https://www.monde-diplomatique.fr/2022/05/GRESH/64659
Vers un nouvel ordre géopolitique
Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident en Ukraine
Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment.
par Alain Gresh
L’Ukraine, un affrontement planétaire entre « démocratie et autocratie », comme le proclame le président américain Joseph Biden, repris en boucle par les commentateurs et les politiques occidentaux ?
Non, rétorque la voix solitaire du journaliste américain Robert Kaplan, « même si cela peut paraître contre-intuitif ». Après tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de nombreuses années une démocratie faible, corrompue et institutionnellement sous-développée ».
Au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. « Le combat, ajoute Kaplan, porte sur quelque chose de plus large et de plus fondamental, le droit des peuples à décider de leur avenir et à se libérer de toute agression » (1). Et il remarque, ce qui est une évidence, que nombre de « dictatures » sont alliées aux États-Unis, ce que d’ailleurs il ne condamne pas.
Si, au Nord, les voix discordantes sur la guerre en Ukraine restent rares et peu audibles tant une pensée unique en temps de guerre s’est à nouveau imposée (2), elles dominent au Sud, dans ce « reste du monde » qui compose la majorité de l’humanité et qui observe ce conflit avec d’autres lunettes.
Sa vision a été synthétisée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que le monde n’accorde pas une importance égale aux vies des Noirs et des Blancs, à celles des Ukrainiens, des Yéménites ou des Tigréens, qu’il « ne traite pas la race humaine de la même manière, certains étant plus égaux que d’autres (3) ». Il en avait déjà fait le triste constat au cœur de la crise du Covid-19.
C’est une des raisons pour lesquelles un nombre significatif de pays, notamment africains, se sont abstenus sur les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant l’Ukraine — des dictatures bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et l’Inde, l’Arménie et le Mexique, le Sénégal et le Brésil (4). Et, fin avril, aucun pays non occidental ne semblait prêt à imposer des sanctions majeures contre la Russie.
Comme le fait remarquer Trita Parsi, vice-président du think tank Quincy Institute for Responsible Statecraft (Washington, DC), de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des quatre coins de la planète, les pays du Sud « compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité » (5).
Le positionnement du régime saoudien, qui refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne, est emblématique de cette distanciation. Une série de facteurs ont favorisé cette « neutralité » d’un des principaux alliés des États-Unis au Proche-Orient. D’abord, la création de l’OPEP + en 2016 (6), qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole, s’est traduite par une coordination fructueuse entre la Russie et l’Arabie saoudite, laquelle considère même cette relation comme « stratégique (7) » — diagnostic sans aucun doute bien optimiste. Les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien, le prince Khaled Ben Salman, au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, qui étaye une collaboration ancienne pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres : Israël et l’Iran, les houthistes yéménites et les Émirats arabes unis, la Turquie et les groupes kurdes…
Parallèlement, les relations entre Riyad et Washington se sont grippées. Domine dans le Golfe l’idée que les États-Unis ne sont plus un allié fiable — on rappelle leur « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 et leur retraite piteuse d’Afghanistan, leur volonté de négocier avec l’Iran sur le nucléaire sans prendre en compte les réserves de leurs alliés régionaux, leur passivité face aux attaques de drones houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes, même quand M. Donald Trump, supposé être un ami de Riyad, était encore président. L’élection de M. Biden a empoisonné le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont les services de renseignement américains attribuent la responsabilité à Mohammed Ben Salman (« MBS »), le tout-puissant prince héritier saoudien ; il avait également dénoncé la guerre menée au Yémen.
Ces engagements n’ont été suivis d’aucune inflexion de la politique de l’administration démocrate, si ce n’est le refus de M. Biden de tout contact direct avec « MBS », mais ils ont été mal reçus à Riyad. Quand le président Biden s’est finalement résigné à l’appeler, notamment pour demander une augmentation de la production pétrolière du royaume visant à pallier l’embargo contre la Russie, « MBS » n’a pas voulu le prendre au téléphone, comme l’a révélé le Wall Street Journal (8). « Pourquoi les États-Unis nous consultent-ils si tard, après tous leurs alliés occidentaux ? » « Notre soutien ne doit pas être considéré comme acquis a priori », entend-on dire à Riyad.
Et la presse saoudienne ne retient pas ses coups contre les États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant » (9).
Une ligne largement reprise au Proche-Orient et qui se déploie autour de deux séries d’arguments. D’abord, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, que celle-ci est avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est pas le respect du droit international et ne concerne donc pas le monde arabe. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il ne sert pas leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position (10) ».
L’autre ligne d’argumentation des médias arabes dénonce le double langage des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ? Crimes de guerre ? Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, sont-ils les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas aussi utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore (11), des projectiles à uranium appauvri ? Les crimes de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés sans jamais aboutir à des inculpations — et ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens de reconnaître que, pour l’instant, les destructions infligées à ces deux pays dépassent de loin celles qu’ils subissent tragiquement.
M. Vladimir Poutine devrait être traîné devant la Cour pénale internationale ? Mais Washington n’a toujours pas ratifié le statut de cette cour ! Ironique, un éditorialiste remarque (12) que, en 2003, The Economist avait fait sa « une », après l’invasion de l’Irak, avec une photographie en couleurs de George W. Bush en titrant « Maintenant le lancement de la paix » (« Now, the waging of peace ») ; en revanche, l’hebdomadaire des milieux d’affaires met aujourd’hui en couverture une photographie de M. Poutine en noir, un char à la place du cerveau, avec ce titre : « Où s’arrêtera-t-il ? ».
La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive au Proche-Orient, mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés (13). » La prestation du président Volodymyr Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », en a indigné plus d’un, sans d’ailleurs qu’il obtienne le soutien attendu de Tel-Aviv, attaché à ses relations étroites avec Moscou (14). Enfin, le traitement différencié accordé aux réfugiés ukrainiens, blancs et européens par rapport à ceux du « reste du monde », asiatiques, maghrébins et subsahariens, a suscité une ironie amère au Proche-Orient, comme dans tout le Sud.
On dira que ce n’est pas nouveau, que les opinions (et les médias) arabes ont toujours été antioccidentales, que la « rue arabe », comme on la qualifie parfois de manière méprisante dans les chancelleries européennes et nord-américaines, ne pèse pas grand-chose. Après tout, lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraîner dans la guerre aux côtés des États-Unis, à rebours de leurs populations. Dans le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays, même quand ils sont des alliés de longue date de Washington, ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam, et pas seulement l’Arabie saoudite. Le 28 février, le ministre des affaires étrangères émirati Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane a rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou et a salué les liens étroits entre les deux pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonction bien peu diplomatique des ambassadeurs du G7 au Caire de condamner l’invasion russe. Même le Maroc, allié fidèle de Washington, était opportunément « aux abonnés absents » lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars sur l’Ukraine.
Dans le même temps, avec leurs dizaines de milliers de soldats positionnés dans le Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats arabes unis, la présence de la Ve flotte, les États-Unis restent un acteur majeur dans la région qu’il peut se révéler risqué de négliger, voire de contrarier. D’autant que ce positionnement de divers pays arabes, comme plus largement celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une nouvelle organisation du monde ou d’une opposition stratégique au Nord — comme celle pratiquée par le Mouvement des non-alignés dans les années 1960 et 1970, allié au « camp socialiste » — mais au nom de ce qu’ils perçoivent être leurs propres intérêts. On pourrait, paraphrasant le Britannique lord Gladstone, affirmer que, dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée. Les revers de la Russie et les sanctions qui lui sont imposées amèneront-ils certains d’entre eux à infléchir leur complaisance à l’égard de Moscou ?
Alors que s’estompent les lignes de partage idéologiques d’antan, que les promesses d’un « nouvel ordre international » faites par Washington au lendemain de la première guerre du Golfe se sont englouties dans les déserts irakiens, un monde multipolaire émerge dans le chaos. Il offre une marge de manœuvre élargie au « reste du monde ». Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort.
par Alain Gresh
L’Ukraine, un affrontement planétaire entre « démocratie et autocratie », comme le proclame le président américain Joseph Biden, repris en boucle par les commentateurs et les politiques occidentaux ?
Non, rétorque la voix solitaire du journaliste américain Robert Kaplan, « même si cela peut paraître contre-intuitif ». Après tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de nombreuses années une démocratie faible, corrompue et institutionnellement sous-développée ».
Au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. « Le combat, ajoute Kaplan, porte sur quelque chose de plus large et de plus fondamental, le droit des peuples à décider de leur avenir et à se libérer de toute agression » (1). Et il remarque, ce qui est une évidence, que nombre de « dictatures » sont alliées aux États-Unis, ce que d’ailleurs il ne condamne pas.
Si, au Nord, les voix discordantes sur la guerre en Ukraine restent rares et peu audibles tant une pensée unique en temps de guerre s’est à nouveau imposée (2), elles dominent au Sud, dans ce « reste du monde » qui compose la majorité de l’humanité et qui observe ce conflit avec d’autres lunettes.
Sa vision a été synthétisée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que le monde n’accorde pas une importance égale aux vies des Noirs et des Blancs, à celles des Ukrainiens, des Yéménites ou des Tigréens, qu’il « ne traite pas la race humaine de la même manière, certains étant plus égaux que d’autres (3) ». Il en avait déjà fait le triste constat au cœur de la crise du Covid-19.
C’est une des raisons pour lesquelles un nombre significatif de pays, notamment africains, se sont abstenus sur les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant l’Ukraine — des dictatures bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et l’Inde, l’Arménie et le Mexique, le Sénégal et le Brésil (4). Et, fin avril, aucun pays non occidental ne semblait prêt à imposer des sanctions majeures contre la Russie.
Comme le fait remarquer Trita Parsi, vice-président du think tank Quincy Institute for Responsible Statecraft (Washington, DC), de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des quatre coins de la planète, les pays du Sud « compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité » (5).
Le positionnement du régime saoudien, qui refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne, est emblématique de cette distanciation. Une série de facteurs ont favorisé cette « neutralité » d’un des principaux alliés des États-Unis au Proche-Orient. D’abord, la création de l’OPEP + en 2016 (6), qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole, s’est traduite par une coordination fructueuse entre la Russie et l’Arabie saoudite, laquelle considère même cette relation comme « stratégique (7) » — diagnostic sans aucun doute bien optimiste. Les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien, le prince Khaled Ben Salman, au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, qui étaye une collaboration ancienne pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres : Israël et l’Iran, les houthistes yéménites et les Émirats arabes unis, la Turquie et les groupes kurdes…
Parallèlement, les relations entre Riyad et Washington se sont grippées. Domine dans le Golfe l’idée que les États-Unis ne sont plus un allié fiable — on rappelle leur « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 et leur retraite piteuse d’Afghanistan, leur volonté de négocier avec l’Iran sur le nucléaire sans prendre en compte les réserves de leurs alliés régionaux, leur passivité face aux attaques de drones houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes, même quand M. Donald Trump, supposé être un ami de Riyad, était encore président. L’élection de M. Biden a empoisonné le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont les services de renseignement américains attribuent la responsabilité à Mohammed Ben Salman (« MBS »), le tout-puissant prince héritier saoudien ; il avait également dénoncé la guerre menée au Yémen.
Ces engagements n’ont été suivis d’aucune inflexion de la politique de l’administration démocrate, si ce n’est le refus de M. Biden de tout contact direct avec « MBS », mais ils ont été mal reçus à Riyad. Quand le président Biden s’est finalement résigné à l’appeler, notamment pour demander une augmentation de la production pétrolière du royaume visant à pallier l’embargo contre la Russie, « MBS » n’a pas voulu le prendre au téléphone, comme l’a révélé le Wall Street Journal (8). « Pourquoi les États-Unis nous consultent-ils si tard, après tous leurs alliés occidentaux ? » « Notre soutien ne doit pas être considéré comme acquis a priori », entend-on dire à Riyad.
Et la presse saoudienne ne retient pas ses coups contre les États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant » (9).
Une ligne largement reprise au Proche-Orient et qui se déploie autour de deux séries d’arguments. D’abord, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, que celle-ci est avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est pas le respect du droit international et ne concerne donc pas le monde arabe. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il ne sert pas leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position (10) ».
L’autre ligne d’argumentation des médias arabes dénonce le double langage des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ? Crimes de guerre ? Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, sont-ils les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas aussi utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore (11), des projectiles à uranium appauvri ? Les crimes de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés sans jamais aboutir à des inculpations — et ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens de reconnaître que, pour l’instant, les destructions infligées à ces deux pays dépassent de loin celles qu’ils subissent tragiquement.
M. Vladimir Poutine devrait être traîné devant la Cour pénale internationale ? Mais Washington n’a toujours pas ratifié le statut de cette cour ! Ironique, un éditorialiste remarque (12) que, en 2003, The Economist avait fait sa « une », après l’invasion de l’Irak, avec une photographie en couleurs de George W. Bush en titrant « Maintenant le lancement de la paix » (« Now, the waging of peace ») ; en revanche, l’hebdomadaire des milieux d’affaires met aujourd’hui en couverture une photographie de M. Poutine en noir, un char à la place du cerveau, avec ce titre : « Où s’arrêtera-t-il ? ».
La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive au Proche-Orient, mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés (13). » La prestation du président Volodymyr Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », en a indigné plus d’un, sans d’ailleurs qu’il obtienne le soutien attendu de Tel-Aviv, attaché à ses relations étroites avec Moscou (14). Enfin, le traitement différencié accordé aux réfugiés ukrainiens, blancs et européens par rapport à ceux du « reste du monde », asiatiques, maghrébins et subsahariens, a suscité une ironie amère au Proche-Orient, comme dans tout le Sud.
On dira que ce n’est pas nouveau, que les opinions (et les médias) arabes ont toujours été antioccidentales, que la « rue arabe », comme on la qualifie parfois de manière méprisante dans les chancelleries européennes et nord-américaines, ne pèse pas grand-chose. Après tout, lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraîner dans la guerre aux côtés des États-Unis, à rebours de leurs populations. Dans le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays, même quand ils sont des alliés de longue date de Washington, ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam, et pas seulement l’Arabie saoudite. Le 28 février, le ministre des affaires étrangères émirati Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane a rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou et a salué les liens étroits entre les deux pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonction bien peu diplomatique des ambassadeurs du G7 au Caire de condamner l’invasion russe. Même le Maroc, allié fidèle de Washington, était opportunément « aux abonnés absents » lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars sur l’Ukraine.
Dans le même temps, avec leurs dizaines de milliers de soldats positionnés dans le Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats arabes unis, la présence de la Ve flotte, les États-Unis restent un acteur majeur dans la région qu’il peut se révéler risqué de négliger, voire de contrarier. D’autant que ce positionnement de divers pays arabes, comme plus largement celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une nouvelle organisation du monde ou d’une opposition stratégique au Nord — comme celle pratiquée par le Mouvement des non-alignés dans les années 1960 et 1970, allié au « camp socialiste » — mais au nom de ce qu’ils perçoivent être leurs propres intérêts. On pourrait, paraphrasant le Britannique lord Gladstone, affirmer que, dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée. Les revers de la Russie et les sanctions qui lui sont imposées amèneront-ils certains d’entre eux à infléchir leur complaisance à l’égard de Moscou ?
Alors que s’estompent les lignes de partage idéologiques d’antan, que les promesses d’un « nouvel ordre international » faites par Washington au lendemain de la première guerre du Golfe se sont englouties dans les déserts irakiens, un monde multipolaire émerge dans le chaos. Il offre une marge de manœuvre élargie au « reste du monde ». Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort.
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Alain Gresh
Directeur des journaux en ligne OrientXXI.info et AfriqueXXI.info
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NOTES
(1) Robert D. Kaplan, « To save democracy, we need a few good dictators », Bloomberg, 1er avril 2022.
(2) Lire Pierre Rimbert, « Événement total, crash éditorial », Le Monde diplomatique, mars 2022.
(3) Cité dans « Ukraine attention shows bias against black lives, WHO chief says », British Broadcasting Corporation (BBC), 14 avril 2022.
(4) Nous n’entrons pas dans le débat de ce qu’est une démocratie, mais nous évoquons ici des pays où se tiennent des élections régulières et concurrentielles.
(5) Trita Parsi, « Why non-Western countries tend to see Russia’s war very, very differently », Quincy Institute for Responsible Statecraft, 11 avril 2022.
(6) Regroupement entre les pays membres de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) et dix autres producteurs, dont la Russie et le Mexique.
(7) Konstantin Truevtsev, « Russia’s new Middle East strategy : Countries and focal points » (PDF), Valdai Discussion Club, février 2022. Valdai est un think tank russe de politique internationale.
(8) « Guerre d’Ukraine. Le jeu d’équilibre risqué de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis », Orient XXI, 22 mars 2022.
(9) Cité par BBC Monitoring - Saudi Arabia, Londres, 8 mars 2022.
(10) Cité par Mideast Mirror, Londres, 7 avril 2022.
(11) Lire, par exemple, Maria Wimmer, « Du phosphore blanc sur Fallouja », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
(12) Al-Quds Al-Arabi, Londres, cité par Mideast Mirror, 3 mars 2022.
(13) Ibid.
(14) Cf. Sylvain Cypel, « Les raisons de la complaisance israélienne envers la Russie », Orient XXI, 24 mars 2022.
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Ayant séjourné en Algérie de 1943 à 1961, y ayant exercé en qualité d'instituteur dans les monts du Hodna, j'ai conservé pour ce pays et pour son peuple à la fois intérêt et sympathie, ce qui explique ma lecture d'un quotidien en langue francaise tel que " Le soir d'Algérie".
S'agissant de la guerre engagée en Ukraine par V.Poutine, l'analyse qui suit me semble présenter le conflit dans une perspective géopolitique intéressante, en ce sens qu'elle établit les responsabilités partagées des camps en présence.
Je concède volontiers, à ce propos, que mes origines en partie ukrainiennes me font pencher pour une indépendance pleine et entière de l'Ukraine, ce qui signifie son non-alignement absolu par rapport aux deux blocs hérités d'une guerre froide que l'on croyait disparue.
J.M
JOURNAL " Le soir d'Algérie"
Rubrique KIOSQUE ARABE
Les avers ukrainiens et leurs revers
AHMED HALLI PUBLIÉ 21-03-2022, 11:00
La guerre en Ukraine, une vraie guerre avec ses répercussions internationales inévitables, passionne les Algériens, comme en témoignent les débats houleux sur les réseaux sociaux. Quant au ciel, il peut attendre, selon la formule consacrée, puisque, à en croire les deux camps, Dieu serait du seul côté où il doit être, c’est-à-dire qu'il est avec la Russie et l'Ukraine en même temps. Ce qui n'est pas impossible pour Dieu, vu qu'il a le don d'ubiquité en plus de tous ses autres attributs, et l'histoire fourmille d'exemples où des belligérants ont mis Dieu de leur côté. Comme il est très difficile de rester neutre et que les Algériens ne connaissant pas ce mot et ignorent la distanciation, la pandémie en a apporté la preuve, le pays est divisé en deux, aussi. Débat : et puis d'abord, que vient faire l'OTAN, survivance de la guerre froide et créée par les USA pour, soi-disant, contenir l'expansion communiste qui n'existe plus depuis belle lurette. Alors, pourquoi vouloir à tout prix s'installer en Ukraine, sur le flanc de la Russie, pourrions-nous objecter en tant qu'Algériens qui n'oublions pas que l'OTAN a soutenu l'armée française. Nous n'oublions pas aussi que la Turquie, bien aimée de nos islamistes, était alors membre de l'OTAN, comme elle l'est toujours, et qu'elle a été parmi les derniers à reconnaître notre pays. Et pour cause.
Autre argument en faveur de Vladimir Poutine : en 1962, les États-Unis, créateurs de l'OTAN, avaient menacé de déclencher une guerre mondiale si l'URSS ne retirait pas ses fusées de Cuba. Pourquoi la Russie ne se sentirait-elle pas visée quand une alliance militaire hostile, pour ne pas dire ennemie, veut s'installer en Ukraine, pays immensément plus important pour la Russie ? En tout cas plus important que ne l'était Cuba pour les Américains, et encore plus important que ne l'est présentement le Maroc, nouveau danger à nos frontières, pour la sécurité d'Israël. Devant ce faisceau de preuves et non de présomptions, les anti-Poutine font valoir que le maître incontesté de la Russie n'est pas un fervent démocrate, encore moins un parangon de vertu. Ce que nous leur concédons volontiers, mais encore faut-il s'interroger désormais sur certaines réalités peu reluisantes de ces démocraties occidentales, au vu de l'actualité récente. Cela dit, il y a une guerre où l'armée russe a envahi l'Ukraine, et dans une guerre moderne, menée avec de grands moyens qui font beaucoup de victimes, sans compter les dégâts matériels. Il faut aussi évaluer les répercussions de cette guerre sur les économies des autres pays, car il ne faut pas oublier que si le prix du pétrole augmente, celui du blé flambe également.
Certains confrères ont tôt fait de relativiser la satisfaction engendrée par l'augmentation des prix du pétrole et du gaz, en signalant les retombées négatives de cette guerre sur la facture alimentaire. D'ores et déjà, un pays comme l'Égypte, encore plus dépendant que nous pour sa subsistance, au point que les autorités envisagent de fixer un prix plafond à ce type de pain à prix libre. Mais derrière cette mesure se profile une autre qui pourrait être encore plus néfaste pour la paix sociale puisqu'il s'agit de la révision des mécanismes du soutien au prix du pain dit «baladi». Ce pain de large consommation est vendu à un prix soutenu (5 centimes de livres) et il n'a pas varié depuis les années quatre-vingt, rappelle le quotidien londonien Al-Charq Alawsat. Le journal s'intéresse aux conséquences sur les pays arabes de la hausse du prix du blé et se fait l'écho des prévisions alarmistes de la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Celle-ci a affirmé que les répercussions de la guerre en Ukraine allaient être semblables à un séisme, avec des effets sur le monde entier, et en particulier sur les pays les plus pauvres. La directrice de l'instance monétaire mondiale a affirmé que cette guerre allait provoquer la diminution de la croissance et une hausse rapide de l'inflation dans toutes les régions du monde.
Toutefois, la guerre d'Ukraine a aussi révélé un autre visage de l'Europe et de l'Occident en général, celui hideux du racisme longtemps camouflé par la feuille de vigne de l'humanisme. Oui, le monde, et notamment son tiers appauvri, a connu ces dernières années une certaine Europe ouvrant ses frontières aux réfugiés syriens, en particulier, mais le masque est tombé. On a eu la révélation d'une Europe pratiquant un humanisme à la carte, une ségrégation ethnique opérant une distinction entre réfugiés d'origine arabe et africaine et réfugiés ukrainiens. Sammy Al-Behiri, chroniqueur égyptien du site libanais Shaffaf, très récemment sur ce racisme qui se manifeste au grand jour dans la plupart des pays d'Europe sous influence. Selon qu'il soit doctrinaire ou impulsif, ce racisme est surtout perceptible dans les médias, principalement sur les chaînes de télévision, et il en donne un aperçu : «Ces gens sont des citoyens européens et non pas des Moyen-Orientaux ou des Africains.» Ou bien : «Ces gens sont des citoyens comme nous, comme nos voisins, et ils ne sont pas d'Afrique du Nord.» D'un présentateur célèbre de la chaîne américaine CBS : «Ce sont des Européens, ils nous ressemblent et ce n'est pas l'Ukraine qui devrait vivre ça, l'Ukraine n'est pas l'Irak ou l'Afghanistan, c'est un pays civilisé.»
Suit une série d'appréciations de la même veine, insistant sur «l'importance qu'il y a à avoir le teint roux et les yeux bleus», comme le proclame le titre que notre confrère consacre à ce sujet. Mais sa conclusion est aussi intéressante puisqu'il rappelle que le racisme n'est pas propre à un pays ou à un continent, et qu'il est la maladie la mieux partagée de l'univers. Il rappelle que lui-même a refusé de serrer la main d'un jeune Juif, dans ses dernières années d'adolescence, alors qu'il voyageait en Europe, ce qui n'était ni plus ni moins que du racisme. N'avons-nous pas vécu le racisme, sous maquillage régionaliste, et le racisme, souvent exprimé publiquement envers les immigrés clandestins venus des pays du sud du Sahara ?
A. H.
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https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/conflit-ideologique-ou-geopolitique-que-nous-raconte-kiev-77892
Par Soufiane Djilali, président de Jil Jadid
Depuis la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques rares conflits armés, dont celui de la Serbie, ont secoué le continent européen. Les guerres ouvertes, l’envahissement de pays entiers, les destructions massives, l’embargo, le terrorisme… ont concerné essentiellement les pays arabes et islamiques, allant géographiquement du Maghreb à l’Asie en passant par la Syrie, l’Irak, l’Iran, le Yémen ou l’Afghanistan, et la liste est loin d’être exhaustive.
L’immense émotion populaire qui a saisi l’Occident devant le spectacle de la guerre en Ukraine est compréhensible. La Russie vient, tout comme les alliés de l’Otan se le sont permis à plusieurs reprises, de transgresser les «règles de la communauté internationale» qui ne s’appliquent, à l’évidence, qu’aux plus faibles. Toutes les guerres devraient être condamnées ; mais, mieux encore, l’humanité devrait s’interroger : pourquoi celles-ci sont déclenchées et selon quelle logique ?
C’est ainsi que le refus moral de la guerre ne devrait pas nous dispenser de la recherche, avec objectivité, si tant est que cela soit possible, des causes qui en sont à l’origine ; ces mêmes causes qui ont déjà été à l’œuvre, par ailleurs, dans de nombreux autres conflits meurtriers ces dernières décennies, sans susciter, pour autant, l’émoi ou la compassion que nous voyons aujourd’hui.
Le «deux poids, deux mesures» dans le traitement médiatique, politique, économique et diplomatique des évènements, selon les acteurs incriminés, discrédite, toutefois, le discours des dirigeants du monde qui, aux yeux des habituelles victimes des rapports de force entre les puissances, ne peut être que perçu comme cynique et pervers, voire raciste.
Bien entendu, il est vrai qu’au moment où les armes parlent, il faut, avant d’aller chercher le sens des événements, faire en sorte d’éviter qu’il y ait encore plus de victimes, plus de morts, plus de destruction.
D’ailleurs, cette volonté de rétablir la paix ne devrait pas s’arrêter à la seule Ukraine. Actuellement, et au même instant, de trop nombreux pays sont l’objet de guerres meurtrières et destructrices, sans compter tous ces peuples déjà traumatisés par des centaines de milliers, voire des millions de morts, sans que «la communauté internationale», aujourd’hui offusquée – à juste titre —, se détermine autrement que par l’indifférence, la complicité, ou pire, en avoir été directement la cause.
Cela dit, il est aussi important de comprendre les raisons politiques qui ont mené à ces conflits pour, peut-être, essayer de mieux s’en prémunir à l’avenir. C’est le sens de cette contribution dont la motivation essentielle est de favoriser une réflexion de raison, pour sortir des passions émotionnelles et pour entrevoir quel pourrait être le destin du monde dans lequel s’inscrirait l’avenir de notre pays.
La guerre en Ukraine n’est en rien un conflit entre deux pays, même si elle en revêt l’apparence. Il est vrai que depuis la révolution de Maïdan, la crise s’est installée en Crimée et au Donbass, régions ethniquement et culturellement différentes de l’ouest de l’Ukraine. Une guerre larvée y est entretenue depuis 2015. Et si les accords de Minsk, parrainés par la Russie, l’Allemagne et la France, n’ont pu aboutir à la paix et à la stabilité, c’est qu’au fond, la situation actuelle est bien plus compliquée. En fait, elle est l’aboutissement d’une contradiction fondamentale entre deux visions du monde, deux volontés de puissance, deux philosophies de vie qui sont entrées en dissonance.
En effet, il y a, d’une part, l’idée d’une mondialisation menée à la hussarde sous l’autorité américaine depuis l’effondrement de l’ex-URSS. Celle-ci projette une forme unique de civilisation où les nations ne seront plus qu’un souvenir et où l’humanité deviendrait, pour l’essentiel, uniforme, harmonisée par les forces du marché, régulée par la technocratie financière et s’appuyant sur une aristocratie mondialisée. Cette forme de gouvernance assurerait ainsi au monde entier, selon ses promoteurs, la prospérité et la paix, garanties par un imperium éclairé. La postmodernité technologique, culturelle et biologique, voire transhumaniste serait l’assise de ce projet de société.
En face, c’est un monde multipolaire, avec des nations souveraines et des cultures diverses, qui est l’attrait dominant ; un monde où les volontés politiques de chaque peuple seraient régulées par un droit international multilatéral, négocié au gré des dynamiques économiques, financières, sécuritaires et culturelles à l’image de l’ordre westphalien étendu au monde entier.
L’Occident, qui a régné impérialement sur le monde depuis au moins la chute de l’ex- URSS, avec l’euphorie de la prochaine «fin de l’histoire», se heurte, désormais, à une série d’obstacles tant internes qu’externes et déroule, de ce fait, avec de plus en plus de difficultés, sa feuille de route. Pour atteindre son but, l’Occident mondialiste doit pouvoir contrôler l’espace géographique, ainsi que l’ensemble des ressources vitales de la planète et surtout neutraliser, par le soft power ou, au besoin, par les armes, toute résistance à son projet. Il en a été ainsi pour les guerres successives et multiples menées à travers tous les continents depuis des décennies et dont le but était, au-delà des besoins économiques ou même de simples considérations de leadership, une mondialisation idéologique d’essence quasi religieuse.
Le droit, la liberté, la démocratie, les droits de l’Homme, fleurons de la civilisation européenne, sont, dans la forme, les principes et valeurs sur lesquels devrait fonctionner un monde libéral et globalisé avec une gouvernance unifiée. Cependant, en attendant de réaliser le projet mondialiste ainsi défini et surtout le sécuriser, il devient nécessaire, pour ses maîtres d’œuvre, de transgresser leurs propres idéaux. Ainsi, il devient naturel et moral d’appliquer de douloureuses sanctions, voire engager des guerres totales contre les réticents, et surtout contre les fers de lance du projet adverse, celui du multilatéralisme. Au besoin, une application impitoyable et punitive de la logique de la responsabilité collective devient «légitime» face à des pays tiers, malgré l’innocence des populations. L’embargo sur les ressources vitales pour les récalcitrants, entraînant des famines et une mortalité infantile considérable, devient un acte «juste et nécessaire» !
La Chine, par son potentiel économique, et la Russie, par sa puissance militaire et ses réserves de matières premières, constituent, à l’évidence, une menace directe à la réalisation de cette mondialisation unipolaire sous couleurs occidentales. C’est que de nombreux peuples peuvent rechercher auprès d’eux une sécurité et une garantie de survie lorsqu’ils doivent faire face à une implacable realpolitik occidentale matérialiste et rationaliste et qui dénie, au final, tout particularisme culturel et civilisationnel qui ne s’inscrit pas dans sa vision du monde.
Si ces deux pays phares, épaulés par l’Inde et d’autres pays démographiquement plus modestes, mais potentiellement puissants, devaient réussir leur indépendance politique et économique pour protéger leur souveraineté et leur identité, ils pourraient faire échouer, à l’évidence, la finalisation de l’œuvre mondialiste.
C’est que le mondialisme, à l’image du parti unique, ne peut souffrir la présence d’un projet concurrent, alors que le monde multipolaire intègre, par définition, la multiplicité des projets.
Le conflit mondialisme versus souverainisme ne se limite pas à une confrontation de nations appartenant aux deux bords, mais s’est infiltré très largement à l’intérieur même de la sphère occidentale. La montée des conservateurs aux USA et de l’extrême droite identitaire en Europe en est l’un des symptômes les plus visibles. Il faut bien comprendre que ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas les valeurs occidentales dites judéo-chrétiennes ni même le libéralisme économique en soi mais un projet d’ordre métaphysique voué à ordonner l’ensemble de l’humanité dans une éthique individualiste, utilitariste, matérialiste et élitiste.
Ainsi, le conflit en Ukraine aujourd’hui ne doit pas être assimilé, dans ce contexte, à une rupture entre Occident et Orient mais à une crise entre un certain Occident mondialiste et le reste du monde attaché à son identité et à ses valeurs traditionnelles.
La montée en puissance du couple sino-russe et son rapprochement politique sous forme d’alliance stratégique deviennent donc inacceptables pour l’empire unique en gestation. Ses promoteurs agissent, depuis l’effondrement de l’URSS, de manière obsessionnelle, pour neutraliser, par de multiples manœuvres directes ou périphériques, les potentiels autres pôles géopolitiques.
Recherchant sans relâche la sécurité totale au profit des partenaires du projet mondialiste, l’empire atlantiste met ses adversaires dans une situation d’insécurité chronique tout en utilisant le bâton et la carotte pour les pousser à intégrer les règles du système qui cherche à installer son hégémonie absolue.
Le problème est que la sécurité absolue pour les uns signifie l’insécurité absolue pour les autres ; la conséquence paradoxale et finale de cette équation étant l’insécurité pour tous !
Toutes les guerres sont à condamner. Toutefois, la vérité est que la condamnation ne sert à rien si, par ailleurs, les conditions du conflit sont soigneusement préparées par ceux-là mêmes qui s’en offusquent.
La Russie avait, à plusieurs reprises, exigé la neutralité de l’Ukraine comme gage de bonne volonté de l’Otan. Cette dernière a déclaré, quant à elle, qu’il était du droit de chacun de se positionner politiquement à sa guise, quitte à représenter une menace pour l’autre. Autrement dit, l’Otan avait le droit de mettre en joue la Russie à partir de l’Ukraine, soit 3 minutes de trajectoire d’un missile nucléaire dirigé sur Moscou. Jugeant qu’elle était en danger de mort, il ne restait plus à la Russie que de provoquer le sanglant conflit pour s’extraire de ce qu’elle considère être une menace vitale.
Faudrait-il, pour comprendre cette attitude, citer le cas des guerres préventives pour cause de menace sur la sécurité nationale lorsque les USA ont lancé leur offensive, sans l’accord de l’ONU, contre l’Afghanistan ou l’Irak ? Faudrait-il revenir sur les incessants harcèlements militaires d’Israël contre l’Iran, la Syrie ou le Liban et ce, pour le même motif, sans soulever l’ire de la «communauté internationale» ? Est-il utile d’invoquer les nombreux envahissements de territoires appartenant à d’autres peuples sans que cela fasse brancher les tuteurs du monde? Les Palestiniens ou les Sahraouis en savent quelque chose !
Au lieu d’hystériser le débat et de passer aux menaces, il aurait fallu apaiser les tensions, écouter et discuter avec ceux qui contestent un système sécuritaire menaçant pour les rassurer avec des gages négociés de part et d’autre qui auraient permis à tous sécurité et paix.
L’esprit du dialogue n’était malheureusement pas là, bien au contraire. Le rapport de force a primé. La raison de tout cela est que le fond du problème est voilé. Signer un traité de paix entre l’Otan et la Russie traitant de la sécurité militaire, territoriale, énergétique et économique aurait été tellement plus logique et plus rentable pour tous. Si cela n’a pas été fait, c’est que les enjeux étaient plus grands que la paix en Europe et dans le monde. Le peuple ukrainien a été sacrifié sur l’autel de la géopolitique du mondialisme.
À ce stade de la crise, le monde n’a plus que deux issues possibles : l’effondrement d’une Russie isolée et mise au ban des nations avec comme contrecoup la mise en place d’un mondialisme assumé, ou bien alors un effet de rupture entre l’empire occidental, tel qu’il se présente aujourd’hui, et une Eurasie solidaire avec un couple sino-soviétique renforcé et institué en contre-pouvoir mondial.
Dans le premier cas, un pouvoir unipolaire hégémonique contrôlera le monde qui finira cependant par sombrer progressivement dans l’anarchie et le chaos, les peuples anthropologiquement incapables de s’y soumettre finiront par se révolter. Dans le second, le monde multipolaire intégrera un Occident nécessaire à l’équilibre général mais qui aura, forcément, abandonné son projet mondialiste. La démocratie, l’État de droit et les libertés, enfantés par ce même Occident, seront alors conjugués à la souveraineté des nations et à la diversité culturelle.
Les valeurs de démocratie, de liberté et de paix ont besoin, pour devenir une réalité, d’un ordre mondial négocié, avec des institutions fortes dans lesquelles des contrepouvoirs effectifs s’organisent. C’était l’invention de l’Occident !
Une loi internationale légitime, prenant en considération les intérêts de toutes les nations et s’appliquant à tous les pays devrait organiser un monde multipolaire, dénucléarisé et soucieux de l’avenir de l’humanité, qui, elle, est, de toutes les façons, assignée à résidence sur cette planète tellement maltraitée jusqu’ici.
L’issue de la guerre en Ukraine et surtout ses conséquences sécuritaires, financières, énergétiques, économiques et sociales chez l’ensemble des belligérants définiront notre monde pour les décennies à venir.
Nous sommes, assurément, à la veille d’un autre monde !
S. D.
S'agissant de la guerre engagée en Ukraine par V.Poutine, l'analyse qui suit me semble présenter le conflit dans une perspective géopolitique intéressante, en ce sens qu'elle établit les responsabilités partagées des camps en présence.
Je concède volontiers, à ce propos, que mes origines en partie ukrainiennes me font pencher pour une indépendance pleine et entière de l'Ukraine, ce qui signifie son non-alignement absolu par rapport aux deux blocs hérités d'une guerre froide que l'on croyait disparue.
J.M
JOURNAL " Le soir d'Algérie"
Rubrique KIOSQUE ARABE
Les avers ukrainiens et leurs revers
AHMED HALLI PUBLIÉ 21-03-2022, 11:00
La guerre en Ukraine, une vraie guerre avec ses répercussions internationales inévitables, passionne les Algériens, comme en témoignent les débats houleux sur les réseaux sociaux. Quant au ciel, il peut attendre, selon la formule consacrée, puisque, à en croire les deux camps, Dieu serait du seul côté où il doit être, c’est-à-dire qu'il est avec la Russie et l'Ukraine en même temps. Ce qui n'est pas impossible pour Dieu, vu qu'il a le don d'ubiquité en plus de tous ses autres attributs, et l'histoire fourmille d'exemples où des belligérants ont mis Dieu de leur côté. Comme il est très difficile de rester neutre et que les Algériens ne connaissant pas ce mot et ignorent la distanciation, la pandémie en a apporté la preuve, le pays est divisé en deux, aussi. Débat : et puis d'abord, que vient faire l'OTAN, survivance de la guerre froide et créée par les USA pour, soi-disant, contenir l'expansion communiste qui n'existe plus depuis belle lurette. Alors, pourquoi vouloir à tout prix s'installer en Ukraine, sur le flanc de la Russie, pourrions-nous objecter en tant qu'Algériens qui n'oublions pas que l'OTAN a soutenu l'armée française. Nous n'oublions pas aussi que la Turquie, bien aimée de nos islamistes, était alors membre de l'OTAN, comme elle l'est toujours, et qu'elle a été parmi les derniers à reconnaître notre pays. Et pour cause.
Autre argument en faveur de Vladimir Poutine : en 1962, les États-Unis, créateurs de l'OTAN, avaient menacé de déclencher une guerre mondiale si l'URSS ne retirait pas ses fusées de Cuba. Pourquoi la Russie ne se sentirait-elle pas visée quand une alliance militaire hostile, pour ne pas dire ennemie, veut s'installer en Ukraine, pays immensément plus important pour la Russie ? En tout cas plus important que ne l'était Cuba pour les Américains, et encore plus important que ne l'est présentement le Maroc, nouveau danger à nos frontières, pour la sécurité d'Israël. Devant ce faisceau de preuves et non de présomptions, les anti-Poutine font valoir que le maître incontesté de la Russie n'est pas un fervent démocrate, encore moins un parangon de vertu. Ce que nous leur concédons volontiers, mais encore faut-il s'interroger désormais sur certaines réalités peu reluisantes de ces démocraties occidentales, au vu de l'actualité récente. Cela dit, il y a une guerre où l'armée russe a envahi l'Ukraine, et dans une guerre moderne, menée avec de grands moyens qui font beaucoup de victimes, sans compter les dégâts matériels. Il faut aussi évaluer les répercussions de cette guerre sur les économies des autres pays, car il ne faut pas oublier que si le prix du pétrole augmente, celui du blé flambe également.
Certains confrères ont tôt fait de relativiser la satisfaction engendrée par l'augmentation des prix du pétrole et du gaz, en signalant les retombées négatives de cette guerre sur la facture alimentaire. D'ores et déjà, un pays comme l'Égypte, encore plus dépendant que nous pour sa subsistance, au point que les autorités envisagent de fixer un prix plafond à ce type de pain à prix libre. Mais derrière cette mesure se profile une autre qui pourrait être encore plus néfaste pour la paix sociale puisqu'il s'agit de la révision des mécanismes du soutien au prix du pain dit «baladi». Ce pain de large consommation est vendu à un prix soutenu (5 centimes de livres) et il n'a pas varié depuis les années quatre-vingt, rappelle le quotidien londonien Al-Charq Alawsat. Le journal s'intéresse aux conséquences sur les pays arabes de la hausse du prix du blé et se fait l'écho des prévisions alarmistes de la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Celle-ci a affirmé que les répercussions de la guerre en Ukraine allaient être semblables à un séisme, avec des effets sur le monde entier, et en particulier sur les pays les plus pauvres. La directrice de l'instance monétaire mondiale a affirmé que cette guerre allait provoquer la diminution de la croissance et une hausse rapide de l'inflation dans toutes les régions du monde.
Toutefois, la guerre d'Ukraine a aussi révélé un autre visage de l'Europe et de l'Occident en général, celui hideux du racisme longtemps camouflé par la feuille de vigne de l'humanisme. Oui, le monde, et notamment son tiers appauvri, a connu ces dernières années une certaine Europe ouvrant ses frontières aux réfugiés syriens, en particulier, mais le masque est tombé. On a eu la révélation d'une Europe pratiquant un humanisme à la carte, une ségrégation ethnique opérant une distinction entre réfugiés d'origine arabe et africaine et réfugiés ukrainiens. Sammy Al-Behiri, chroniqueur égyptien du site libanais Shaffaf, très récemment sur ce racisme qui se manifeste au grand jour dans la plupart des pays d'Europe sous influence. Selon qu'il soit doctrinaire ou impulsif, ce racisme est surtout perceptible dans les médias, principalement sur les chaînes de télévision, et il en donne un aperçu : «Ces gens sont des citoyens européens et non pas des Moyen-Orientaux ou des Africains.» Ou bien : «Ces gens sont des citoyens comme nous, comme nos voisins, et ils ne sont pas d'Afrique du Nord.» D'un présentateur célèbre de la chaîne américaine CBS : «Ce sont des Européens, ils nous ressemblent et ce n'est pas l'Ukraine qui devrait vivre ça, l'Ukraine n'est pas l'Irak ou l'Afghanistan, c'est un pays civilisé.»
Suit une série d'appréciations de la même veine, insistant sur «l'importance qu'il y a à avoir le teint roux et les yeux bleus», comme le proclame le titre que notre confrère consacre à ce sujet. Mais sa conclusion est aussi intéressante puisqu'il rappelle que le racisme n'est pas propre à un pays ou à un continent, et qu'il est la maladie la mieux partagée de l'univers. Il rappelle que lui-même a refusé de serrer la main d'un jeune Juif, dans ses dernières années d'adolescence, alors qu'il voyageait en Europe, ce qui n'était ni plus ni moins que du racisme. N'avons-nous pas vécu le racisme, sous maquillage régionaliste, et le racisme, souvent exprimé publiquement envers les immigrés clandestins venus des pays du sud du Sahara ?
A. H.
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https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/conflit-ideologique-ou-geopolitique-que-nous-raconte-kiev-77892
Conflit idéologique ou géopolitique : que nous raconte Kiev ?
Par Soufiane Djilali, président de Jil Jadid
Depuis la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques rares conflits armés, dont celui de la Serbie, ont secoué le continent européen. Les guerres ouvertes, l’envahissement de pays entiers, les destructions massives, l’embargo, le terrorisme… ont concerné essentiellement les pays arabes et islamiques, allant géographiquement du Maghreb à l’Asie en passant par la Syrie, l’Irak, l’Iran, le Yémen ou l’Afghanistan, et la liste est loin d’être exhaustive.
L’immense émotion populaire qui a saisi l’Occident devant le spectacle de la guerre en Ukraine est compréhensible. La Russie vient, tout comme les alliés de l’Otan se le sont permis à plusieurs reprises, de transgresser les «règles de la communauté internationale» qui ne s’appliquent, à l’évidence, qu’aux plus faibles. Toutes les guerres devraient être condamnées ; mais, mieux encore, l’humanité devrait s’interroger : pourquoi celles-ci sont déclenchées et selon quelle logique ?
C’est ainsi que le refus moral de la guerre ne devrait pas nous dispenser de la recherche, avec objectivité, si tant est que cela soit possible, des causes qui en sont à l’origine ; ces mêmes causes qui ont déjà été à l’œuvre, par ailleurs, dans de nombreux autres conflits meurtriers ces dernières décennies, sans susciter, pour autant, l’émoi ou la compassion que nous voyons aujourd’hui.
Le «deux poids, deux mesures» dans le traitement médiatique, politique, économique et diplomatique des évènements, selon les acteurs incriminés, discrédite, toutefois, le discours des dirigeants du monde qui, aux yeux des habituelles victimes des rapports de force entre les puissances, ne peut être que perçu comme cynique et pervers, voire raciste.
Bien entendu, il est vrai qu’au moment où les armes parlent, il faut, avant d’aller chercher le sens des événements, faire en sorte d’éviter qu’il y ait encore plus de victimes, plus de morts, plus de destruction.
D’ailleurs, cette volonté de rétablir la paix ne devrait pas s’arrêter à la seule Ukraine. Actuellement, et au même instant, de trop nombreux pays sont l’objet de guerres meurtrières et destructrices, sans compter tous ces peuples déjà traumatisés par des centaines de milliers, voire des millions de morts, sans que «la communauté internationale», aujourd’hui offusquée – à juste titre —, se détermine autrement que par l’indifférence, la complicité, ou pire, en avoir été directement la cause.
Cela dit, il est aussi important de comprendre les raisons politiques qui ont mené à ces conflits pour, peut-être, essayer de mieux s’en prémunir à l’avenir. C’est le sens de cette contribution dont la motivation essentielle est de favoriser une réflexion de raison, pour sortir des passions émotionnelles et pour entrevoir quel pourrait être le destin du monde dans lequel s’inscrirait l’avenir de notre pays.
La guerre en Ukraine n’est en rien un conflit entre deux pays, même si elle en revêt l’apparence. Il est vrai que depuis la révolution de Maïdan, la crise s’est installée en Crimée et au Donbass, régions ethniquement et culturellement différentes de l’ouest de l’Ukraine. Une guerre larvée y est entretenue depuis 2015. Et si les accords de Minsk, parrainés par la Russie, l’Allemagne et la France, n’ont pu aboutir à la paix et à la stabilité, c’est qu’au fond, la situation actuelle est bien plus compliquée. En fait, elle est l’aboutissement d’une contradiction fondamentale entre deux visions du monde, deux volontés de puissance, deux philosophies de vie qui sont entrées en dissonance.
En effet, il y a, d’une part, l’idée d’une mondialisation menée à la hussarde sous l’autorité américaine depuis l’effondrement de l’ex-URSS. Celle-ci projette une forme unique de civilisation où les nations ne seront plus qu’un souvenir et où l’humanité deviendrait, pour l’essentiel, uniforme, harmonisée par les forces du marché, régulée par la technocratie financière et s’appuyant sur une aristocratie mondialisée. Cette forme de gouvernance assurerait ainsi au monde entier, selon ses promoteurs, la prospérité et la paix, garanties par un imperium éclairé. La postmodernité technologique, culturelle et biologique, voire transhumaniste serait l’assise de ce projet de société.
En face, c’est un monde multipolaire, avec des nations souveraines et des cultures diverses, qui est l’attrait dominant ; un monde où les volontés politiques de chaque peuple seraient régulées par un droit international multilatéral, négocié au gré des dynamiques économiques, financières, sécuritaires et culturelles à l’image de l’ordre westphalien étendu au monde entier.
L’Occident, qui a régné impérialement sur le monde depuis au moins la chute de l’ex- URSS, avec l’euphorie de la prochaine «fin de l’histoire», se heurte, désormais, à une série d’obstacles tant internes qu’externes et déroule, de ce fait, avec de plus en plus de difficultés, sa feuille de route. Pour atteindre son but, l’Occident mondialiste doit pouvoir contrôler l’espace géographique, ainsi que l’ensemble des ressources vitales de la planète et surtout neutraliser, par le soft power ou, au besoin, par les armes, toute résistance à son projet. Il en a été ainsi pour les guerres successives et multiples menées à travers tous les continents depuis des décennies et dont le but était, au-delà des besoins économiques ou même de simples considérations de leadership, une mondialisation idéologique d’essence quasi religieuse.
Le droit, la liberté, la démocratie, les droits de l’Homme, fleurons de la civilisation européenne, sont, dans la forme, les principes et valeurs sur lesquels devrait fonctionner un monde libéral et globalisé avec une gouvernance unifiée. Cependant, en attendant de réaliser le projet mondialiste ainsi défini et surtout le sécuriser, il devient nécessaire, pour ses maîtres d’œuvre, de transgresser leurs propres idéaux. Ainsi, il devient naturel et moral d’appliquer de douloureuses sanctions, voire engager des guerres totales contre les réticents, et surtout contre les fers de lance du projet adverse, celui du multilatéralisme. Au besoin, une application impitoyable et punitive de la logique de la responsabilité collective devient «légitime» face à des pays tiers, malgré l’innocence des populations. L’embargo sur les ressources vitales pour les récalcitrants, entraînant des famines et une mortalité infantile considérable, devient un acte «juste et nécessaire» !
La Chine, par son potentiel économique, et la Russie, par sa puissance militaire et ses réserves de matières premières, constituent, à l’évidence, une menace directe à la réalisation de cette mondialisation unipolaire sous couleurs occidentales. C’est que de nombreux peuples peuvent rechercher auprès d’eux une sécurité et une garantie de survie lorsqu’ils doivent faire face à une implacable realpolitik occidentale matérialiste et rationaliste et qui dénie, au final, tout particularisme culturel et civilisationnel qui ne s’inscrit pas dans sa vision du monde.
Si ces deux pays phares, épaulés par l’Inde et d’autres pays démographiquement plus modestes, mais potentiellement puissants, devaient réussir leur indépendance politique et économique pour protéger leur souveraineté et leur identité, ils pourraient faire échouer, à l’évidence, la finalisation de l’œuvre mondialiste.
C’est que le mondialisme, à l’image du parti unique, ne peut souffrir la présence d’un projet concurrent, alors que le monde multipolaire intègre, par définition, la multiplicité des projets.
Le conflit mondialisme versus souverainisme ne se limite pas à une confrontation de nations appartenant aux deux bords, mais s’est infiltré très largement à l’intérieur même de la sphère occidentale. La montée des conservateurs aux USA et de l’extrême droite identitaire en Europe en est l’un des symptômes les plus visibles. Il faut bien comprendre que ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas les valeurs occidentales dites judéo-chrétiennes ni même le libéralisme économique en soi mais un projet d’ordre métaphysique voué à ordonner l’ensemble de l’humanité dans une éthique individualiste, utilitariste, matérialiste et élitiste.
Ainsi, le conflit en Ukraine aujourd’hui ne doit pas être assimilé, dans ce contexte, à une rupture entre Occident et Orient mais à une crise entre un certain Occident mondialiste et le reste du monde attaché à son identité et à ses valeurs traditionnelles.
La montée en puissance du couple sino-russe et son rapprochement politique sous forme d’alliance stratégique deviennent donc inacceptables pour l’empire unique en gestation. Ses promoteurs agissent, depuis l’effondrement de l’URSS, de manière obsessionnelle, pour neutraliser, par de multiples manœuvres directes ou périphériques, les potentiels autres pôles géopolitiques.
Recherchant sans relâche la sécurité totale au profit des partenaires du projet mondialiste, l’empire atlantiste met ses adversaires dans une situation d’insécurité chronique tout en utilisant le bâton et la carotte pour les pousser à intégrer les règles du système qui cherche à installer son hégémonie absolue.
Le problème est que la sécurité absolue pour les uns signifie l’insécurité absolue pour les autres ; la conséquence paradoxale et finale de cette équation étant l’insécurité pour tous !
Toutes les guerres sont à condamner. Toutefois, la vérité est que la condamnation ne sert à rien si, par ailleurs, les conditions du conflit sont soigneusement préparées par ceux-là mêmes qui s’en offusquent.
La Russie avait, à plusieurs reprises, exigé la neutralité de l’Ukraine comme gage de bonne volonté de l’Otan. Cette dernière a déclaré, quant à elle, qu’il était du droit de chacun de se positionner politiquement à sa guise, quitte à représenter une menace pour l’autre. Autrement dit, l’Otan avait le droit de mettre en joue la Russie à partir de l’Ukraine, soit 3 minutes de trajectoire d’un missile nucléaire dirigé sur Moscou. Jugeant qu’elle était en danger de mort, il ne restait plus à la Russie que de provoquer le sanglant conflit pour s’extraire de ce qu’elle considère être une menace vitale.
Faudrait-il, pour comprendre cette attitude, citer le cas des guerres préventives pour cause de menace sur la sécurité nationale lorsque les USA ont lancé leur offensive, sans l’accord de l’ONU, contre l’Afghanistan ou l’Irak ? Faudrait-il revenir sur les incessants harcèlements militaires d’Israël contre l’Iran, la Syrie ou le Liban et ce, pour le même motif, sans soulever l’ire de la «communauté internationale» ? Est-il utile d’invoquer les nombreux envahissements de territoires appartenant à d’autres peuples sans que cela fasse brancher les tuteurs du monde? Les Palestiniens ou les Sahraouis en savent quelque chose !
Au lieu d’hystériser le débat et de passer aux menaces, il aurait fallu apaiser les tensions, écouter et discuter avec ceux qui contestent un système sécuritaire menaçant pour les rassurer avec des gages négociés de part et d’autre qui auraient permis à tous sécurité et paix.
L’esprit du dialogue n’était malheureusement pas là, bien au contraire. Le rapport de force a primé. La raison de tout cela est que le fond du problème est voilé. Signer un traité de paix entre l’Otan et la Russie traitant de la sécurité militaire, territoriale, énergétique et économique aurait été tellement plus logique et plus rentable pour tous. Si cela n’a pas été fait, c’est que les enjeux étaient plus grands que la paix en Europe et dans le monde. Le peuple ukrainien a été sacrifié sur l’autel de la géopolitique du mondialisme.
À ce stade de la crise, le monde n’a plus que deux issues possibles : l’effondrement d’une Russie isolée et mise au ban des nations avec comme contrecoup la mise en place d’un mondialisme assumé, ou bien alors un effet de rupture entre l’empire occidental, tel qu’il se présente aujourd’hui, et une Eurasie solidaire avec un couple sino-soviétique renforcé et institué en contre-pouvoir mondial.
Dans le premier cas, un pouvoir unipolaire hégémonique contrôlera le monde qui finira cependant par sombrer progressivement dans l’anarchie et le chaos, les peuples anthropologiquement incapables de s’y soumettre finiront par se révolter. Dans le second, le monde multipolaire intégrera un Occident nécessaire à l’équilibre général mais qui aura, forcément, abandonné son projet mondialiste. La démocratie, l’État de droit et les libertés, enfantés par ce même Occident, seront alors conjugués à la souveraineté des nations et à la diversité culturelle.
Les valeurs de démocratie, de liberté et de paix ont besoin, pour devenir une réalité, d’un ordre mondial négocié, avec des institutions fortes dans lesquelles des contrepouvoirs effectifs s’organisent. C’était l’invention de l’Occident !
Une loi internationale légitime, prenant en considération les intérêts de toutes les nations et s’appliquant à tous les pays devrait organiser un monde multipolaire, dénucléarisé et soucieux de l’avenir de l’humanité, qui, elle, est, de toutes les façons, assignée à résidence sur cette planète tellement maltraitée jusqu’ici.
L’issue de la guerre en Ukraine et surtout ses conséquences sécuritaires, financières, énergétiques, économiques et sociales chez l’ensemble des belligérants définiront notre monde pour les décennies à venir.
Nous sommes, assurément, à la veille d’un autre monde !
S. D.