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Turcs et Russes
1- Enfants de Byzance
Les empires russe et ottoman qui les ont précédées ont eux-mêmes connu des trajectoires étrangement parallèles, de leur ascension à leur brutale disparition à l'issue de la Première Guerre mondiale.
Deux empires issus d'un affrontement avec les Mongols
Selon la Chronique des temps passés, cette conversion résulte de la fascination de son ambassade devant la beauté de la liturgie orthodoxe et des églises grecques de Constantinople.
Même si le monde russe a toujours eu le regard tourné vers les rives du Bosphore, il faut néanmoins rappeler son autre obsession : les luttes incessantes contre les nomades de la steppe asiatique.
Après de rudes épreuves, elles lui permettront de réunir d'un seul tenant l’Asie intérieure et l'Europe orientale.
L'une d'entre elles, Moscou, prend de plus en plus d'importance. Son grand-prince Dimitri Donskoï refuse de payer le tribut dû à la Horde d'Or et, le 8 septembre 1380, il vainc les Mongols à Koulikovo, sur les bords du Don (d'où son surnom : Donskoï). Les Mongols ne sont pas défaits pour autant et reviennent à la charge deux ans plus tard...
- Les Turcs : dans le sillage des Mongols
Selon une tradition largement légendaire, les ancêtres de la dynastie ottomane arrivèrent en Anatolie dans le sillage des Mongols. Vers 1300, leur chef Osman se taille un royaume à proximité de Nicée et de la mer de Marmara.
Orhan, fils d’Osman, intervient dans les conflits internes de l’empire byzantin et s’empare de Gallipoli en 1354. Mourad Ier traverse le détroit du Bosphore, prend Andrinople dans les années 1360 et vainc les Serbes au Kosovo le 28 juin 1389.
Constantinople est provisoirement sauvée par la victoire de Tamerlan sur le sultan Bajazet à Angora, en 1402.
Pendant ce temps, le khan de la Horde d’Or Tokhtamych pille Moscou en 1382 et restaure l’autorité mongole sur les principautés russes. Comme si cela ne suffisait pas, les Russes doivent aussi affronter Tamerlan qui arrive à son tour en 1395 aux portes de Moscou. Le grand-prince Vassili s’empresse alors d’y faire transporter l’icône de la Vierge de Vladimir, offerte par les Byzantins à Kiev vers 1131. Et l’incroyable se produit : les troupes de Tamerlan se retirent. La Vierge sera désormais vénérée comme une protectrice miraculeuse.
- Exit les Mongols : Russes et Turcs face à face
En 1453, Mehmed II s’empare de Constantinople. L’événement, d’un retentissement sans égal à Moscou, ne tarde pas à être interprété comme une punition divine pour l’union conclue entre l’Église de Rome et le patriarcat de Byzance en 1439.
Les Ottomans poursuivent leur mise au pas des Balkans. Ils vassalisent progressivement les principautés roumaines et atteignent l’embouchure du Danube. Ils arrivent aux portes de l’Europe centrale et d’un royaume de Pologne qui, par son rapprochement avec la Lituanie, a réussi lui aussi à s’étendre, en s’emparant d’une large partie de l’Ukraine actuelle, jusqu’à Kiev. En 1475, ils placent le khanat de Crimée sous leur protectorat : la mer Noire devient un lac ottoman...
Turcs et Russes
2- Micmac autour de la mer Noire
Enfants de Byzance, dont l'une a conquis le territoire et l'autre adopté la religion, la Turquie et la Russie ne tardent pas à se heurter autour de la mer Noire.
Apogée de l’empire ottoman, décollage de la Russie
En 1475, l'empire ottoman, en pleine ascension, place le khanat musulman de Crimée sous sa tutelle. La mer Noire devient un lac ottoman et un enjeu de premier plan pour les Russes. Les grandes données géopolitiques sont alors fixées pour près de trois siècles, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Polonais et Russes s’affrontent pour le contrôle d’un vaste espace de la Baltique à la mer Noire. Les Polonais soumettent l’ancien monde kiévien dont les princes de Moscou se veulent les héritiers et tentent de convertir ses habitants au catholicisme. Ils encouragent, à partir de 1596, la naissance d’une Église gréco-catholique.
Mais à l'est du Dniepr, des bandes d'irréguliers appelés Cosaques se rebellent contre les conditions très dures imposées par la noblesse polonaise aux paysans. Ils combattent également les « Tatars », ultimes héritiers de la Horde d'Or, établis autour de Kazan, sur la Volga. Ils se montrent parfois capables aussi de mener des raids jusque dans les faubourgs de Constantinople...
Plus au sud, le khanat de Crimée demeure une puissance militaire avec laquelle il faut compter. Il effectue régulièrement des raids contre ses voisins pour alimenter sa principale ressource : le commerce des esclaves.
- L'empire ottoman à son zénith
Loin de cet hinterland, l’empire ottoman atteint son apogée grâce à Selim Ier, qui fait la conquête de l’Égypte en 1517, et Soliman le Magnifique, qui soumet la Hongrie et arrive aux portes de Vienne en 1529.
Incarnant un modèle politique mélangeant islam, culture turque et culture persane, mais aussi présence arménienne ou héritage grec, l’empire a deux piliers : l’Anatolie et l’Europe des Balkans.
Cependant, cet Âge d’or marque aussi l’arrêt des conquêtes. L’empire devient de plus en plus autocentré et conservateur. Bien que des artistes italiens soient invités à Constantinople et que soient nouées des relations avec la France de François 1er, le monde ottoman reste pour l’essentiel à l’écart d’une Europe en pleine transformation, portée par la découverte de l’Amérique.
Il ne prête guère plus d’attention à la Russie, qui ne constitue pour lui qu’un front marginal. C'est une erreur car, profitant de l’absence de front commun entre le khanat de Crimée et l’empire ottoman, la Russie poursuit son avancée.
- La Russie concentre ses forces
En 1472, Ivan III le Grand épouse Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin. Il commence à se faire appeler « tsar de toute la Russie » dans les documents diplomatiques et utilise pour la première fois le symbole byzantin de l’aigle à deux têtes. Durant son règne, il fait également reconstruire les églises de la citadelle du Kremlin par des artistes italiens dans un style renaissant.
Le nouveau pouvoir des tsars est une synthèse unique, qui fusionne héritage byzantin, mongol, et ouverture sur l’Europe. Vers 1520, le moine Philothée rédige une célèbre missive dans laquelle Moscou est qualifiée de « troisième Rome », héritière de Constantinople.
À défaut de s’en prendre aux rives de la mer Noire verrouillées par l’empire ottoman, les souverains de Moscou achèvent de réunir autour d’eux toutes les principautés et villes jusque-là indépendantes, comme Pskov ou Novgorod. Des chefs tatares les rejoignent et se convertissent à l’orthodoxie.
En 1552, l’assujettissement par Ivan IV le Terrible du khanat de Kazan marque le début de l’expansion russe. Pour célébrer ce fait d’armes, le tsar ordonne de bâtir, sur la place Rouge, la basilique de Basile le Bienheureux.
Cette conquête, suivie de celle d’Astrakhan en 1556, déverrouille la Volga et permet de premières avancées vers le Caucase au sud et la Sibérie à l'est. La colonisation de la Sibérie est menée par une famille de marchands, les Stroganov, appuyée par des cosaques. Mais elle conduit aussi les Russes et les Ottomans à se combattre. Leur première confrontation directe a lieu sous les murs d'Astrakhan, en 1569.
Durant le « temps des Troubles », la Russie moscovite manque de périr sous les coups de boutoir des Polonais et des Suédois. Mais elle se ressaisit avec l'avènement d'une nouvelle dynastie en la personne du jeune tsar Michel Romanov en 1613.
En 1637, les Cosaques du Don enlèvent aux Ottomans la forteresse stratégique d’Azov, près de l'embouchure du Don, face à la Crimée.
Soumis à une contre-offensive turque quatre ans plus tard, ils appellent le tsar Michel à la rescousse mais celui-ci leur demande de rendre Azov : le moment n’est pas encore arrivé pour lui de s’engager dans une guerre totale avec les Ottomans.
Il en va autrement avec les Polonais. Conduits par le hetman (chef) Bogdan Khmelnytsky, les Cosaques Zaporogues du Dniepr se rebellent contre eux et se placent en 1654 sous la protection du tsar au nom de leur foi commune.
La Russie réussit de la sorte à s'étendre jusqu’au Dniepr, reprendre Kiev et imposer aux Polonais la paix d’Androussovo en 1667. Ce faisant, elle se retrouve au contact direct de l’empire ottoman, dans une région fort disputée.
La montée en puissance de la Russie
Dès son arrivée au pouvoir en 1682, le tsar Pierre le Grand (2,04 mètres !) s’allie à l’Autriche et à la Pologne, puis entreprend de moderniser l’empire russe sur le modèle des pays du nord de l’Europe, tout en renforçant l’autocratie. Participant du dynamisme de l’Europe des Lumières, la Russie se transforme en un danger mortel pour l’empire ottoman.
En 1696, s'étant fait construire une flotte de guerre par des ingénieurs prussiens et autrichiens, Pierre le Grand conquiert la citadelle d’Azov : la mer Noire n’est plus un lac ottoman.
Le traité de Karlowitz, conclu en 1699 avec les Habsbourg d'Autriche, signe le recul ottoman en Europe centrale. Il est prolongé l’année suivante par le traité d’Istamboul qui entérine la prise d’Azov, la domination russe sur les Cosaques zaporogues et promet de faire cesser les raids des « Tatars » destinés à approvisionner les marchés orientaux en esclaves circassien(ne)s.
Pierre le Grand en profite également pour se poser en protecteur des chrétiens orthodoxes de l’empire ottoman, en particulier à Jérusalem. En 1709, il bat le roi de Suède Charles XII à Poltava, le contraignant à se réfugier en territoire ottoman avec un millier d'hommes.
Charles XII, pas découragé, convainc le sultan Ahmet III d’attaquer la Russie. Le tsar se voit contraint de rendre une nouvelle fois Azov aux Ottomans tandis que la Sublime Porte (le gouvernement du sultan) réaffirme sa tutelle sur la Moldavie. Mais peu importe pour Pierre le Grand qui consacre son énergie à la guerre du Nord contre la Suède. Par le traité de Nystad du 10 septembre 1721, celle-ci redevient une puissance de second ordre. Triomphant, Pierre 1er devient officiellement « tsar de toutes les Russies ».
En 1735, sous le règne de sa nièce Anne Ivanovna, la Russie s’allie aux Habsbourg d'Autriche contre l’empire ottoman. Pour la première fois, on se prend à rêver d'un couronnement de la tsarine Anne à Sainte-Sophie, au coeur de la chrétienté orthodoxe ! Mais la résistance des Turcs incite la Suède, la Prusse et même la Pologne à leur apporter leur soutien, avec les encouragements de la France.
La convention signée à Nyssa (Nich, Serbie), le 3 octobre 1739, ne profite guère à la Russie qui obtient seulement le droit de construire un port non fortifié à Azov, avec interdiction à ses navires de naviguer en mer Noire ! La Crimée et la Moldavie restent vassales des Ottomans.
En 1768, sous le règne de l’impératrice de Catherine II, le partage de la Pologne conduit des insurgés polonais à se réfugier en Turquie. Il s'ensuit une nouvelle guerre russo-turque. Mais cette fois, les armées russes, modernes et mieux équipées, l’emportent sur les troupes ottomanes.
Catherine II parvient à faire passer sa flotte de la Baltique en Méditerranée et pousse les Grecs à se révolter. En 1770, au large de Chio, à Chesmé, sous le commandement d’Alexis Orlov, la flotte russe détruit la flotte ottomane.
Le traité signé à Koutchouk-Kaïnardji, en Bulgarie, le 21 juillet 1774 avalise la domination russe sur l’Ukraine occidentale d’aujourd’hui, la prise d’Azov et la libre circulation russe en mer Noire. Enfin, e khanat de Crimée est annexé en 1783, contraignant les Tatars à fuir vers l’empire ottoman. La Russie prend le pas sur un empire ottoman en profond déclin.
Bientôt la curée ?
Turcs et Russes
3- Deux « hommes malades »
Chacun à leur manière enfants de Byzance, Russes et Ottomans se sont affrontés pendant plus de trois siècles autour de la mer Noire. Au début du XIXe siècle, la survie de l’empire ottoman est en jeu.
À Saint-Pétersbourg, à la cour des Romanov, on commence à rêver à une reconquête de l’ancienne Constantinople : c’est le début de « la question d’Orient ».
La Russie avance ses pions
Suite aux victoires russes de la fin du XVIIIe siècle, Potemkine, l’influent conseiller de l’impératrice Catherine II, envisage de reconstituer un empire byzantin dirigé par Constantin, petit-fils de la souveraine. Il encourage les populations orthodoxes à se soulever, à commencer par celles de Moldavie et Valachie (Roumanie actuelle).
En 1787 débute une nouvelle guerre russo-turque. La Sublime Porte, en grande difficulté, est sauvée par la Révolution française qui amène l’Autriche à se retirer du conflit. La Russie signe une paix de compromis à Iassy, en Roumanie, en 1792, et se voit confirmer le Dniestr pour frontière. Parallèlement, elle poursuit son avancée au Caucase et annexe la Géorgie en 1800.
En guerre contre Napoléon 1er, le tsar Alexandre 1er en profite pour occuper à nouveau les principautés roumaines. Par le traité de Bucarest du 28 mai 1812, sous la supervision de l'illustre maréchal Koutouzov, la Russie devient le garant des principautés roumaines ainsi que de la Serbie, qui obtient son autonomie. Elle annexe aussi la Bessarabie roumanophone (événement dont est issue l’actuelle ex-république soviétique de Moldavie).
Avec la chute de Napoléon et le retour de l'autocratie, la Russie se méfie désormais des revendications autonomistes des chrétiens de l'empire ottoman, trop libéraux à son goût. Mais quand les Grecs se rebellent, dans les années 1820, Nicolas Ier ne peut faire moins que d’intervenir aux côtés des Anglais et des Français.
Par le traité d'Andrinople du 14 septembre 1829, la Russie se voit confirmer la possession de la Géorgie et obtient la libre circulation pour ses navires marchands dans les Détroits (Dardanelles et Bosphore, entre mer Égée et mer Noire).
Elle fait nommer le comte Kisseleff à la tête des provinces ottomanes de Moldavie et Valachie. Parallèlement, elle affermit son emprise sur le Caucase mais doit faire face à la résistance de l’imam Chamil à partir du Daghestan, qui perdure jusqu’en 1859.
Le ciel s'obscurcit au-dessus de la Sublime Porte. L’Algérie, nominalement sous autorité ottomane, est occupée par la France et le vice-roi d'Égypte Méhémet Ali défie le sultan.
C'en est trop pour le tsar qui veut conserver le sultan sur son trône pour l'exploiter à sa guise. Quand, en 1832, l'armée égyptienne se rapproche dangereusement d'Istamboul, la flotte russe vient mouiller dans le Bosphore afin de protéger le sultan Mahmoud II !
Modernisations hasardeuses
En 1848, le « printemps des peuples » change une nouvelle fois la donne. La Russie joue un rôle central dans la répression de mouvements nationaux qui menacent son empire. Elle intervient en Hongrie pour le compte du nouvel empereur autrichien François-Joseph et soutient la répression que mènent les Turcs dans les principautés roumaines.
Désormais, Nicolas Ier, qui pense tenir sous influence l’Autriche et la Prusse, se sent en mesure de proposer à la Grande-Bretagne un partage qui mettrait sous l’égide de l’empire russe les principautés roumaines, la Serbie, la Bulgarie et les Détroits, l’Égypte étant placée dans la sphère de l’Angleterre.
Chacun connaît la formule du tsar : « Nous avons sur les bras un homme malade, très malade, déclare Nicolas 1er à l'ambassadeur britannique Hamilton Seymour en janvier 1853, à l'occasion d'une réception à Saint-Pétersbourg. Ce serait un grand malheur s'il devait nous échapper avant que les dispositions nécessaires soient prises »
En 1852, une querelle surréaliste entre clergés catholique et orthodoxe à Bethléem, en Terre Sainte, met le feu aux poudres. L'empereur des Français Napoléon III défend le clergé latin pour se concilier le parti catholique et restaurer le rôle traditionnel de la France en Orient. De son côté, Nicolas 1er se pose en protecteur des chrétiens orthodoxes. Il en vient à déclarer la guerre à l’empire ottoman en 1853. C’est une immense erreur de calcul : le Royaume-Uni entre aussitôt en guerre contre la Russie, allié à la France. Le débarquement des troupes franco-anglaises en Crimée en 1854 est suivi par le siège de Sébastopol et une victoire finale qui se solde par un coût humain important.
Le traité de Paris en 1856 gèle l’avancée russe et neutralise la mer Noire. Il pérennise l’empire ottoman, même si les principautés roumaines ne vont par tarder à s’unir et former un État roumain davantage tourné vers la France et l’Europe que vers la Russie. Le Monténégro devient lui aussi autonome en 1858.
- la Russie au défi de la modernité
Pour la Russie, la défaite est cinglante et révèle des carences insurmontables, dans les institutions comme dans les infrastructure. Le nouveau tsar Alexandre II engage courageusement une course au progrès. Il abolit le servage et promeut l’industrialisation. Il s'ensuit un regain de tensions sociales qui se manifeste en particulier par la multiplication d’attentats terroristes dont Alexandre II lui-même sera victime.
À certains égards, la Russie semble reprendre son expansion comme si de rien n’était. Elle s’empare de l’Asie centrale, mais bute sur l’Afghanistan où elle se heurte à la zone d’influence britannique dont l’épicentre se trouve aux Indes.
Dans les Balkans, elle soutient les revendications autonomistes. Il s'ensuit en 1875 une brutale répression par les Turcs, avec le cortège habituel de massacres et de réfugiés. C'est pour la Russie un motif de relancer la guerre contre l'empire ottoman.
Son armée arrive en 1877 dans les faubourgs d’Istamboul. Par la paix de San Stefano du 20 janvier 1878, la Sublime Porte laisse la Russie étendre ses frontières jusqu’à la ville de Kars, en Anatolie orientale ; elle reconnaît l’indépendance de la Roumanie, de la Serbie, du Monténégro et d’une grande Bulgarie.
Mais une fois encore, les puissances européennes interviennent. Un congrès réuni à Berlin en 1878 démantèle la Grande Bulgarie et laisse en compensation l’Autriche-Hongrie occuper la Bosnie. La Grande Bretagne obtient l’île de Chypre et, en 1882, impose son protectorat sur l’Égypte.
- la Turquie au défi de la modernité
Alors que sa survie est en jeu, l’empire ottoman demeure actif. Dès le XVIIIe siècle, il avait commencé à s’ouvrir : une première imprimerie est construite en 1735 et des aventuriers européens viennent tenter de moderniser les armées du sultan Selim III (1789-1806).
Ces premiers embryons de réforme jettent les bases qui permettent à Mahmoud II de supprimer le corps des janissaires en 1826. Mais c’est surtout à partir du règne d’Abdülmecid Ier (1839-1861) que l’empire ottoman s’engage dans la période des réformes (les Tanzimat).
Sous la conduite de ministres réformateurs, comme Mustafa Reşid pacha puis Midhat pacha, l’État se centralise et introduit une législation inspirée de l’Europe qui proclame l’égalité de tous, indifféremment de la religion. Le rôle de la loi religieuse, la charia, est fortement réduit.
Mais la réforme coûte cher, tout comme la modernisation de l’administration, des infrastructures et plus encore de l’armée. L'État se surendette.
Parallèlement, Istamboul s’ouvre aux étrangers : le quartier de Galata-Péra devient un véritable centre européen, avec ses cafés, ses théâtres.
Des missionnaires protégés par les puissances s’installent dans l’empire et contribuent à faire renaître des nationalismes chrétiens. Grecs, Arméniens et chrétiens maronites du Liban bénéficient aussi, tout au moins pour les plus aisés d’entre eux, de conditions de vie à l’européenne.
Dans le même temps, les défaites humiliantes dans les Balkans et le Caucase ont obligé des centaines de milliers de musulmans à émigrer. Ils s’installent dans les quartiers pauvres d’Istamboul mais aussi en Anatolie orientale, où vivent déjà d’importantes populations kurdes et arméniennes.
L’empire ottoman, tout en se modernisant, est donc lui aussi profondément déstabilisé. Le mouvement des Jeunes Ottomans, autour de Namık Kemal, se réclame de la tradition musulmane pour revendiquer un régime libéral.
En 1875, en pleine crise dans les Balkans, l’empire fait banqueroute et ne peut plus rembourser ses créditeurs. Abdülaziz, au pouvoir depuis 1861, est déposé en mai 1876 au profit de son neveu Murad V. Mais il est destitué pour troubles mentaux au bout de seulement trois mois et remplacé par son frère Abdülhamid II.
La situation est dramatique : banqueroute, invasion russe et paix de San Stefano. Abdülhamid, contraint et forcé, promlgue une Constitution et la suspend presque aussitôt. Les grandes puissances occidentales obtiennent en revanche un plan de redressement de la dette qui fait passer sous le contrôle de leurs banques une large partie des revenus fiscaux de l’empire.
Abdülhamid met fin aux Tanzimat et réprime l'opposition. Il veut moderniser l’empire autour d’un modèle autocratique appuyé sur un islam conservateur. Il fait ainsi ressortir son rôle de calife à la tête de l’ensemble des musulmans, du Maghreb aux Indes en passant par l’Asie centrale. Il accueille aussi en 1892 à Istamboul le penseur Jamal al-Din al-Afghani, qui prône le retour aux origines de l'islam. Parallèlement, Abdülhamid se rapproche aussi de l’Allemagne militariste de Guillaume II.
Le cycle infernal des revendications nationales suivies de répression et de massacres continue. À la fin du siècle, c’est la question arménienne qui retient l’attention. L’Anatolie orientale, où se développe cette revendication, a une population mélangée. C’est d’autant plus une menace pour le pouvoir ottoman que le mouvement nationaliste arménien espère pouvoir obtenir l’engagement des grandes puissances, comme dans les Balkans. La Russie, de l’autre côté de la frontière, qui a ses propres populations arméniennes, pourrait être aussi tentée de jouer cette carte.
Dès les premiers désordres, de gigantesques massacres d’Arméniens de 1894 à 1896 préfigurent le génocide à venir. Abdülhamid devient dans la presse occidentale le « sultan rouge », et incarne la figure du bourreau autocrate.
Si les craintes des Ottomans sont renforcées par les prises de position des puissances européennes en faveur des Arméniens, ces dernières ne souhaitent poutant pas une désagrégation complète de l’empire qui poserait le problème du partage des dépouilles. La Russie, quant à elle, se méfie aussi du nationalisme arménien.
La chute
L’empire russe semble mettre en péril la survie de l’empire ottoman mais la réalité révèle, une nouvelle fois, leurs similitudes. Vastes territoires multiethniques, menacés par l’affirmation des principes nationaux, tous deux tentent de mettre en œuvre des réformes et maintiennent le contact avec l’Europe.
Toutefois, leur modernisation dans un cadre autoritaire et impérial, en même temps qu’elle dynamise la société, multiplie en fait turbulences et contestations radicales, tandis que les échecs s’accumulent.
En 1905, la défaite de la Russie face au Japon montre les limites de la modernisation, qui se traduit aussi par des confits interethniques, notamment au Caucase, entre Azéris et Arméniens. Elle décide alors de lancer l’ère des révolutions.
De la même manière, le mécontentement ne cesse de monter contre Abdülhamid II, en particulier au sein d’une partie des officiers de l’armée. Les « Jeunes-Turcs » connaissent l’Europe, ont des liens avec la Grande-Bretagne et la France. Ils s’organisent autour de Salonique, une ville cosmopolite avec une importante communauté juive.
Lorsqu’ils passent à l’action et se soulèvent en 1908, leur mouvement est également bien accueilli par les communautés chrétienne et arménienne en particulier. Abdülhamid est obligé de restaurer la Constitution et de leur laisser le pouvoir. En 1909, il est destitué.
Cependant, loin de stabiliser l’empire ottoman, cette situation accèlère son recul. En 1908, l’Autriche annexe officiellement la Bosnie, qu’elle occupait depuis le traité de Berlin.
L’Italie prend la Tripolitaine et les îles du Dodécanèse. Les guerres balkaniques de 1912-1913 amputent encore davantage le territoire de l’empire ottoman en Europe. Face à ces échecs, les Jeunes-Turcs évoluent vers un régime de plus en plus autoritaire.
Ils tentent d’unir l’empire autour d’un nationalisme « ottoman » auquel les populations chrétiennes et plus largement non-turques se sentent de plus en plus étrangères. Mais l’époque est aussi au développement d’un nationalisme panturc (« pantouranisme »), dont se fait notamment l’avocat Ziya Gökalp. Il s’agit d’une certaine manière du pendant au panslavisme, mettant en avant une identité culturelle des peuples turcs des Balkans à l’Asie centrale.
C’est ainsi que les empires russe et ottoman entrent tous deux dans la Première Guerre mondiale, déclenchée dans les Balkans avec l’attentat de Sarajevo. Après avoir hésité, l’empire ottoman choisit l’alliance allemande, en particulier sous l’influence de son ministre de la guerre, Enver Pacha. Les Ottomans entrent en guerre contre l’Entente regroupant l’empire russe et les empires coloniaux anglais et français. Le sultan Mehmed V déclare la guerre sainte.
Les débuts de la campagne à l’est se révèlent cependant désastreux pour les Turcs. L’avancée des troupes russes sur le front de l’Anatolie orientale, finalement bloquée, s’accompagne de massacres entre communautés en 1915-1916. De leur côté, les autorités ottomanes lancent le génocide arménien en 1915.
Toutefois, c'est l’empire russe qui s’effondre le premier en février 1917, déclenchant l’émergence des nationalismes qui vont le déchirer. En 1918, c’est au tour de l’empire ottoman d’être emporté. Les troupes anglaises et françaises s’installent à Istamboul. Le traité de Sèvres en 1920 prévoit le démantèlement de l’empire ottoman, avec un petit État turc réduit au plateau anatolien.
Ce parallélisme explique une dernière surprise de l’Histoire : l’alliance entre la République des Soviets naissante et Mustafa Kémal. Le père de la « guerre d’indépendance » turque réussit en effet à obtenir en 1920 le soutien de la République des Soviets, qui lui fournit des armes et du ravitaillement : ce soutien sera une aide précieuse pour gagner la guerre.
Russes et Turcs règlent ensemble la situation au Caucase. La Géorgie, l’Azerbaïdjan et la petite Arménie du Caucase rejoignent l’empire soviétique. En échange, la Russie soviétique laisse les troupes de Mustafa Kémal contrôler l’Anatolie orientale. L’Asie centrale ne tarde pas à passer elle aussi sous domination soviétique.
La Russie comme la Turquie sont deux nations nées sur les marges d’un même espace pour lequel elles se sont affrontées. Istamboul (Istanbul en anglais), l’ancienne Constantinople, est le point de convergence de cette rivalité. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Staline, dont l’empire arrive aux frontières de la Turquie, va relancer les vielles revendications tsaristes sur les Détroits, précipitant l’entrée de la Turquie dans l'OTAN.
Bibliographie
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