https://journals.openedition.org/rha/7453
REVUE HISTORIQUE DES ARMÉES
Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie
Régis Baty
p. 51-59
Résumé
Le 24 juin 1812 et dans les jours qui suivirent, une armée de plus de 500 000 hommes traversait le Niémen dans le but de contraindre la Russie tsariste à se plier à l’ordre que Napoléon Ier voulait imposer au reste de
l'Europe. Cinq mois et quelques jours plus tard, par des températures extrêmes, les restes de cette Grande Armée parvenaient non sans peine à s’extraire des rives orientales de la Bérézina. Dans les semaines qui suivirent, une partie des survivants de cette bataille, qui permit l´armée française d´échapper à un encerclement qui lui eût été fatal, devait encore mourir de froid, d´épuisement et de maladie. Combien parmi ceux qui ne regagnèrent pas les rives occidentales du Niémen furent-ils capturés par les Russes ? Quel sort connurent-ils dans la Russie d’Alexandre Ier ? Et quelles traces ont-ils laissées dans les archives et la mémoire collective ?
l'Europe. Cinq mois et quelques jours plus tard, par des températures extrêmes, les restes de cette Grande Armée parvenaient non sans peine à s’extraire des rives orientales de la Bérézina. Dans les semaines qui suivirent, une partie des survivants de cette bataille, qui permit l´armée française d´échapper à un encerclement qui lui eût été fatal, devait encore mourir de froid, d´épuisement et de maladie. Combien parmi ceux qui ne regagnèrent pas les rives occidentales du Niémen furent-ils capturés par les Russes ? Quel sort connurent-ils dans la Russie d’Alexandre Ier ? Et quelles traces ont-ils laissées dans les archives et la mémoire collective ?
Plan
Les prisonniers de la Grande Armée restèrent-ils tous en Russie ?
Les raisons du silence des rescapés des camps tsaristes
La Restauration : une absence totale d’intérêt pour les prisonniers français en Russie ?
Sous le Second Empire
Les 70e et 80e anniversaires
Le 100e anniversaire
1962 : le 150e anniversaire de 1812
Et depuis ?
Texte intégral
1 Les célébrations sont particulièrement propices à la publication d’ouvrages inédits sur des thèmes liés, de près ou de loin, à l’événement commémoré. Parallèlement à l’organisation de scènes de reconstitutions, d’expositions, voire à la diffusion de films ou de documentaires télévisés, ou encore à la parution de timbres ou de médailles commémoratives, il est fréquent que l’on s’intéresse à des destins individuels ou à des catégories précises de personnes contemporaines de l’événement historique fêté. Ces anniversaires un peu particuliers fournissent parfois l’occasion de sortir de l’oubli des mémoires de témoins de l’époque ou des archives inédits. À la veille du 200e anniversaire de la campagne de Russie, après avoir consacré plusieurs années à étudier le destin des Français internés en URSS sous le statut de prisonniers de guerre, entre 1940 1 et 1945, il m’a semblé intéressant d’aborder le destin des prisonniers de la Grande Armée restés en Russie après 1812.
2 Il faut dire que plusieurs déplacements effectués dans les archives de la ville de Tambov 2 , en Russie, pour y recueillir des informations sur les quelque 19 000 prisonniers « malgré-nous » 3 et autres Français qui furent internés au camp de Rada entre 1943 et fin 1945, m’avaient permis d’apprendre que, 130 ans plus tôt, plusieurs milliers de soldats de la Grande Armée avaient également été détenus dans cette même région. Cette découverte suscita en moi le désir de m’intéresser aux oubliés de l’histoire qu’étaient ces Français qui n’avaient pas pu retraverser le Niémen en décembre 1812 avec les restes de la Grande Armée. Je pris, en outre, la décision d’aborder cette question en cherchant à établir des comparaisons entre la détention de prisonniers de guerre en Russie tsariste en 1812 avec celle imposée 130 ans plus tard, à d’autres Français dans cette même région, entre-temps devenue soviétique.
3 Dans un premier temps, je me suis mis à la recherche des mémoires et des études traitant de la captivité en Russie dans les années qui suivirent la désastreuse épopée de la Grande Armée de 1812. Je dus cependant vite me rendre compte que l’étude de ce nouveau thème devrait s’engager de manière différente par rapport aux nombreuses études d’historiens portant sur les « Malgré-nous » et autres prisonniers de guerre en URSS dans les années 1943-1955. En effet, alors que nous disposons d’une pléthore d’ouvrages et de témoignages sur la captivité en Russie durant la Seconde Guerre mondiale 4 , le recensement d’une petite centaine d’ouvrages français, russes et allemands sur l’épopée napoléonienne en Russie me révéla une surprise. Bien que l’approche de chaque grande commémoration de 1812 (1862, 1912, 1962 et 2012) ait effectivement généré la parution de nombreux livres sur la campagne de Russie, très peu d’ouvrages portaient sur la captivité dans ce pays. En outre, je ne devais retrouver qu’une demi-douzaine de mémoires évoquant la captivité dans la Russie d’Alexandre Ier (1777-1825), et aucun relatif à des séjours plus longs, sous les tsars suivants.
4 Or, au cours de deux années passées en Russie, à Oulianovsk 5 (ex-Simbirsk), sur les bords de la Volga, ou à Tambov, il m’était arrivé de rencontrer des Russes, parfois porteurs de patronymes français plus ou moins déformés (« Jeanpen », « Chatonne », etc.), dont la légende familiale affirmait qu’un ancêtre de la Grande Armée était resté en Russie en tant que prisonnier. Les études parues durant la Restauration, sous Louis-Philippe, sous Napoléon III, ou durant les quatre Républiques suivantes ne faisaient souvent au mieux qu’avancer prudemment que Napoléon aurait perdu en Russie « plus des trois quarts » des effectifs de la Grande Armée. Les pourcentages restants étaient présentés comme « morts aux combats » ou de froid dans les plaines russes ou en captivité « en Sibérie [sic !] ». Certaines études du XIXe siècle mentionnent l’envoi de prisonniers en« Sibérie », un terme qui, dans l’inconscient occidental actuel tout comme dans la Russie d’Alexandre Ier, était synonyme de mort quasi certaine 6. Sans pour autant déflorer le contenu d’un ouvrage à paraître consacré à la présence de prisonniers de la Grande Armée dans les « gouvernements » 7 tsaristes de Tambov, Simbirsk et Saratov 8 , il est déjà possible d’indiquer au lecteur que peu de prisonniers de la Grande Armée semblent avoir été effectivement envoyés au-delà de l’Oural.
Les prisonniers de la Grande Armée restèrent-ils tous en Russie ?
5 Ce serait faire erreur que de croire que très peu de Français revinrent en France après avoir passé quelque temps en Russie. Bertrand Jost, auteur d’une très intéressante étude sur des Alsaciens de la Grande Armée 9, nous apprend deux choses à ce propos : non seulement des prisonniers français rentrèrent de Russie mais ils revinrent généralement tôt ; en 1814, le plus souvent. Quant aux derniers, ils semblent être revenus en 1817, soit environ cinq années après leur capture. Vladène Sirotkine (1933-2005), le spécialiste russe du Premier Empire, ne fournit aucune information sur les quantités de prisonniers rendus par la Russie à la France. Il précise seulement qu’en 1814, un convoi de trois navires ramena quelque 900 prisonniers français de Riga au Havre.
6 Parce qu’un amalgame inconscient peut être fait entre la Russie tsariste et la Russie stalinienne, il est possible de supposer que les prisonniers capturés à l’est du Niémen moururent quasiment tous en Russie. Alors qu’en réalité, ces camps ne pouvaient pas se ressembler ne serait-ce que parce que l’on n’avait pas encore inventé le fil de fer barbelé et parce qu’en Russie tsariste, il était fréquent de loger des prisonniers de guerre dans les familles, chose impensable en URSS, dans un système dont le mode de fonctionnement et la survie exigeait que le peuple russe n’ait aucun contact avec l’étranger. Ajoutons à cela un autre amalgame : « Russie = Sibérie » et l’on exclut que des prisonniers français aient pu de leur plein gré rester en « Sibérie » sous Alexandre Ier. Avant d’évoquer l’attrait éventuel que pouvait toutefois revêtir la Russie tsariste par rapport à une France soumise aux Bourbons, j’ai souhaité comprendre pourquoi nous disposions à ce jour d’aussi peu de témoignages écrits ou d’études sur le destin des plus de 210 000 prisonniers de la Grande Armée (soit un bon tiers de l’effectif initial des troupes napoléoniennes) qui, d’après Vladène Sirotkine, se retrouvèrent captifs des Russes en décembre 1812.
7 En d’autres termes, essayons de comprendre pourquoi, jusqu’à ce jour, si peu d’informations nous sont parvenues sur les officiers et soldats de la Grande Armée, qui furent capturés par les Russes, alors que l’on sait que plusieurs milliers de ceux-ci ont survécu à la captivité russe ? Pourquoi un nombre d’anciens prisonniers au moins égal à celui des rescapés du camp de Tambov n’a pas ressenti le besoin ou n’a pas eu la possibilité de laisser à la postérité des témoignages écrits ? En effet, ceux-ci permettraient aujourd’hui de lever le voile sur les conditions de vie ou de mort, durant et après la captivité, d’un nombre de prisonniers bien supérieur à celui des 30 000 à 35 000 Français internés en URSS entre 1940 et 1945.
Les raisons du silence des rescapés des camps tsaristes
8 Alors que les prisonniers français libérés à la fin de la Seconde Guerre mondiale connurent un seul type de régime politique et une période marquée par la non implication de la France dans des conflits majeurs, les Français libérés après 1815 connurent plusieurs régimes différents. Autre différence, à leur retour de captivité, les « Malgré-nous » retrouvèrent un pays et un régime politique identiques à ceux dans lesquels ils avaient grandi. Les rescapés de 1812 rentrèrent, eux, dans un pays avec de nouvelles frontières et avec des valeurs bien différentes que celles dans lesquelles ils avaient passé leur enfance. Selon le régime politique du moment, l’accueil et l’intérêt porté aux anciens de la Grande Armée,anciens prisonniers des Russes ou autres, varia considérablement.
9 Différentes conjonctures politiques mais également des considérations liées aux caractéristiques humaines et matérielles des époques successives traversées permettent de comprendre pourquoi si peu d’écrits sont disponibles en France sur le destin des prisonniers après 1812. Nous verrons ensuite, du côté des vainqueurs de 1812 (la Russie principalement), ce qu’il est aujourd’hui possible de trouver comme études ou archives d’époque sur ces Français devenus Russes.
La Restauration : une absence totale d’intérêt pour les prisonniers français en Russie ?
10 Nous pourrions nous attendre à ce que, durant la Restauration, la noblesse française revenue parfois après un quart de siècle passé en exil, n’ait plus rien voulu savoir de ce qui, de près ou de loin, rappelait la République et le Premier Empire. Nous pourrions envisager que les Bourbons se soient totalement désintéressés des dizaines de milliers de Français encore détenus chez leurs anciens alliés, habsbourgeois (en Espagne, en Autriche, en Bohème-Moravie ou en Hongrie), en Angleterre, en Prusse ou dans d’autres États allemands, et bien entendu à l’est du Niémen. Tel ne fut pas le cas. Louis XVIII s’efforça, d´ailleurs avec succès, d’obtenir le retour des prisonniers des armées napoléoniennes. En effet, dès 1814, à peine monté sur le trône de France, il confia au général Maurin, ancien aide de camp de Bernadotte, la mission de rapatrier les prisonniers français restés en Russie.
11 Dès l’été 1814, le « commissaire du roi au renvoi accéléré en France des prisonniers de guerre se trouvant dans l’Empire russe » fit paraître des annonces dans les journaux russes en français et en allemand, invitant les prisonniers de la Grande Armée à rentrer en France. À l’automne 1814, un premier convoi de trois bateaux, avec d’anciens prisonniers de guerre à bord, quitta Riga pour Le Havre. À la fin de 1815 (avec un arrêt des rapatriements lors des Cent-Jours), plusieurs milliers de prisonniers avaient regagné la France par mer ou par terre.
12 La parution, jusqu’en 1816, dans les journaux russes, d’appels incitant les anciens de la Grande Armée à demander leur rapatriementpermet de supposer qu’un nombre important d’officiers et de soldats de Napoléon se trouvait encore en Russie à cette époque. Il est en effet peu probable que les autorités françaises aient déployé de tels efforts pour seulement quelques centaines d’individus, indique logiquement Vladlène Sirotkine. Ne nous y trompons cependant pas, l’intérêt de Louis XVIII pour ces soldats échoués en Russie relevait surtout d’un certain pragmatisme économique. La France de 1815 était exsangue. Les hommes en état de travailler faisaient défaut dans l’ensemble du royaume. Les campagnes étaient souvent peuplées de femmes, d’enfants, de vieillards et d’hommes estropiés ; aussi les hommes valides étaient-ils précieux.
13 C’est uniquement dans la perspective de faire revenir en France une main d’œuvre indispensable au paysque les prisonniers en Russie intéressaient Louis XVIII, affairé à restaurer l’ordre ancien, aboli un quart de siècle plus tôt. Le gouvernement royal n’était, en revanche, pas désireux de collecter des informations sur une période dont il ne voulait plus rien savoir et dont il souhaitait effacer tout souvenir. Une fois rentrés, les anciens prisonniers devinrent des sujets de seconde classe, tolérés sous Louis XVIII, à condition qu’ils travaillent pour le royaume et se tiennent loin du pouvoir. Ils furent parfois persécutés sous Charles X, dont l’ultraroyalisme mènera à la révolution de 1830. Charles X n’entreprit rien pour tenter de rapatrier les derniersFrançais encore présents en Russie.
14 Durant la Restauration, la rareté des mémoires d’anciens soldats de l’Empire s’explique partiellementpar la crainte que pouvaient avoir les éditeurs désireux de publier les souvenirs d’anciens bonapartistes. Signalons, en outre, que parmi les rares témoignages parus durant la Restauration, certains, comme la lettre du capitaine Barré, sont tant empreints de flatteries pour les Bourbons que les historiens ont de bonnes raisons pour hésiter à les citer 10 . La période suivante vit la publication de quelques écrits d’anciens prisonniers de 1812. Cependant, la France de Louis-Philippe étant davantage celle des industriels et des banquiers que celle des militaires, les autorités du pays ne tentèrent pas non plus de réclamer à la Russie ces Français désormais âgés d’au moins 35 ans et non sans raison supposés usés.
Sous le Second Empire
15 Nous pourrions nous imaginer que le Second Empire ait soutenu la publication des mémoires des survivants de la Grande Armée capturés à l’est du Niémen en 1812. Napoléon III n’est-il en effet pas connu pour avoir pris des mesures pour venir en aide à d’anciens vétérans des armées napoléoniennes ? Le neveu de Bonaparte créa en 1857 la médaille de Sainte-Hélène, pour récompenser les quelque 400 000 hommes encore vivants en 1857 11, qui avaient combattu aux côtés de Napoléon Ier à partir de 1804. Le faible nombre d’attribution de secours viagers 12 à des vétérans des guerres de 1792 à 1815 laisse cependant planer un doute sur les motivations réelles de Napoléon III. Cette décoration ne fut - elle pas créée dans l’unique but de stimuler la « foi impériale » du peuple français ?
16 Sans entrer dans cette polémique, notons seulement que cette médaille permit effectivement à Napoléon III de rappeler, à moindre coût, que le nom qu’il portait avait été associé aux grandes heures de la France et que le nombre limité de secours viagers accordés à d’anciens « grognards » encore en vie sous le Second Empire laisse planer un doute sur le réel désir d’un empereur très lié à l’Angleterre de venir en aide à des Français qui avaient sacrifié leur jeunesse à la gloire de Bonaparte.
17 Comment expliquer sinon que François Brigel de Diebolsheim, présenté par Bertrand Jost dans Vicissitudes militaires, Grandeur et déchéance (1809-1815), n’ait pas reçu d’aide de l’administration du Second Empire, alors que le maire de sa ville et le sous-préfet territorialement compétent avaient clairement soutenu la demande de ce cordonnier indigent en des termes on ne peut plus clairs 13. Est-il possible que cet ancien chasseur à cheval du 1er corps de la Grande Armée ait été exclu de toute aide de la France napoléonienne au motif, non avoué, qu’il avait été capturé ? Auquel cas (restant à prouver), fut-ce en raison d’un impérieux souci de ménager les caisses d’un État engagé dans d’ambitieuses réformes, dans la transformation de Paris en une capitale prestigieuse et dans d’hasardeuses et coûteuses actions guerrières (guerre au Mexique) ? Ou bien fut-ce en raison de l’interprétation personnelle d’un fonctionnaire situé entre la sous-préfecture de Sélestat et Paris ?
18 Au-delà des aspects liés à la grande ou à la petite politique (opportunisme local), d’autres raisons, plus neutres, contribuent à expliquer la rareté des témoignages de prisonniers de la campagne de Russie de 1812. Force est toutefois de constater qu’alors que de nombreux ouvrages, exaltant les facettes glorieuses de la période napoléonienne, sortirent après 1848 14, peu d’anciens prisonniers de la campagne de Russie prirent la plume. À quoi cela tient-il ? Pourquoi, dans un contexte à première vue favorable à l’évocation du Premier Empire, les anciens de 1812 n’ont-ils pas été saisis d’une « soif de témoigner », comparable à celle qui anima, par exemple, les derniers anciens combattants de la Grande Guerre ou qui inspire aujourd’hui les derniers survivants d’événements majeurs de notre siècle, tels que la captivité en URSS ?
19 Au moins cinq raisons principales contribuent à expliquer pourquoi, même sous le Second Empire, peu d’anciens prisonniers des campagnes napoléoniennes prirent la plume : la différence d’espérance de vie, le taux d’analphabétisme de la population, les coûts de publication, la moindre technicité et la rareté des sites d’impression d’ouvrages ou encore l’absence de pensions de retraite.
20 Nombre de témoignages de survivants des camps soviétiques sortirent une fois que les témoins eurent atteint l’âge de la retraite. Faisons remarquer qu’une fois encore, aucune comparaison n’est possible avec la situation des rescapés de la captivité en Russie entre 1943 et 1945. En effet, à la différence des gens nés 130 ans après eux en Alsace-Moselle, les survivants de la Grande Armée n’eurent pas la possibilité matérielle de rédiger leurs souvenirs. Non bénéficiaires de retraites, les anciens « grognards » durent travailler jusqu’à la fin de leurs jours pour pouvoir survivre. Tel ne fut bien entendu pas le cas des Français nés au XXe siècle, dont le bénéfice d’une pension permit de trouver le temps et les moyens nécessaires à la rédaction de leurs mémoires, lorsqu’ils n’eurent plus à travailler. Le pauvre vétéran de 1812, de Diebolsheim, décédé en février 1851, présenté par Bertrand Jost, eût-il laissé des mémoires s’il n’avait eu à travailler pour assurer sa pitance ?
21 Il convient également de tenir compte du fait que l’espérance de vie, qui a plus que doublé en France en deux siècles et demi, peut également expliquer le grand nombre de mémoires publiés par les rescapés des camps russes de la Seconde Guerre mondiale par rapport à celui des quelques récits rédigés par des rescapés des camps tsaristes de 1812. En effet, bien des récits de la « dernière captivité de Français en Russie » ont été écrits lorsque ces vétérans eurent dépassé la soixantaine, un âge probablement inaccessible pour beaucoup d’anciens de 1812. La disparition de nombreux rescapés de la captivité tsariste avant Napoléon III explique certes en partie la rareté des mémoires rédigés entre 1848 et 1870. Elle n’explique, cependant, pas tout. La fréquente présence d’analphabètes parmi les soldats qui servirent au début du XIXe siècle et la différence de coûts de fabrication d’un livre entre le XIXe et la fin du XXe siècle est aussi une des raisons expliquant la relative rareté des mémoires aujourd’hui disponibles sur la captivité en Russie après 1812.
Les 70e et 80e anniversaires
22 Profondément humiliée par la défaite de la guerre franco-prussienne, la IIIe République était obnubilée par le souhait de prendre une revanche sur le Second Empire allemand qui lui ramènerait son honneur perdu et l’Alsace-Lorraine. L’heure était à l’exaltation des victoires passées du pays. Il n’était alors pas opportun de s’intéresser aux pages sombres de l’histoire militaire française que rappelle le thème des prisonniers de guerre. D’autant plus que cette question ne pouvait que ramener le cuisant souvenir d’une précédente grande bataille française, initialement bien engagée et que la charge décisive des troupes de Blücher transforma en une terrible défaite.
23 À la fin des années 1870, l’arrivée en France d’Emmanuel Poiré, venu pour recouvrer la nationalité française, petit-fils d’un ancien de la Grande Armée ayant fait souche en Russie, aurait pu rappeler à l’opinion publique française que d’anciens soldats de la Grande Armée étaient encore susceptibles de vivre en Russie. La République ne pouvait en tout cas plus méconnaître que la Russie d’Alexandre II 15 comptait des descendants de « grognards ». Le cas de ce petit-fils d’un soldat de 1812, qui serait sans doute passé inaperçu si l’intéressé n’était pas devenu un caricaturiste et un dessinateur humoristique français, connu sous le pseudonyme « Caran d’Ache » 16, ne pouvait en effet pas être un cas isolé.
24 Dans le contexte délicat de la fin du XIXe siècle, les historiens et l’État français ne ressentirent toutefois pas le besoin de s’intéresser au destin de ces citoyens russes d’origine française. Ainsi fut négligée une possibilité extraordinaire de recueillir, pour l’histoire, des témoignages extrêmement intéressants qui auraient pu aujourd’hui nous permettre de retracer le destin des prisonniers de 1812.
Le 100e anniversaire
25 La commémoration du 100e anniversaire de la campagne de Russie aurait dû inspirer bien des historiens. En France, il est compréhensible que le contexte européen délicat des années 1900-1910 n’ait pas été propice à la publication d’ouvrages sur les prisonniers des guerres napoléoniennes. Le pays était, en effet, à la veille d’une guerre mondiale où il aurait comme alliés ses ennemis de 1812 (la Russie et l’Angleterre) et comme ennemis ses alliés de 1812 (Autrichiens, Wurtembourgeois, Prussiens, Badois ou autres). En 1912, la situation était diamétralement opposée à celle qui prévalait cent ans plus tôt.
26 Bref, à la veille de la Première Guerre mondiale, la question des prisonniers de guerre constituait une boîte de Pandore pouvant – fort inopportunément – rappeler aux Français que, 100 ans plus tôt, les Russes n’avaient pas pris grand soin des militaires français et, plus encore que les alliés britanniques avaient fait preuve d’une cruauté absolument injustifiable envers les soldats français. Dans La vie quotidienne dans les armées de Napoléon, Marcel Baldet cite ainsi les conditions de détention particulièrement inhumaines auxquelles les Anglais soumirent des dizaines de milliers de prisonniers français sur leurs terribles pontons et sur l’île de Cabrera, un site alors sous autorité espagnole, où plus de 10 000 d’entre eux moururent en quelques mois.
27 Durant les dernières années de la Russie tsariste en revanche, l’approche du 100e anniversaire de Borodino avait entraîné la parution de plusieurs études issues du dépouillement des archives de la période 1812-1850. Est-ce pour les raisons évoquées plus haut que ces ouvrages ne parurent pas en France avant 1918 ? Quoi qu’il en soit, il est difficile de s’imaginer que les diplomates français présents avant 1917 en Russie aient pu ne pas avoir été informés de l’existence de ces études, encore inconnues en France, cent ans après leur rédaction. La Russie tsariste, eu égard à la conjoncture politique du moment, souhaitait-elle communiquer ces informations à la France une fois que les problèmes allemand et austro-hongrois auraient été réglés ? D’aucuns prétexteront qu’à la veille de la commémoration des cent ans de l’invasion de Russie, l’État français, ou des historiens militaires, auraient au moins pu songer à collecter des informations sur les archives russes disponibles sur les soldats, jadis captifs d’Alexandre Ier. Mais qui, en ce début des années 1910, aurait pu prévoir qu’allait survenir en Russie une révolution qui empêcherait les chercheurs occidentaux d’accéder à ces documents durant plus de 75 années.
1962 : le 150e anniversaire de 1812
28 La guerre froide rendant impossible l’accès aux archives tsaristes, la commémoration du 150e anniversaire de 1812 ne vit pas non plus la parution d’études sur les prisonniers de guerre. On se contenta de publier des ouvrages généraux n’innovant pas particulièrement par rapport à ceux sortis en France au début du siècle. Pourquoi ? On pourrait avancer que le souvenir encore frais de la cuisante défaite de Diên Biên Phu ne donna peut-être pas envie aux historiens français de s’intéresser à des thèmes qui risquaient de raviver le douloureux souvenir de l’Indochine et des incertitudes sur le sort des soldats tombés aux mains du Viêt-minh.
29 En effet, bien que durant la retraite de Russie, Napoléon soit parvenu à empêcher que le gros de ses troupes se retrouvât piégé sur la rive orientale de la Bérézina ; la bataille du même nom, qui évita à l’armée française de capituler, est – souvent à tort – restée dans l’inconscient collectif comme synonyme d’une défaite épouvantable, d’une sorte de « Stalingrad français ».
30 Le thème de la captivité sous le Premier Empire a pourtant inspiré quelques historiens français dans les années 1960. Parmi ceux-ci, Marcel Baldet s’est intéressé à la fois aux aspects les plus glorieux du Premier Empire et aux prisonniers des armées napoléoniennes. Dans La vie quotidienne dansles armées de Napoléon, il a notamment consacré plusieurs pages à la captivité en Espagne et en Angleterre et même quelques lignes aux prisonniers de guerre français remis en 1813 aux Hongrois par les Russes.
31 Dans cette étude de 1964, Baldet fait clairement part de sa conviction que les Russes firent de nombreux prisonniers en 1812 jusqu’au passage du Niémen, avant d’indiquer qu’un nombre inconnu de ces hommes parvint à rejoindre la France à partir de 1814 : « Ceux qui survécurent, parmi les innombrables [sic] prisonniers de Russie, furent libérés à la paix de 1814 : les officiers reçurent cent roubles-papier pour viatique [remboursés sous la Restauration], les soldats une mauvaise capote russe et un peu moins d’un sou par jour pour vivre. Partis en mai, ils n’atteignirent la Lorraine qu’en novembre, après six mois de marche à travers l’Europe entière. » Hélas, même un chercheur aussi passionné que Marcel Baldet ne pouvait guère fournir plus d’informations sur les prisonniers car en pleine guerre froide, il ne pouvait pas accéder aux travaux et aux archives conservés dans une Russie devenue « Union soviétique ».
32 En URSS, plusieurs études parurent après guerre sur les envahisseurs qui s’étaient cassé « les griffes et le bec » sur la Russie : les aigles napoléonien et nazi. Cependant, dans le contexte de la propagande stalinienne, les historiens soviétiques ont produit des études comparant non seulement la guerre de 1812 avec la guerre de 1941-1945, mais également Napoléon et Hitler, Koutouzov et Staline ou Lénine. Les études de cette époque sont, en outre, tellement émaillées d’anachroniques piques contre Alexandre Ier et la religion orthodoxe, ou encore d’incessantes allusions aux motivations « révolutionnaires » du peuple russe, qu’elles sont peu crédibles. La lecture des écrits de l’historien soviétique Tarle, qui encore aujourd’hui passe en Russie pour être un spécialiste de la guerre de 1812, s’est ainsi révélée fort décevante. En effet, non seulement cet historien utilise un style orienté visant à l’interprétation « révolutionnaire » de l’histoire, particulièrement de rigueur sous Staline mais, en outre, il semble considérer ne pas avoir à s’intéresser aux prisonniers. Là encore, Tarle reste dans la droite ligne de la propagande stalinienne. Le sort des militaires captifs n’intéressa jamais beaucoup l’URSS. En Union soviétique, un soldat tombé aux mains de l’ennemi était un traître. Les soldats soviétiques qui allèrent rejoindre les goulags après avoir été « libérés » par l’Armée rouge en 1945, l’apprirent à leurs dépens.
33 Nous retiendrons que tant en France qu’en Russie, l’absence, après 1917, d’ouvrages innovants sur les prisonniers français restés en Russie après 1812 résulte en grande partie du gel auquel le pouvoir soviétique soumit les archives tsaristes.
Et depuis ?
34 Nous avons vu que le peu d’informations sur les prisonniers de la Grande Armée capturés en 1812 tient à plusieurs causes, qui vont de l’instauration de régimes différents en France à la Révolution en Russie. 200 ans plus tard, nous ignorons quasiment tout des Français restés à l’est du Niémen en 1812 : combien moururent en captivité en Russie ? Quelles furent leurs conditions de vie ou de mort dans l’Empire tsariste ? Combien décidèrent de s’installer en Russie et où ? Combien rentrèrent en France ? Quand le dernier prisonnier rentra-t-il ? Le manque d’intérêt que la Restauration, la monarchie de Juillet, le Second Empire et les IIe et IIIe Républiques portèrent aux officiers et aux soldats de la Grande Armée restés en Russie après décembre 1812 est la raison pour laquelle il n’est pas aujourd’hui possible de répondre à ces questions en consultant les archives françaises.
35 Y a-t-il encore quelque espoir de trouver en Russie la réponse à l’une ou l’autre de ces questions ? À la fin des années 1990, 70 ans après les chercheurs indépendants de l’avant-Première Guerre mondiale, la publication par le professeur Vladen Sirotkine de Napoleon i Rossia, mais également la découverte à Tambov d’archives inédites à ce jour, redonnent un peu d’espoir à ceux qui sont aujourd’hui curieux d’en savoir un peu plus sur les nombreux soldats de la Grande Armée oubliés depuis deux cents ans. Bien des aspects restent à traitersur la captivité en Russie bien entendu, mais également sur la détention des officiers et des soldats de la Grande Armée capturés par les Russes, au cours de la campagne de 1813.
36 Il resterait également à nous intéresser aux prisonniers de guerre capturés en 1814 et 1815 par les armées coalisées engagées en France ou sur les terres qui, quelques années plus tôt, faisaient partie de l’Empire français, mais peut-être également à essayer de retrouver, dans les archives britanniques, espagnoles, belges, hongroises, autrichiennes, polonaises ou allemandes, des témoignages, inédits à ce jour nous permettant d’appréhender un peu plus le quotidien vécu par ces oubliés de l’histoire, que sont les prisonniers des campagnes napoléoniennes.
Les raisons du silence des rescapés des camps tsaristes
La Restauration : une absence totale d’intérêt pour les prisonniers français en Russie ?
Sous le Second Empire
Les 70e et 80e anniversaires
Le 100e anniversaire
1962 : le 150e anniversaire de 1812
Et depuis ?
Texte intégral
1 Les célébrations sont particulièrement propices à la publication d’ouvrages inédits sur des thèmes liés, de près ou de loin, à l’événement commémoré. Parallèlement à l’organisation de scènes de reconstitutions, d’expositions, voire à la diffusion de films ou de documentaires télévisés, ou encore à la parution de timbres ou de médailles commémoratives, il est fréquent que l’on s’intéresse à des destins individuels ou à des catégories précises de personnes contemporaines de l’événement historique fêté. Ces anniversaires un peu particuliers fournissent parfois l’occasion de sortir de l’oubli des mémoires de témoins de l’époque ou des archives inédits. À la veille du 200e anniversaire de la campagne de Russie, après avoir consacré plusieurs années à étudier le destin des Français internés en URSS sous le statut de prisonniers de guerre, entre 1940 1 et 1945, il m’a semblé intéressant d’aborder le destin des prisonniers de la Grande Armée restés en Russie après 1812.
2 Il faut dire que plusieurs déplacements effectués dans les archives de la ville de Tambov 2 , en Russie, pour y recueillir des informations sur les quelque 19 000 prisonniers « malgré-nous » 3 et autres Français qui furent internés au camp de Rada entre 1943 et fin 1945, m’avaient permis d’apprendre que, 130 ans plus tôt, plusieurs milliers de soldats de la Grande Armée avaient également été détenus dans cette même région. Cette découverte suscita en moi le désir de m’intéresser aux oubliés de l’histoire qu’étaient ces Français qui n’avaient pas pu retraverser le Niémen en décembre 1812 avec les restes de la Grande Armée. Je pris, en outre, la décision d’aborder cette question en cherchant à établir des comparaisons entre la détention de prisonniers de guerre en Russie tsariste en 1812 avec celle imposée 130 ans plus tard, à d’autres Français dans cette même région, entre-temps devenue soviétique.
3 Dans un premier temps, je me suis mis à la recherche des mémoires et des études traitant de la captivité en Russie dans les années qui suivirent la désastreuse épopée de la Grande Armée de 1812. Je dus cependant vite me rendre compte que l’étude de ce nouveau thème devrait s’engager de manière différente par rapport aux nombreuses études d’historiens portant sur les « Malgré-nous » et autres prisonniers de guerre en URSS dans les années 1943-1955. En effet, alors que nous disposons d’une pléthore d’ouvrages et de témoignages sur la captivité en Russie durant la Seconde Guerre mondiale 4 , le recensement d’une petite centaine d’ouvrages français, russes et allemands sur l’épopée napoléonienne en Russie me révéla une surprise. Bien que l’approche de chaque grande commémoration de 1812 (1862, 1912, 1962 et 2012) ait effectivement généré la parution de nombreux livres sur la campagne de Russie, très peu d’ouvrages portaient sur la captivité dans ce pays. En outre, je ne devais retrouver qu’une demi-douzaine de mémoires évoquant la captivité dans la Russie d’Alexandre Ier (1777-1825), et aucun relatif à des séjours plus longs, sous les tsars suivants.
4 Or, au cours de deux années passées en Russie, à Oulianovsk 5 (ex-Simbirsk), sur les bords de la Volga, ou à Tambov, il m’était arrivé de rencontrer des Russes, parfois porteurs de patronymes français plus ou moins déformés (« Jeanpen », « Chatonne », etc.), dont la légende familiale affirmait qu’un ancêtre de la Grande Armée était resté en Russie en tant que prisonnier. Les études parues durant la Restauration, sous Louis-Philippe, sous Napoléon III, ou durant les quatre Républiques suivantes ne faisaient souvent au mieux qu’avancer prudemment que Napoléon aurait perdu en Russie « plus des trois quarts » des effectifs de la Grande Armée. Les pourcentages restants étaient présentés comme « morts aux combats » ou de froid dans les plaines russes ou en captivité « en Sibérie [sic !] ». Certaines études du XIXe siècle mentionnent l’envoi de prisonniers en« Sibérie », un terme qui, dans l’inconscient occidental actuel tout comme dans la Russie d’Alexandre Ier, était synonyme de mort quasi certaine 6. Sans pour autant déflorer le contenu d’un ouvrage à paraître consacré à la présence de prisonniers de la Grande Armée dans les « gouvernements » 7 tsaristes de Tambov, Simbirsk et Saratov 8 , il est déjà possible d’indiquer au lecteur que peu de prisonniers de la Grande Armée semblent avoir été effectivement envoyés au-delà de l’Oural.
Les prisonniers de la Grande Armée restèrent-ils tous en Russie ?
5 Ce serait faire erreur que de croire que très peu de Français revinrent en France après avoir passé quelque temps en Russie. Bertrand Jost, auteur d’une très intéressante étude sur des Alsaciens de la Grande Armée 9, nous apprend deux choses à ce propos : non seulement des prisonniers français rentrèrent de Russie mais ils revinrent généralement tôt ; en 1814, le plus souvent. Quant aux derniers, ils semblent être revenus en 1817, soit environ cinq années après leur capture. Vladène Sirotkine (1933-2005), le spécialiste russe du Premier Empire, ne fournit aucune information sur les quantités de prisonniers rendus par la Russie à la France. Il précise seulement qu’en 1814, un convoi de trois navires ramena quelque 900 prisonniers français de Riga au Havre.
6 Parce qu’un amalgame inconscient peut être fait entre la Russie tsariste et la Russie stalinienne, il est possible de supposer que les prisonniers capturés à l’est du Niémen moururent quasiment tous en Russie. Alors qu’en réalité, ces camps ne pouvaient pas se ressembler ne serait-ce que parce que l’on n’avait pas encore inventé le fil de fer barbelé et parce qu’en Russie tsariste, il était fréquent de loger des prisonniers de guerre dans les familles, chose impensable en URSS, dans un système dont le mode de fonctionnement et la survie exigeait que le peuple russe n’ait aucun contact avec l’étranger. Ajoutons à cela un autre amalgame : « Russie = Sibérie » et l’on exclut que des prisonniers français aient pu de leur plein gré rester en « Sibérie » sous Alexandre Ier. Avant d’évoquer l’attrait éventuel que pouvait toutefois revêtir la Russie tsariste par rapport à une France soumise aux Bourbons, j’ai souhaité comprendre pourquoi nous disposions à ce jour d’aussi peu de témoignages écrits ou d’études sur le destin des plus de 210 000 prisonniers de la Grande Armée (soit un bon tiers de l’effectif initial des troupes napoléoniennes) qui, d’après Vladène Sirotkine, se retrouvèrent captifs des Russes en décembre 1812.
7 En d’autres termes, essayons de comprendre pourquoi, jusqu’à ce jour, si peu d’informations nous sont parvenues sur les officiers et soldats de la Grande Armée, qui furent capturés par les Russes, alors que l’on sait que plusieurs milliers de ceux-ci ont survécu à la captivité russe ? Pourquoi un nombre d’anciens prisonniers au moins égal à celui des rescapés du camp de Tambov n’a pas ressenti le besoin ou n’a pas eu la possibilité de laisser à la postérité des témoignages écrits ? En effet, ceux-ci permettraient aujourd’hui de lever le voile sur les conditions de vie ou de mort, durant et après la captivité, d’un nombre de prisonniers bien supérieur à celui des 30 000 à 35 000 Français internés en URSS entre 1940 et 1945.
Les raisons du silence des rescapés des camps tsaristes
8 Alors que les prisonniers français libérés à la fin de la Seconde Guerre mondiale connurent un seul type de régime politique et une période marquée par la non implication de la France dans des conflits majeurs, les Français libérés après 1815 connurent plusieurs régimes différents. Autre différence, à leur retour de captivité, les « Malgré-nous » retrouvèrent un pays et un régime politique identiques à ceux dans lesquels ils avaient grandi. Les rescapés de 1812 rentrèrent, eux, dans un pays avec de nouvelles frontières et avec des valeurs bien différentes que celles dans lesquelles ils avaient passé leur enfance. Selon le régime politique du moment, l’accueil et l’intérêt porté aux anciens de la Grande Armée,anciens prisonniers des Russes ou autres, varia considérablement.
9 Différentes conjonctures politiques mais également des considérations liées aux caractéristiques humaines et matérielles des époques successives traversées permettent de comprendre pourquoi si peu d’écrits sont disponibles en France sur le destin des prisonniers après 1812. Nous verrons ensuite, du côté des vainqueurs de 1812 (la Russie principalement), ce qu’il est aujourd’hui possible de trouver comme études ou archives d’époque sur ces Français devenus Russes.
La Restauration : une absence totale d’intérêt pour les prisonniers français en Russie ?
10 Nous pourrions nous attendre à ce que, durant la Restauration, la noblesse française revenue parfois après un quart de siècle passé en exil, n’ait plus rien voulu savoir de ce qui, de près ou de loin, rappelait la République et le Premier Empire. Nous pourrions envisager que les Bourbons se soient totalement désintéressés des dizaines de milliers de Français encore détenus chez leurs anciens alliés, habsbourgeois (en Espagne, en Autriche, en Bohème-Moravie ou en Hongrie), en Angleterre, en Prusse ou dans d’autres États allemands, et bien entendu à l’est du Niémen. Tel ne fut pas le cas. Louis XVIII s’efforça, d´ailleurs avec succès, d’obtenir le retour des prisonniers des armées napoléoniennes. En effet, dès 1814, à peine monté sur le trône de France, il confia au général Maurin, ancien aide de camp de Bernadotte, la mission de rapatrier les prisonniers français restés en Russie.
11 Dès l’été 1814, le « commissaire du roi au renvoi accéléré en France des prisonniers de guerre se trouvant dans l’Empire russe » fit paraître des annonces dans les journaux russes en français et en allemand, invitant les prisonniers de la Grande Armée à rentrer en France. À l’automne 1814, un premier convoi de trois bateaux, avec d’anciens prisonniers de guerre à bord, quitta Riga pour Le Havre. À la fin de 1815 (avec un arrêt des rapatriements lors des Cent-Jours), plusieurs milliers de prisonniers avaient regagné la France par mer ou par terre.
12 La parution, jusqu’en 1816, dans les journaux russes, d’appels incitant les anciens de la Grande Armée à demander leur rapatriementpermet de supposer qu’un nombre important d’officiers et de soldats de Napoléon se trouvait encore en Russie à cette époque. Il est en effet peu probable que les autorités françaises aient déployé de tels efforts pour seulement quelques centaines d’individus, indique logiquement Vladlène Sirotkine. Ne nous y trompons cependant pas, l’intérêt de Louis XVIII pour ces soldats échoués en Russie relevait surtout d’un certain pragmatisme économique. La France de 1815 était exsangue. Les hommes en état de travailler faisaient défaut dans l’ensemble du royaume. Les campagnes étaient souvent peuplées de femmes, d’enfants, de vieillards et d’hommes estropiés ; aussi les hommes valides étaient-ils précieux.
13 C’est uniquement dans la perspective de faire revenir en France une main d’œuvre indispensable au paysque les prisonniers en Russie intéressaient Louis XVIII, affairé à restaurer l’ordre ancien, aboli un quart de siècle plus tôt. Le gouvernement royal n’était, en revanche, pas désireux de collecter des informations sur une période dont il ne voulait plus rien savoir et dont il souhaitait effacer tout souvenir. Une fois rentrés, les anciens prisonniers devinrent des sujets de seconde classe, tolérés sous Louis XVIII, à condition qu’ils travaillent pour le royaume et se tiennent loin du pouvoir. Ils furent parfois persécutés sous Charles X, dont l’ultraroyalisme mènera à la révolution de 1830. Charles X n’entreprit rien pour tenter de rapatrier les derniersFrançais encore présents en Russie.
14 Durant la Restauration, la rareté des mémoires d’anciens soldats de l’Empire s’explique partiellementpar la crainte que pouvaient avoir les éditeurs désireux de publier les souvenirs d’anciens bonapartistes. Signalons, en outre, que parmi les rares témoignages parus durant la Restauration, certains, comme la lettre du capitaine Barré, sont tant empreints de flatteries pour les Bourbons que les historiens ont de bonnes raisons pour hésiter à les citer 10 . La période suivante vit la publication de quelques écrits d’anciens prisonniers de 1812. Cependant, la France de Louis-Philippe étant davantage celle des industriels et des banquiers que celle des militaires, les autorités du pays ne tentèrent pas non plus de réclamer à la Russie ces Français désormais âgés d’au moins 35 ans et non sans raison supposés usés.
Sous le Second Empire
15 Nous pourrions nous imaginer que le Second Empire ait soutenu la publication des mémoires des survivants de la Grande Armée capturés à l’est du Niémen en 1812. Napoléon III n’est-il en effet pas connu pour avoir pris des mesures pour venir en aide à d’anciens vétérans des armées napoléoniennes ? Le neveu de Bonaparte créa en 1857 la médaille de Sainte-Hélène, pour récompenser les quelque 400 000 hommes encore vivants en 1857 11, qui avaient combattu aux côtés de Napoléon Ier à partir de 1804. Le faible nombre d’attribution de secours viagers 12 à des vétérans des guerres de 1792 à 1815 laisse cependant planer un doute sur les motivations réelles de Napoléon III. Cette décoration ne fut - elle pas créée dans l’unique but de stimuler la « foi impériale » du peuple français ?
16 Sans entrer dans cette polémique, notons seulement que cette médaille permit effectivement à Napoléon III de rappeler, à moindre coût, que le nom qu’il portait avait été associé aux grandes heures de la France et que le nombre limité de secours viagers accordés à d’anciens « grognards » encore en vie sous le Second Empire laisse planer un doute sur le réel désir d’un empereur très lié à l’Angleterre de venir en aide à des Français qui avaient sacrifié leur jeunesse à la gloire de Bonaparte.
17 Comment expliquer sinon que François Brigel de Diebolsheim, présenté par Bertrand Jost dans Vicissitudes militaires, Grandeur et déchéance (1809-1815), n’ait pas reçu d’aide de l’administration du Second Empire, alors que le maire de sa ville et le sous-préfet territorialement compétent avaient clairement soutenu la demande de ce cordonnier indigent en des termes on ne peut plus clairs 13. Est-il possible que cet ancien chasseur à cheval du 1er corps de la Grande Armée ait été exclu de toute aide de la France napoléonienne au motif, non avoué, qu’il avait été capturé ? Auquel cas (restant à prouver), fut-ce en raison d’un impérieux souci de ménager les caisses d’un État engagé dans d’ambitieuses réformes, dans la transformation de Paris en une capitale prestigieuse et dans d’hasardeuses et coûteuses actions guerrières (guerre au Mexique) ? Ou bien fut-ce en raison de l’interprétation personnelle d’un fonctionnaire situé entre la sous-préfecture de Sélestat et Paris ?
18 Au-delà des aspects liés à la grande ou à la petite politique (opportunisme local), d’autres raisons, plus neutres, contribuent à expliquer la rareté des témoignages de prisonniers de la campagne de Russie de 1812. Force est toutefois de constater qu’alors que de nombreux ouvrages, exaltant les facettes glorieuses de la période napoléonienne, sortirent après 1848 14, peu d’anciens prisonniers de la campagne de Russie prirent la plume. À quoi cela tient-il ? Pourquoi, dans un contexte à première vue favorable à l’évocation du Premier Empire, les anciens de 1812 n’ont-ils pas été saisis d’une « soif de témoigner », comparable à celle qui anima, par exemple, les derniers anciens combattants de la Grande Guerre ou qui inspire aujourd’hui les derniers survivants d’événements majeurs de notre siècle, tels que la captivité en URSS ?
19 Au moins cinq raisons principales contribuent à expliquer pourquoi, même sous le Second Empire, peu d’anciens prisonniers des campagnes napoléoniennes prirent la plume : la différence d’espérance de vie, le taux d’analphabétisme de la population, les coûts de publication, la moindre technicité et la rareté des sites d’impression d’ouvrages ou encore l’absence de pensions de retraite.
20 Nombre de témoignages de survivants des camps soviétiques sortirent une fois que les témoins eurent atteint l’âge de la retraite. Faisons remarquer qu’une fois encore, aucune comparaison n’est possible avec la situation des rescapés de la captivité en Russie entre 1943 et 1945. En effet, à la différence des gens nés 130 ans après eux en Alsace-Moselle, les survivants de la Grande Armée n’eurent pas la possibilité matérielle de rédiger leurs souvenirs. Non bénéficiaires de retraites, les anciens « grognards » durent travailler jusqu’à la fin de leurs jours pour pouvoir survivre. Tel ne fut bien entendu pas le cas des Français nés au XXe siècle, dont le bénéfice d’une pension permit de trouver le temps et les moyens nécessaires à la rédaction de leurs mémoires, lorsqu’ils n’eurent plus à travailler. Le pauvre vétéran de 1812, de Diebolsheim, décédé en février 1851, présenté par Bertrand Jost, eût-il laissé des mémoires s’il n’avait eu à travailler pour assurer sa pitance ?
21 Il convient également de tenir compte du fait que l’espérance de vie, qui a plus que doublé en France en deux siècles et demi, peut également expliquer le grand nombre de mémoires publiés par les rescapés des camps russes de la Seconde Guerre mondiale par rapport à celui des quelques récits rédigés par des rescapés des camps tsaristes de 1812. En effet, bien des récits de la « dernière captivité de Français en Russie » ont été écrits lorsque ces vétérans eurent dépassé la soixantaine, un âge probablement inaccessible pour beaucoup d’anciens de 1812. La disparition de nombreux rescapés de la captivité tsariste avant Napoléon III explique certes en partie la rareté des mémoires rédigés entre 1848 et 1870. Elle n’explique, cependant, pas tout. La fréquente présence d’analphabètes parmi les soldats qui servirent au début du XIXe siècle et la différence de coûts de fabrication d’un livre entre le XIXe et la fin du XXe siècle est aussi une des raisons expliquant la relative rareté des mémoires aujourd’hui disponibles sur la captivité en Russie après 1812.
Les 70e et 80e anniversaires
22 Profondément humiliée par la défaite de la guerre franco-prussienne, la IIIe République était obnubilée par le souhait de prendre une revanche sur le Second Empire allemand qui lui ramènerait son honneur perdu et l’Alsace-Lorraine. L’heure était à l’exaltation des victoires passées du pays. Il n’était alors pas opportun de s’intéresser aux pages sombres de l’histoire militaire française que rappelle le thème des prisonniers de guerre. D’autant plus que cette question ne pouvait que ramener le cuisant souvenir d’une précédente grande bataille française, initialement bien engagée et que la charge décisive des troupes de Blücher transforma en une terrible défaite.
23 À la fin des années 1870, l’arrivée en France d’Emmanuel Poiré, venu pour recouvrer la nationalité française, petit-fils d’un ancien de la Grande Armée ayant fait souche en Russie, aurait pu rappeler à l’opinion publique française que d’anciens soldats de la Grande Armée étaient encore susceptibles de vivre en Russie. La République ne pouvait en tout cas plus méconnaître que la Russie d’Alexandre II 15 comptait des descendants de « grognards ». Le cas de ce petit-fils d’un soldat de 1812, qui serait sans doute passé inaperçu si l’intéressé n’était pas devenu un caricaturiste et un dessinateur humoristique français, connu sous le pseudonyme « Caran d’Ache » 16, ne pouvait en effet pas être un cas isolé.
24 Dans le contexte délicat de la fin du XIXe siècle, les historiens et l’État français ne ressentirent toutefois pas le besoin de s’intéresser au destin de ces citoyens russes d’origine française. Ainsi fut négligée une possibilité extraordinaire de recueillir, pour l’histoire, des témoignages extrêmement intéressants qui auraient pu aujourd’hui nous permettre de retracer le destin des prisonniers de 1812.
Le 100e anniversaire
25 La commémoration du 100e anniversaire de la campagne de Russie aurait dû inspirer bien des historiens. En France, il est compréhensible que le contexte européen délicat des années 1900-1910 n’ait pas été propice à la publication d’ouvrages sur les prisonniers des guerres napoléoniennes. Le pays était, en effet, à la veille d’une guerre mondiale où il aurait comme alliés ses ennemis de 1812 (la Russie et l’Angleterre) et comme ennemis ses alliés de 1812 (Autrichiens, Wurtembourgeois, Prussiens, Badois ou autres). En 1912, la situation était diamétralement opposée à celle qui prévalait cent ans plus tôt.
26 Bref, à la veille de la Première Guerre mondiale, la question des prisonniers de guerre constituait une boîte de Pandore pouvant – fort inopportunément – rappeler aux Français que, 100 ans plus tôt, les Russes n’avaient pas pris grand soin des militaires français et, plus encore que les alliés britanniques avaient fait preuve d’une cruauté absolument injustifiable envers les soldats français. Dans La vie quotidienne dans les armées de Napoléon, Marcel Baldet cite ainsi les conditions de détention particulièrement inhumaines auxquelles les Anglais soumirent des dizaines de milliers de prisonniers français sur leurs terribles pontons et sur l’île de Cabrera, un site alors sous autorité espagnole, où plus de 10 000 d’entre eux moururent en quelques mois.
27 Durant les dernières années de la Russie tsariste en revanche, l’approche du 100e anniversaire de Borodino avait entraîné la parution de plusieurs études issues du dépouillement des archives de la période 1812-1850. Est-ce pour les raisons évoquées plus haut que ces ouvrages ne parurent pas en France avant 1918 ? Quoi qu’il en soit, il est difficile de s’imaginer que les diplomates français présents avant 1917 en Russie aient pu ne pas avoir été informés de l’existence de ces études, encore inconnues en France, cent ans après leur rédaction. La Russie tsariste, eu égard à la conjoncture politique du moment, souhaitait-elle communiquer ces informations à la France une fois que les problèmes allemand et austro-hongrois auraient été réglés ? D’aucuns prétexteront qu’à la veille de la commémoration des cent ans de l’invasion de Russie, l’État français, ou des historiens militaires, auraient au moins pu songer à collecter des informations sur les archives russes disponibles sur les soldats, jadis captifs d’Alexandre Ier. Mais qui, en ce début des années 1910, aurait pu prévoir qu’allait survenir en Russie une révolution qui empêcherait les chercheurs occidentaux d’accéder à ces documents durant plus de 75 années.
1962 : le 150e anniversaire de 1812
28 La guerre froide rendant impossible l’accès aux archives tsaristes, la commémoration du 150e anniversaire de 1812 ne vit pas non plus la parution d’études sur les prisonniers de guerre. On se contenta de publier des ouvrages généraux n’innovant pas particulièrement par rapport à ceux sortis en France au début du siècle. Pourquoi ? On pourrait avancer que le souvenir encore frais de la cuisante défaite de Diên Biên Phu ne donna peut-être pas envie aux historiens français de s’intéresser à des thèmes qui risquaient de raviver le douloureux souvenir de l’Indochine et des incertitudes sur le sort des soldats tombés aux mains du Viêt-minh.
29 En effet, bien que durant la retraite de Russie, Napoléon soit parvenu à empêcher que le gros de ses troupes se retrouvât piégé sur la rive orientale de la Bérézina ; la bataille du même nom, qui évita à l’armée française de capituler, est – souvent à tort – restée dans l’inconscient collectif comme synonyme d’une défaite épouvantable, d’une sorte de « Stalingrad français ».
30 Le thème de la captivité sous le Premier Empire a pourtant inspiré quelques historiens français dans les années 1960. Parmi ceux-ci, Marcel Baldet s’est intéressé à la fois aux aspects les plus glorieux du Premier Empire et aux prisonniers des armées napoléoniennes. Dans La vie quotidienne dansles armées de Napoléon, il a notamment consacré plusieurs pages à la captivité en Espagne et en Angleterre et même quelques lignes aux prisonniers de guerre français remis en 1813 aux Hongrois par les Russes.
31 Dans cette étude de 1964, Baldet fait clairement part de sa conviction que les Russes firent de nombreux prisonniers en 1812 jusqu’au passage du Niémen, avant d’indiquer qu’un nombre inconnu de ces hommes parvint à rejoindre la France à partir de 1814 : « Ceux qui survécurent, parmi les innombrables [sic] prisonniers de Russie, furent libérés à la paix de 1814 : les officiers reçurent cent roubles-papier pour viatique [remboursés sous la Restauration], les soldats une mauvaise capote russe et un peu moins d’un sou par jour pour vivre. Partis en mai, ils n’atteignirent la Lorraine qu’en novembre, après six mois de marche à travers l’Europe entière. » Hélas, même un chercheur aussi passionné que Marcel Baldet ne pouvait guère fournir plus d’informations sur les prisonniers car en pleine guerre froide, il ne pouvait pas accéder aux travaux et aux archives conservés dans une Russie devenue « Union soviétique ».
32 En URSS, plusieurs études parurent après guerre sur les envahisseurs qui s’étaient cassé « les griffes et le bec » sur la Russie : les aigles napoléonien et nazi. Cependant, dans le contexte de la propagande stalinienne, les historiens soviétiques ont produit des études comparant non seulement la guerre de 1812 avec la guerre de 1941-1945, mais également Napoléon et Hitler, Koutouzov et Staline ou Lénine. Les études de cette époque sont, en outre, tellement émaillées d’anachroniques piques contre Alexandre Ier et la religion orthodoxe, ou encore d’incessantes allusions aux motivations « révolutionnaires » du peuple russe, qu’elles sont peu crédibles. La lecture des écrits de l’historien soviétique Tarle, qui encore aujourd’hui passe en Russie pour être un spécialiste de la guerre de 1812, s’est ainsi révélée fort décevante. En effet, non seulement cet historien utilise un style orienté visant à l’interprétation « révolutionnaire » de l’histoire, particulièrement de rigueur sous Staline mais, en outre, il semble considérer ne pas avoir à s’intéresser aux prisonniers. Là encore, Tarle reste dans la droite ligne de la propagande stalinienne. Le sort des militaires captifs n’intéressa jamais beaucoup l’URSS. En Union soviétique, un soldat tombé aux mains de l’ennemi était un traître. Les soldats soviétiques qui allèrent rejoindre les goulags après avoir été « libérés » par l’Armée rouge en 1945, l’apprirent à leurs dépens.
33 Nous retiendrons que tant en France qu’en Russie, l’absence, après 1917, d’ouvrages innovants sur les prisonniers français restés en Russie après 1812 résulte en grande partie du gel auquel le pouvoir soviétique soumit les archives tsaristes.
Et depuis ?
34 Nous avons vu que le peu d’informations sur les prisonniers de la Grande Armée capturés en 1812 tient à plusieurs causes, qui vont de l’instauration de régimes différents en France à la Révolution en Russie. 200 ans plus tard, nous ignorons quasiment tout des Français restés à l’est du Niémen en 1812 : combien moururent en captivité en Russie ? Quelles furent leurs conditions de vie ou de mort dans l’Empire tsariste ? Combien décidèrent de s’installer en Russie et où ? Combien rentrèrent en France ? Quand le dernier prisonnier rentra-t-il ? Le manque d’intérêt que la Restauration, la monarchie de Juillet, le Second Empire et les IIe et IIIe Républiques portèrent aux officiers et aux soldats de la Grande Armée restés en Russie après décembre 1812 est la raison pour laquelle il n’est pas aujourd’hui possible de répondre à ces questions en consultant les archives françaises.
35 Y a-t-il encore quelque espoir de trouver en Russie la réponse à l’une ou l’autre de ces questions ? À la fin des années 1990, 70 ans après les chercheurs indépendants de l’avant-Première Guerre mondiale, la publication par le professeur Vladen Sirotkine de Napoleon i Rossia, mais également la découverte à Tambov d’archives inédites à ce jour, redonnent un peu d’espoir à ceux qui sont aujourd’hui curieux d’en savoir un peu plus sur les nombreux soldats de la Grande Armée oubliés depuis deux cents ans. Bien des aspects restent à traitersur la captivité en Russie bien entendu, mais également sur la détention des officiers et des soldats de la Grande Armée capturés par les Russes, au cours de la campagne de 1813.
36 Il resterait également à nous intéresser aux prisonniers de guerre capturés en 1814 et 1815 par les armées coalisées engagées en France ou sur les terres qui, quelques années plus tôt, faisaient partie de l’Empire français, mais peut-être également à essayer de retrouver, dans les archives britanniques, espagnoles, belges, hongroises, autrichiennes, polonaises ou allemandes, des témoignages, inédits à ce jour nous permettant d’appréhender un peu plus le quotidien vécu par ces oubliés de l’histoire, que sont les prisonniers des campagnes napoléoniennes.
Notes
1 Le premier prisonnier de guerre français en Russie soviétique fut interné en juillet 1940, suite à son évasion d’un stalag allemand, via l’URSS alors alliée de l’Allemagne hitlérienne. Le dernier à revenir en France rentra en 1955, après 12 ans de captivité et d’internement (en tant qu’étranger condamné à une faute pénale).
2 Tambov est située à environ 450 kilomètres au sud-ouest de Moscou.
3 Nom donné aux Alsaciens-Mosellans incorporés de force dans l’armée allemande entre octobre 1942 et novembre 1944.
4 Le seul camp de Tambov, qui eut le triste honneur d’accueillir le plus grand nombre de Français durant la Seconde Guerre mondiale, inspira la rédaction de plus d’une centaine d’ouvrages de la part d’historiens ou d’anciens prisonniers de ce camp.
5 Oulianovsk, ville natale de Lénine, qui malgré ce qu’indiquent les cartes occidentales, n’a toujours pas repris son nom historique « Simbirsk », d’origine tatare, est située à environ 950 kilomètres à l’est de Moscou.
6 Parmi les rares mémoires de rescapés de captivité russe, le comte de Montravel, dans Voyage d’un officier français, prisonnier en Russie (Paris, Charles Gosselin, 1833), a en effet précisé que sous Alexandre Ier en Russie : « Par le seul fait d’exil en Sibérie, on est considéré comme mort [sic !]. Les biens d’un exilé sont partagés par la famille, et la femme peut se remarier. »
7 « Gouvernement » : nom donné aux régions administratives russes durant la période tsariste.
8 En effet, 130 ans avant les « Malgré-nous », il y avait déjà des prisonniers de guerre français en Russie, non seulement dans la région de Tambov, mais également dans celles, voisines, de Simbirsk et de Saratov.
9 Jost (Bertrand), Vicissitudes militaires, tome 1,Grandeur et déchéance (1809-1815), éditions Calleva, Barr, 2010, 286 pages.
10 Le témoignage en question est publié en 1911, dans : Chuquet (Alexandre), Lettres de 1812, éd. Scientifiques, Paris, 1911, p. 355. Chuquet précise à propos des mémoires du capitaine Barbé : « Barbé, qui écrit sous la Restauration, veut simplement prouver son loyalisme et flatter les Bourbonss. »
11 Source :www.stehelene.org/php/accueil/php?lang=fr
12 Jost (Bertrand), op. cit.. et le site Internet : nalosi.free.fr/fleurence/stch.htm#B
13 Jost (Bertrand), op. cit., p. 17 : « Le maire [de Diebolsheim] est d’avis, vu les services loyaux rendus par le solliciteur à la Patrie et eu égard à sa position de fortune voisine de l’indigence, que rémunération lui soit accordée. »
14 Notons pour la période 1852-1870, une propension des historiens de la IIe République et du Second Empire à surtout s’intéresser aux heures passées d’une période glorieuse (dont l’évocation du seul nom contribuait à flatter le premier personnage de France : Napoléon III), au détriment des aspects moins glorieux du règne de Napoléon Ier, tel que le sort des prisonniers de guerre. Le désintérêt des historiens du Second Empire pour les prisonniers de la Grande Armée est probablement lié à l’opportunisme de certains. Il est notamment possible que sous Napoléon III, dans certains départements, des personnalités locales n’aient point encouragé le recueil du témoignage des survivants de l’Empire ayant eu à pâtir des revers des campagnes de l’oncle de Napoléon III.
15 Alexandre II régna de mars 1855 à mars 1881.
16 Dictonnaire Larousse du XXe siècle en 6 volumes, édition de 1928.
2 Tambov est située à environ 450 kilomètres au sud-ouest de Moscou.
3 Nom donné aux Alsaciens-Mosellans incorporés de force dans l’armée allemande entre octobre 1942 et novembre 1944.
4 Le seul camp de Tambov, qui eut le triste honneur d’accueillir le plus grand nombre de Français durant la Seconde Guerre mondiale, inspira la rédaction de plus d’une centaine d’ouvrages de la part d’historiens ou d’anciens prisonniers de ce camp.
5 Oulianovsk, ville natale de Lénine, qui malgré ce qu’indiquent les cartes occidentales, n’a toujours pas repris son nom historique « Simbirsk », d’origine tatare, est située à environ 950 kilomètres à l’est de Moscou.
6 Parmi les rares mémoires de rescapés de captivité russe, le comte de Montravel, dans Voyage d’un officier français, prisonnier en Russie (Paris, Charles Gosselin, 1833), a en effet précisé que sous Alexandre Ier en Russie : « Par le seul fait d’exil en Sibérie, on est considéré comme mort [sic !]. Les biens d’un exilé sont partagés par la famille, et la femme peut se remarier. »
7 « Gouvernement » : nom donné aux régions administratives russes durant la période tsariste.
8 En effet, 130 ans avant les « Malgré-nous », il y avait déjà des prisonniers de guerre français en Russie, non seulement dans la région de Tambov, mais également dans celles, voisines, de Simbirsk et de Saratov.
9 Jost (Bertrand), Vicissitudes militaires, tome 1,Grandeur et déchéance (1809-1815), éditions Calleva, Barr, 2010, 286 pages.
10 Le témoignage en question est publié en 1911, dans : Chuquet (Alexandre), Lettres de 1812, éd. Scientifiques, Paris, 1911, p. 355. Chuquet précise à propos des mémoires du capitaine Barbé : « Barbé, qui écrit sous la Restauration, veut simplement prouver son loyalisme et flatter les Bourbonss. »
11 Source :www.stehelene.org/php/accueil/php?lang=fr
12 Jost (Bertrand), op. cit.. et le site Internet : nalosi.free.fr/fleurence/stch.htm#B
13 Jost (Bertrand), op. cit., p. 17 : « Le maire [de Diebolsheim] est d’avis, vu les services loyaux rendus par le solliciteur à la Patrie et eu égard à sa position de fortune voisine de l’indigence, que rémunération lui soit accordée. »
14 Notons pour la période 1852-1870, une propension des historiens de la IIe République et du Second Empire à surtout s’intéresser aux heures passées d’une période glorieuse (dont l’évocation du seul nom contribuait à flatter le premier personnage de France : Napoléon III), au détriment des aspects moins glorieux du règne de Napoléon Ier, tel que le sort des prisonniers de guerre. Le désintérêt des historiens du Second Empire pour les prisonniers de la Grande Armée est probablement lié à l’opportunisme de certains. Il est notamment possible que sous Napoléon III, dans certains départements, des personnalités locales n’aient point encouragé le recueil du témoignage des survivants de l’Empire ayant eu à pâtir des revers des campagnes de l’oncle de Napoléon III.
15 Alexandre II régna de mars 1855 à mars 1881.
16 Dictonnaire Larousse du XXe siècle en 6 volumes, édition de 1928.
Pour citer cet article
Référence papier
Régis Baty, « Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie », Revue historique des armées, 267 | 2012, 51-59.
Référence électronique
Régis Baty, « Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie », Revue historique des armées [En ligne], 267 | 2012, mis en ligne le 09 mai 2012,
http://journals.openedition.org/rha/7453
Régis Baty, « Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie », Revue historique des armées, 267 | 2012, 51-59.
Référence électronique
Régis Baty, « Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie », Revue historique des armées [En ligne], 267 | 2012, mis en ligne le 09 mai 2012,
http://journals.openedition.org/rha/7453
Auteur
Régis Baty
Docteur en histoire, gendarme, il est chercheur associé à l’Institut d’histoire sociale des Hauts-de-Seine. Germanophone et russophone, il a étudié le destin des Français internés en URSS durant la Seconde Guerre mondiale a commencé à explorer les archives tsaristes sur les prisonniers de la Grande Armée. Il a publié : Tambov, camp soviétique, 1942-1946 (tome 1, publié à compte d’auteur, 2011, 254 pages.)
© Revue historique des armées
Docteur en histoire, gendarme, il est chercheur associé à l’Institut d’histoire sociale des Hauts-de-Seine. Germanophone et russophone, il a étudié le destin des Français internés en URSS durant la Seconde Guerre mondiale a commencé à explorer les archives tsaristes sur les prisonniers de la Grande Armée. Il a publié : Tambov, camp soviétique, 1942-1946 (tome 1, publié à compte d’auteur, 2011, 254 pages.)
© Revue historique des armées