versaillais, et pour cela ils eurent le soutien actif de nombreux Russes, dont l’importance n’est pas à négliger.
Les révolutionnaires russes de l’île Vassilievski
Dans les années 1860, la cause populaire devient une affaire internationale. Anglais, Russes, Polonais ou Grecs veulent faire cause commune pour une libération continentale contre ceux qu’ils appellent leurs tyrans. La Russie, traversée par les idées du révolutionnaire Tchernychevski, rêve de changements profonds. C’est à Saint-Pétersbourg, et plus précisément sur l’île Vassilievski, que certaines familles aristocratiques portent ces volontés, se réunissant autour des Kouchelev, des Korvine-Kroukovski et autres jeunes membres de l’intelligentsia.
La principale figure de ce mouvement est Elisabeth Dmitrieff. Cette jeune femme, tôt séduite par les ouvrages de Karl Marx, devient une ambassadrice des idées de Tchernychevski auprès des Tourguéniev, Dostoïevski , Dobrolioubov, Lavrov, Pissarev… Leur soif de révolte, partagée par un vaste pan de la société, pousse le pouvoir à céder sur de nombreux sujets : la libération des serfs et la liberté d’expression en sont des parfaits exemples.
A cette époque, les femmes qui se réclament du drapeau noir ou rouge sont contraintes, pour leur liberté, de contracter un mariage blanc. C’est ce que vont faire Elisabeth Dmitrieff, Sofia Kovalevskaïa et sa sœur Anna Jaclard (alors toutes deux Korvine-Kroukovskaïa). Ce trio de femmes, d’abord exilées en Suisse, va, sur la demande de Karl Marx, rejoindre la Commune de Paris. Leur rôle, ainsi que leur vision féministe, vont être déterminants au cours de cette période.
Les sœurs Korvine-Kroukovskaïa
Anna Korvine-Kroukovskaïa est alors mariée à l’un des meneurs de la Commune, le socialiste et blanquiste Victor Jaclard. Grâce à son entremise, elle rencontre Victoire Béra (alias André Léo) avec qui elle fonde le journal La Sociale. Pour rappel, Léo a accueilli chez elle le premier mouvement féministe français, la société mixte de revendication des droits de la femme.
La Russe Anna Jaclard se montre extrêmement active pendant le conflit : on la retrouve au Comité de vigilance de Montmartre avec Louise Michel et Paule Minck, où elle choisit d’être ambulancière ; mais aussi dans l’Union des femmes pour la défense de Paris, où elle est institutrice.
Sa sœur, Sofia Kovalevskaïa , est une mathématicienne et écrivaine, amie de Charles Darwin et Thomas Huxley, qui fera d’ailleurs une carrière incroyable, devenant la première femme professeure d’université en Europe. Féministe, nihiliste, elle participe activement à la Commune de Paris avec son mari Vladimir.
Elisabeth Dmitrieff
Mais celle qui marqua le plus les Parisiens de 1871 fut Elisabeth Dmitrieff. Celle-ci arrive à Paris en tant que représentante de l’Internationale. Elle prend immédiatement contact avec son ami Piotr Lavrov, écrivain et mathématicien russe déjà sur place. Dmitrieff lance alors un appel à toutes les Parisiennes : « Citoyennes de Paris, descendantes des femmes de la Grande révolution, nous allons défendre et venger nos frères et si nous n’avons ni fusils ni baïonnettes, il nous restera les pavés pour écraser les traîtres ».
Très proche de la Communarde Nathalie Lemel, Elisabeth Dmitrieff fonde l’Union des femmes pour la défense de Paris (où sera également Anna Jaclard). Cette organisation, basée dans le 10e arrondissement de Paris, compte un millier de militantes et s’occupe surtout des blessés. Dmitrieff se lie avec le syndicaliste hongrois Léo Frankel, délégué au travail de la Commune. Avec lui, elle fait avancer la cause du droit des femmes dans le travail ainsi que la sécurité sociale.
Elisabeth Dmitrieff, soutenue par l’Hôtel de Ville, met en place des comités féminins dans chaque arrondissement de Paris. Son expérience acquise en Angleterre et en Suisse lui permet de calquer l’organisation du travail en ateliers dans la capitale française. Louise Michel, avec qui elle est parfois en désaccord, la soutient cependant dans sa lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Selon le journaliste Benoît Malon, un des chefs de la Commune, la révolutionnaire russe a émancipé les femmes de Paris.
Déroute et fin de vie des Communardes russes
La présence russe dans la France de 1871 a donc été très marquée. Nous aurions pu citer le travail d’ambassadeur effectué par Piotr Lavrov à Bruxelles et Londres, pour le compte des Communards. Ou encore le rôle discret de la socialiste Ekaterina Barteneva, qui a ensuite retrouvé Dmitrieff à Saint-Pétersbourg, lorsque la Commune fut vaincue.
Toutes ces féministes russes vont être accusées d’être des pétroleuses (elles auraient incendié les monuments clés lors de la défaite). Dmitrieff, sur les barricades du faubourg Saint-Antoine, a soigné les blessés jusqu’à son propre épuisement, avant de fuir avec son amoureux Frankel en Suisse. Reprenant son nom de naissance, Elisaveta Tomanovskaïa, pour échapper aux persécutions, elle retourne en Russie et finira sa vie exilée en Sibérie.
Anna Jaclard, quant à elle, est condamnée par contumace aux travaux à perpétuité. D’abord exilée à Londres, elle retrouve la Russie avec son mari où, associés à Dostoïevski et ses amis, ils travaillent au renversement du tsar. A l’assassinat de ce dernier, le couple fuit à nouveau en France, où la République a décidé de les amnistier. Sofia, enfin, fera une grande carrière de mathématicienne à Stockholm et mettra au point le théorème de Cauchy-Kovalevskaïa.
Pourquoi ce furent des femmes qui marquèrent le soutien russe à Paris ? Louise Michel disait à ce propos : « Il est vrai, peut-être que les femmes aiment les révoltes. Nous ne valons pas mieux que les hommes, mais le pouvoir ne nous a pas encore corrompues. »