La question de Crimée : un cas d’école pour l’analyse géopolitique ? Article de la revue "Cahiers de la Méditerranée", (Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine).



"La question de Crimée : un cas d’école pour l’analyse géopolitique ?

 
Sous ce titre, Vladislava Sergienko et Joseph Martinetti, livrent une analyse exhaustive de la problématique criméenne.
L'article est paru dans la revue "Cahiers de la Méditerranée", publiés par le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC), laboratoire de recherche de l'Université de Nice-Sophia Antipolis,
Cette étude, fort documentée, s'appuyant sur une restitution des antécédents historiques de la situation, risque cependant, étant donné le contexte conflictuel qui caractérise les relations entre l'Ukraine et la Russie, d'être à tout le moins "appréciée" de manière différente par les tenants d'une Crimée russe et ceux d'une Crimée ukrainienne.
Faut-il pour autant l'ignorer ? A chacun d'en juger… après lecture.
J.M



https://journals.openedition.org/cdlm/13893
 
La question de Crimée : un cas d’école pour l’analyse géopolitique ?


Vladislava Sergienko et Joseph Martinetti
Résumé
Français  

Cas d’école exemplaire pour l’analyse géopolitique, la péninsule de Crimée se situe de façon récurrente au cœur de rivalités de pouvoir sans cesse renouvelées. Sa situation géographique en fait en effet un verrou majeur entre le monde méditerranéen et les immensités eurasiatiques et elle constitue depuis le xviiie siècle le débouché méridional d’un isthme russe reliant Baltique et mer Noire. En associant perspective diachronique, ancrée dans la longue durée, et indispensables emboîtements d’échelles, cet article permet de comprendre les enjeux singuliers qui accompagnent au cours de l’hiver 2014 la dernière « réplique » de la question de Crimée, mettant aux prises Russie et Ukraine, mais surtout intérêts géostratégiques d’une sphère occidentale pilotée par l’OTAN face aux manifestations d’une puissance russe réactivée dans l’espace méditerranéen et proche-oriental.

 
Mots-clés :  
Plan

Une péninsule prisonnière de sa géographie
La Crimée, « une sentinelle » ouverte sur l’Océan Monde
Une mer sombre et inhospitalière ?
La Crimée se définit comme une interface géographique
Les Limans pontiques au débouché des grands fleuves méridiens
Au-delà, le monde infini des steppes
Une géohistoire de la Crimée, un territoire objet de toutes
les rivalités

La longue histoire des occupations de la Crimée
Le réseau génois de la Gazaria entre Byzance et les Tatars
Au cœur des enjeux isthmiques de l’Europe orientale
Au cœur du projet grec de Potemkine à la fin du xviiie siècle
La Crimée et le concept d’Eurasie
La Crimée, de Mackinder aux théories eurasistes
Un enjeu majeur des grands conflits du xxe siècle
La Crimée, un laboratoire de la diversité démographique
Russes, Ukrainiens ou Tatars ?
Quelle place pour la Crimée à la fin de l’URSS ?
Une société pionnière, cosmopolite et russophone
La Crimée, une terre promise pour les Juifs ?
Les Tatars de Crimée entre déportation et réhabilitation

 
Texte intégral
 
1.  Péninsule singulière des rivages septentrionaux de la mer Noire, la Crimée constitue un cas d’école pour la démarche géopolitique. Sa dernière irruption sur la scène internationale en mars 2014 s’inscrit en effet dans une longue lignée d’événements géo-historiques, dictée de façon récurrente par son exceptionnelle position d’interface entre le monde maritime méditerranéen et les immensités steppiques du continent eurasiatique. Par le Bosphore cimmérien, nom antique du détroit de Kertch, s’ouvrent en effet les voies méridiennes que tracent de larges fleuves dans les immensités planes des riches Terres noires nourricières vers une mer libre de glaces et connectée à l’Océan-Monde. L’importance de ce verrou péninsulaire qui met aux prises depuis des temps immémoriaux puissances maritimes et puissances terrestres est sans cesse réactivée par des jeux d’acteurs qui évoluent dans des contextes historiques toujours redéfinis. Objets convoités des rivalités de puissance et sujets politiques singuliers constitués par les multiples strates de leurs peuplements successifs, République de Crimée et ville de Sébastopol sont soumises en conséquence à des tensions géopolitiques récurrentes. C’est en privilégiant une perspective diachronique – le temps long – associée à une approche diatopique – les emboîtements d’échelles – appliquées à des territoires dont les identités géographiques seront mises en relief que nous nous proposons d’en comprendre les enjeux et d’en dégager ainsi une valeur modélisable. Cela devrait contribuer à mieux comprendre les enjeux de sa dernière réplique de l’hiver 2014 qui s’est conclue par la réintégration de la péninsule à la Russie avec le soutien d’une écrasante majorité de Criméens. La « revanche de la géographie » qu’évoque le politologue américain Robert D. Kaplan peut-elle trouver une meilleure illustration ?

 
Une péninsule prisonnière de sa géographie
 
2. Depuis mars 2014, la péninsule de Crimée, regroupant les deux entités de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol, est revenue sur le devant de l’actualité internationale. Le « coup de force » du Président Poutine qui missionne ses hommes polis  1  pour prendre le contrôle de la péninsule est immédiatement suivi par l’organisation d’un référendum local qui valide très massivement le « retour » de la péninsule à la Russie. Depuis, ce magnifique promontoire naturel ouvert sur la mer Noire cristallise les conflits avec l’Ukraine considérée comme une victime de l’irrédentisme russe, tandis que les États occidentaux membres de l’OTAN et de l’Union européenne sanctionnent toujours cette « annexion », visant ainsi à fragiliser l’économie criméenne. Inversement, Moscou accentue l’ancrage de la péninsule au sein de la Fédération en rénovant les infrastructures de transport et en édifiant un pont spectaculaire de 19 km qui relie désormais la presqu’île au continent russe. Cette réintégration clôture-t-elle désormais l’intermède ukrainien voulu en 1954 par le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, lorsqu’il offrit à la République Soviétique d’Ukraine ce territoire stratégique conquis sur les Tatars par l’Empire de Russie à la fin du xviiie siècle ?
 
La Crimée, « une sentinelle » ouverte sur l’Océan Monde
 
3.   Située à l’épicentre des rivages septentrionaux de la mer Noire, la Crimée relie le monde méditerranéen aux immensités steppiques du continent eurasiatique. Elisée Reclus dans un des volumes de sa Géographie Universelle évoque ainsi le rôle de surveillance maritime que permettent ses contreforts rocheux :
Située en dehors du continent, tout en gardant ses communications libres avec les plaines de l’intérieur, la Crimée va pour ainsi dire au-devant de toutes les routes du commerce et leur ouvre ses ports. Sentinelle de la mer d’Azov et des golfes occidentaux de la mer Noire, elle profite à la fois des échanges qui se font entre les pays d’Outre-mer et les bassins du Don et du Dniepr 2.
4.  Cet horizon maritime dont la Crimée est la clé mérite un premier inventaire de ses caractères naturels. Il s’agit en effet d’une mer intérieure placée tel un vaste lac au cœur des terres eurasiatiques. À la différence de la mer Caspienne voisine, la mer Noire est toutefois reliée au monde océanique par un emboîtement d’accès qui filtrent son accessibilité. 3
Les Détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles en constituent les verrous, véritables choke points –passages stratégiques – contrôlant la navigation dans cette mer semi-fermée. Objets de nombreux conflits, ils sont régis par la convention de Montreux 4, signée en 1936 qui en définit les règles de passage. Aujourd’hui, 55 000 navires environ transitent annuellement par le Bosphore contre 100 000 à Gibraltar avec des transits énergétiques et industriels particulièrement volumineux.

 
Une mer sombre et inhospitalière ?
 
5.   Pourquoi ce bassin oriental de la Méditerranée a-t-il été qualifié de mer Noire ? Les Turcs qui abordent ses rivages vers le xiie siècle la désignent en effet comme Kara Deniz, la mer noire, l’opposant ainsi à une mer blanche, Ak Deniz, la Méditerranée au Sud. Ces couleurs correspondraient aux signes cardinaux, le noir symbolisant le Nord tandis que le blanc représenterait l’Ouest ou le Sud. Cette désignation par couleurs serait héritée de la cosmologie chinoise adoptée par les Mongols et les Turcs 5. Selon le linguiste allemand Max Vasmer, l’étymologie serait toutefois bien plus ancienne. Pour les peuples iranophones, dont les Scythes, le qualificatif axseina utilisé pour désigner la mer signifie bleu sombre  6. Les Grecs anciens auraient alors adopté le terme signifiant pour eux inhospitalier et désigné ainsi cet espace maritime singulier comme le Pontos Axeinos. Sans îles et offrant peu d’ancrages rocheux, sa connectivité est faible en effet, par contraste avec le proche bassin archipélagique égéen. Mais la navigation y étant maîtrisée en particulier par les Grecs ioniens, a-xeinos aurait été euphémisé en Eu-xenos, la mer hospitalière. Il est vrai que les échanges commerciaux avec les Scythes ont aussi révélé les aptitudes et les ressources de ces vastes espaces barbares et la Tauride, pays des Taures 7, avec ses côtes rocheuses découpées et son climat plus clément offre un ancrage plus familier aux navigateurs grecs 8 Son climat est cependant plus continentalisé que celui de la Méditerranée et il surprenait les voyageurs antiques avec ses violentes tempêtes boréales et un long englacement des littoraux non rocheux.
6.  La mer Noire présente un modèle hydrologique bien différent de la Méditerranée avec une salinité moindre, 16 grammes de sel par litre contre 35 en Méditerranée orientale. Cela s’explique par l’abondance de son alimentation en eau douce et sa quasi-fermeture aux courants maritimes méditerranéens. Les eaux salées provenant de la mer Égée stagnent en profondeur en se mêlant très peu aux eaux fluviales qui restent en surface. Cette faible miction explique une pauvreté en oxygène qui ne favorise pas le développement de la flore et de la faune. À l’état de lac il y a huit mille ans, la mer Noire aurait été reliée à Méditerranée au cours d’un épisode violent et cataclysmique que certains scientifiques assimilent au Déluge de l’Ancien Testament. 9

 
La Crimée se définit comme une interface géographique
 
7.  Avec une superficie de 27 000 km2, la péninsule se décompose en trois sous-ensembles géomorphologiques et chacun d’eux s’insère dans une entité géographique plus vaste. Au sud, l’étroite bande littorale nommée par Reclus la Crimée montueuse est une chaîne de montagnes calcaires culminant à 1 545 mètres d’altitude et elle domine la mer Noire par une côte escarpée. Terminaison occidentale du massif caucasien, elle a la morphologie d’une « terre méditerranéenne aux marges de l’Eurasie ». Son exposition méridionale qui la protège des rigueurs continentales du monde steppique lui donne une aménité toute méditerranéenne. Elle deviendra ainsi dès le début du xixe siècle une Riviera russe fort prisée avec ses stations balnéaires réputées. Les ancrages qu’elle offre à la navigation maritime et qui sont magnifiés par les huit baies de Sébastopol explique sa fonction précoce de terminaison maritime de l’Océan-Monde à destination des immensités eurasiatiques.
 
Les Limans pontiques au débouché des grands fleuves méridiens
 
8. Les limans, nommés ainsi depuis l’Antiquité grecque, constituent l’autre espace de contact entre terre et mer et ce sont de vastes embouchures planes construites par les puissants fleuves des steppes continentales comme le Dniestr, le Dniepr ou le Don, nommé Thanaïs par les Grecs. Le liman construit par le Don se confond avec la mer d’Azov, une mer semi-fermée de 40 000 km2 désignée sous le nom de Méotide dans l’Antiquité. Dans ces marécages peu profonds, les eaux peu salées de la mer Noire se mêlent aux eaux douces chargées de limons en créant ainsi un biotope riche en planctons à l’origine d’une faune aquatique dense et prolifique. Il contraste fortement avec la pauvreté biologique de la Mer Noire. Aussi, ce sont les lieux de la reproduction des grands poissons, comme le célèbre esturgeon beluga, et ils font de la mer d’Azov la mer des poissons pour les Tatars, Balyk Dengiz.
9.  À l’est de la Crimée, une longue flèche littorale de plus de cent kilomètres, l’Arabatskaia strelka, assure la protection d’une vaste zone lagunaire et saumâtre, la Syvach, ou mer putride. Elle suscite également les convoitises en favorisant les nombreuses espèces d’oiseaux attirés par des nutriments abondants. La salinité associée à la présence de minerais sulfatés est l’objet d’une exploitation ancienne de sels et de phosphates. En conséquence le détroit qui relie la mer d’Azov à la mer Noire cristallise un fort intérêt stratégique pour l’accès à ses ressources et au vie siècle avant J.-C. l’antique cité grecque de Panticapée, l’actuelle Kertch, fut l’épicentre d’une entité politique autonome dont la vitalité reposait sur les intenses échanges entre un monde grec avide de ressources et les riches territoires scythes exportant blés, or, poissons ou peaux.

 
Au-delà, le monde infini des steppes
 
10.  À la Crimée montueuse succède rapidement vers l’intérieur des terres péninsulaires un premier piémont. Relativement humide, il est l’espace des « capitales », Simféropol 10  siège actuel de la République autonome et Bakhtchissaraï, l’ancienne capitale des Khans tatars. Ce piémont donne accès aux plus vastes espaces de steppes des Tatars Nogaïs, éleveurs semi-nomades turco-mongols originaires de l’Altaï. Ces pauvres steppes de la Crimée intérieure annoncent les immensités steppiques de l’Eurasie qui s’étendent en un large arc de cercle, de la Hongrie jusqu’à la Sibérie. Mais, inversement, celles-ci présentent une aptitude agronomique particulièrement remarquable. Commence là, en effet, le domaine des tchernozioms, ces fameuses Terres noires décrites par le savant russe Dokouchaev à la fin du xixe siècle. Elles seront pendant très longtemps un immense « champ sauvage » 11  dominé par des peuples nomades puis mises en valeur après leur « reconquête » par les Cosaques à partir du xviie siècle. Leurs régions les plus occidentales constituent alors l’U-kraine, le territoire des « marges » dont l’étymologie est claire, mais réfutée pourtant par la force des sentiments nationalistes aujourd’hui à l’œuvre dans la nouvelle Ukraine 12.
 
Une géohistoire de la Crimée, un territoire objet de toutes les rivalités
 
11.  Cette esquisse géographique donne la mesure d’une équation territoriale qui s’est imposée avec récurrence. En favorisant la confrontation entre peuples marins et peuples des steppes sa morphologie singulière a déterminé les axes majeurs d’une histoire faite de convoitises et de conflits. Aujourd’hui encore, située à l’intersection des isthmes russes et polonais qui connectent les quatre bassins maritimes formés par la mer Noire, la Baltique, l’Adriatique et la Caspienne, elle est le lieu d’une âpre lutte d’influence entre les membres de l’OTAN et la Fédération de Russie, confinée aux limites d’una nuova cortina di ferro selon l’expression du géopoliticien italien Lucio Caracciolo 13.
 
La longue histoire des occupations de la Crimée
 
12.  La Crimée est conquise au viie siècle avant notre ère par les Scythes sur les Cimmériens, premiers habitants de la péninsule dont le nom nous soit connu. Un siècle plus tard les Grecs y fondent des colonies, dont Theodosia et Chersonèse, et, sous le nom de Tauride, la péninsule intègre le monde et la civilisation grecs puis byzantins. Elle subit cependant les invasions récurrentes des peuples nomades, Sarmates, Goths, Huns puis Khazars. Au xe siècle, elle découvre la Russie kiévienne avec la prise sur les Byzantins de Chersonèse par Vladimir le Grand, le Soleil Rouge. Il christianise la Russie en se convertissant lui-même en 988 et en scellant une alliance avec l’orthodoxie impériale byzantine. En « éclairant son peuple de la lumière de son baptême » 14, il acte un événement fondateur de l’identité russe dont la Crimée est le théâtre. Aujourd’hui ce « baptême des Slaves et de la Rus » 15  sert toujours à légitimer l’unité du monde russe et le retour de la Crimée sous l’autorité de Moscou comme en atteste le discours de Vladimir Poutine en avril 2014 au moment du rattachement de la péninsule :
Tout, en Crimée, parle de notre histoire et de notre fierté partagées. C’est là que se trouve l’antique Chersonèse, où fut baptisé le Prince Vladimir. Son exploit spirituel, l’adoption de l’Orthodoxie, détermina les fondements généraux de la culture, de la civilisation et des valeurs humaines qui unissent les peuples de la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie 16.
13Cette légitimation par la longue durée est réfutée en Occident où seuls sont validés les arguments de nature juridique dont la portée est surinvestie sur un plan moral 17.

 
Le réseau génois de la Gazaria entre Byzance et les Tatars
 
14.  Pendant trois siècles, du xiiie au xve siècle, la côte méridionale de Crimée se place à nouveau sous l’influence d’une thalassocratie. En s’engageant à restaurer l’autorité des empereurs byzantins 18  face à Venise et aux Croisés latins, les Génois obtiennent en effet en 1261 l’exclusivité d’un monopole commercial 19  sur l’ensemble du bassin pontique. Mais il faut aussi obtenir une relative tolérance des peuples des steppes. Conscients des intérêts matériels de cette colonisation commerciale, les Tatars de la Horde d’Or 20  acceptent ce réseau de comptoirs centré sur l’ancienne cité de Théodosia, nommée désormais Caffa. Cités littorales sous l’autorité génoise et espaces steppiques forment alors un espace réticulaire que les Génois nomment la « Gazaria » à partir du nom des Khazars, Cazari en italien, formant un ensemble hétéroclite de populations turco-mongoles majoritairement islamisées et mêlées à des Goths de Crimée 21, des Slaves et des peuples Iraniens, ces derniers en partie convertis au judaïsme 22. Ces emporia réactivent les deux axes majeurs qui ont la Crimée comme terminaison terrestre : « la route des Varègues aux Grecs » facilitant les échanges avec les terres slaves et la « route mongole de la soie et des épices » 23  conduisant jusqu’à la Chine. Caffa la capitale mais aussi Vosporo, Cembalo ou Soldaia reproduisent les institutions de la République génoise tout en associant à leurs Conseils des artisans ou commerçants grecs, arméniens ou juifs, nombreux dans ces cités cosmopolites. La rapide diffusion de la Peste noire dans toute l’Europe à partir de Caffa en 1347 a démontré de façon dramatique l’efficacité de son fonctionnement réticulaire tout en en dévoilant les fragilités face au « monde agité » des steppes.
 
Au cœur des enjeux isthmiques de l’Europe orientale
 
15. Avec la prise de Constantinople en 1453 l’hégémonie occidentale s’achève dans l’aire pontique 24. Le Mare Maggiore où les Ligures exerçaient leur suprématie commerciale devient alors un lac turc sous la pression conjointe de l’Empire ottoman et des hordes des Steppes. La Crimée est bien au cœur des tensions entre monde russe et monde turco-mongol.
16. Dans ses analyses géo-historiques, Fernand Braudel 25  fournit des clés pertinentes pour en comprendre ces enjeux territoriaux. En soulignant le rôle majeur des isthmes 26  dans les dynamiques territoriales du continent européen, il met en relief le rôle dévolu à la Crimée comme aboutissement méridional des isthmes polonais et russe  27  qui sont charpentés tous deux par les voies fluviales magistrales  28. Mais l’appartenance de la Crimée au monde turc atténue durablement les incidences de la fonction isthmique et limite bien souvent son rôle à n’être qu’un « abri » pour les hordes tatares ayant entrepris leurs raids destructeurs en pays slaves. « Appuyés sur la Crimée et par les Turcs, les Tartares, ces pauvres humanités » approvisionnent ainsi abondamment l’Empire ottoman en esclaves chrétiens  29  :
Du coup, les Tartares au terme de leurs pilleries, fournissent toutes les maisons et campagnes turques de domestiques et d’ouvriers slaves. Des quantités énormes d’esclaves russes et parfois polonais arrivent par leurs soins jusqu’à Constantinople… Ces razzias de marchandise humaine sont si importantes que Giovanni Botero en 1591 les signale comme une des causes du faible peuplement de la Russie. Le manque d’hommes explique peut-être que les Russes n’essaient pas au xvie siècle de saisir les bords de la mer Noire  30.
17. Le khanat de Crimée, dirigé par la dynastie de Giray, se détache de la Horde d’Or mais son indépendance est de courte durée, car il est bientôt vassalisé par les Ottomans qui en font leur allié contre l’État moscovite 31. Les raids dévastateurs des Tatars vers les plaines russes se poursuivent tout au long du xvie siècle et mettent en danger l’intégrité de l’État russe. En 1571 Devlet I Giray (1551-1577) organise une expédition militaire contre Moscou, lors de laquelle le tsar Ivan IV le Terrible (1547-1584) faillit être capturé avec son armée. Les Tatars brûlent les trois quarts de la capitale, font plus de 60 000 prisonniers et dévastent de nombreuses autres villes russes.
18.  En s’émancipant de cette tutelle, les souverains moscovites vont alors réussir « à joindre la mer Blanche, l’océan Arctique et la Baltique d’une part, la Caspienne et la mer Noire de l’autre et à ouvrir par ces fenêtres et portes la Russie à l’Occident et à la Méditerranée » 32. L’émergence d’une structure étatique puissante autour d’un isthme russe annihile en même temps les aspirations rivales consistant à créer un isthme polonais plus à l’Ouest. On peut voir comment aujourd’hui ce dernier est réactivé par le projet éminemment géostratégique du Trimarium visant avec un fort soutien des États-Unis à rénover les infrastructures de communication reliant la Pologne, les États baltes, l’Ukraine et la Roumanie  33.


 
Au cœur du projet grec de Potemkine à la fin du xviiie siècle
 
19.  Dès lors, le processus de construction territoriale du toujours plus vaste et malléable Empire russe permet d’individualiser quatre grandes orientations géostratégiques menées de front ; vers le Nord-Ouest, sur les rivages orientaux de la mer Baltique, vers l’Ouest afin de contenir l’affirmation d’un état catholique polono-lituanien. C’est vers l’est que s’ouvrent les plus grandes perspectives d’expansion de la Russie moscovite au contact des peuples eurasiatiques et elle s’arrêtera sur les rives de l’océan Pacifique. Enfin la conquête des steppes méridionales constitue le quatrième axe géopolitique de l’expansion russe et il sera défini comme le projet grec 34. La Crimée 35  constitue à la fois un modèle et un verrou pour cette reconquête théorisée par le prince Grigori Potemkine 36  et Catherine II la Grande (1762-1796) 37.
20.  En 1783, Catherine proclame « l’intégration de la péninsule de Crimée, de l’île de Taman et de la plaine du Kouban dans l’empire russe » comme nouveau district avec pour capitale Simféropol.
21.  À l’issue du traité de Jassy en 1792  38, l’Empire russe procède à l’annexion définitive de la Crimée  39  en mettant ainsi fin à une lutte séculaire avec les Khans et en maîtrisant les rives nord de la mer Noire.
22.  La Russie peut alors s’imposer comme une grande puissance maritime en ayant surmonté sa « fatalité » continentale » 40. L’Empire, intégré désormais au concert des nations européennes projette sa puissance en Méditerranée et il lui faut construire une légitimation idéologique. Elle va reposer à la fois sur l’émancipation des Chrétiens orientaux sous domination ottomane et sur la célébration de l’identité hellénique de ces territoires, largement valorisée en ce siècle des Lumières. Les toponymes hellénisants attribués aux nouvelles cités de la Nouvelle Russie, comme Odessa, Simféropol, ou Sébastopol en sont un puissant témoignage. Potemkine veut construire en Crimée un nouveau Monde dans l’esprit des Lumières à la fois cosmopolite et tolérant. Il sollicite des colons allemands ou juifs pour promouvoir une mise en valeur agricole de ces terres pionnières. Le cadre unificateur de son entreprise est celui d’une Chrétienté orthodoxe dont la légitimité remonte au baptême de la Russie.
23. Quelques décennies plus tard Karl von Nesselrode, ministre des Affaires étrangères de trois Empereurs successifs théorise cette nécessité russe d’une ouverture sur une mer libre :
La situation géographique d’un État définit ses besoins et détermine ses intérêts. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se convaincre que, du jour où les possessions russes approchèrent des rives de la mer Noire, la libre communication entre cette mer et la Méditerranée, ainsi qu’une forte influence à Constantinople, devinrent un des premiers besoins de la Russie 41.
24.   Soucieux d’avoir un débouché maritime Nicolas I (1825-1855) veille sur les Détroits et intervient activement dans les affaires internationales. Deux victoires écrasantes remportées par l’armée russe contre les Perses et les Ottomans permettent à la Russie de conclure le traité d’Unkiar-Skéléssi (1833) qui garantit aux deux souverains une assistance mutuelle en cas de guerre et oblige la Porte à fermer les Détroits à la demande de l’Empereur russe.
25. Cette influence accrue de la Russie éveille les inquiétudes d’une Grande-Bretagne hégémonique sur les mers. La rivalité russo-anglaise est dès lors à l’origine de crises et de tensions persistantes.
L’ambition de la Russie, affirmée par une présence de plus en plus voyante de la flotte russe en Méditerranée et dans l’Adriatique, n’était pas du goût de l’Angleterre. […] Pendant près d’un siècle, la politique de Londres a été dominée par le souci de verrouiller les Détroits pour enfermer la flotte russe dans la mer Noire 42.
26. En 1841, à la conférence de Londres, un nouvel accord sur les Détroits est signé au désavantage cette fois de la Russie. Les différends au sujet du passage des Détroits deviennent l’un des mobiles essentiels de la guerre de Crimée (1853-1856) 43  qui met aux prises les puissances occidentales coalisées et l’Empire russe, le soutien anglo-français à la Sublime Porte visant à restreindre l’accès de la Russie à l’espace méditerranéen.
27. Nombreux mais techniquement inférieurs, les navires de la marine impériale russe subissent une défaite et Sébastopol est prise par les alliés. Conformément aux dispositions du traité de Paris, signé en 1856, la mer Noire est neutralisée et dédiée uniquement à l’activité commerciale, les Détroits sont fermés, la Porte est placée sous la garantie collective des puissances européennes. Cet accord entérine le recul de la Russie et marque le déclin de son influence dans les Balkans car elle abandonne désormais son titre de protectrice des Chrétiens de l’Empire ottoman. Cependant, « ce qui a été véritablement perdu – indique à juste titre Hélène Carrère d’Encausse –, c’est la bataille diplomatique, celle de la réputation et du prestige » 44. Et il faudra attendre le traité de San-Stéfano (1878) pour que l’Empire Romanov le restaure 45.

 
La Crimée et le concept d’Eurasie
 
28. Cette défaite russe initie auprès des cercles intellectuels une profonde réflexion sur l’identité eurasiatique du peuple russe 46. Elle est inaugurée par une célèbre déclaration du Prince Gortchakov, ministre d’Alexandre II, qui choisit de recentrer l’action gouvernementale sur les nouveaux espaces asiatiques acquis à l’Empire 47  L’intelligentsia s’interroge sur l’identité singulière de son pays-continent 48Occidentalistes, partisans d’une intégration de la Russie au modèle européen s’opposent aux Slavophiles, choisissant une voie spécifique pour la civilisation russe entre l’Asie holiste et l’Europe individualiste, entre l’identité slave, l’héritage chrétien byzantin et les dominations tataro-mongoles. Cette introspection identitaire conduit à interroger la nature des peuples nomades de l’Eurasie et les liens qui les rattachent à la formation de l’État russe. Le travail de Tsutomu Takashima 49  rappelle l’importance du géographe et explorateur Piotr Semionov Tian-Chanski (1827-1914) pour la connaissance géographique de l’immense Asie russe. Ce dernier a élaboré une vision théorique des rapports de domination mondiale qui s’inscrit bien dans l’esprit du temps. Selon lui, l’accès à la puissance passe par la maîtrise d’au moins une des trois grandes baies océaniques et civilisatrices au Monde, Méditerranée, mer de Chine et monde Caraïbe. En conséquence la cohésion territoriale de la Russie et l’affirmation de sa puissance requièrent une « liaison permanente entre Sébastopol et Vladivostok comme entre Kronstadt et Sébastopol »La Crimée est ainsi définie une nouvelle fois comme une clé majeure de l’unité impériale et elle conduit aux grandes routes continentales de l’Asie que réactivent aujourd’hui les nouvelles routes terrestres de la soie 50.
 
La Crimée, de Mackinder aux théories eurasistes
 
29. Cette analyse territoriale n’échappe pas au Britannique Halford Mackinder (1861-1947), un des fondateurs de la démarche géopolitique, au tout début du xxe siècle. Avec sa théorie du pivot (1904), il met en relief la place de la Crimée à l’intersection du monde maritime et du monde des steppes eurasiatiques 51, à la jonction du Heartland et de l’espace du inner crescent, le croissant intérieur. Son analyse vise à mettre en garde la Grande Bretagne, alors au sommet de son hégémonie maritime, d’un violent retour de puissance provenant des immensités steppiques de l’Eurasie 52. Selon le philologue russe Vadim Tsimburski 53, l’article de Mackinder contribue aussi à stimuler la pensée eurasiste. C’est d’ailleurs au sein de l’émigration russe en Europe centrale et occidentale que cette théorie va connaitre un puissant regain après la Grande Guerre et la Révolution bolchévique. Avec les linguistes Troubetzkoi et Jakobson, fondateurs de l’école structuraliste de Prague et l’historien Georges Vernadski 54, la théorie eurasiste contribue à renouveler la démarche scientifique dans l’ensemble des sciences humaines. Le géographe Piotr Savitski (1895-1968) propose dans ce contexte une théorie géographique innovante en se fondant sur les liens entre langues, cultures et Landschaft. Il élabore une cartographie de l’espace eurasiatique sous forme d’iso-lignes naturelles ou humaines et il établit en conséquence des lois de l’espace 55. Sa pensée des territoires est intrinsèquement politique 56  et elle inspire largement les théories néo-eurasistes d’Alexandre Douguine 57, inscrites dans une vision du monde développée par Carl Schmitt et opposant puissances telluriques et puissances de la mer. Savitski souligne comment la Crimée, comme « périphérie du monde des steppes » est toujours destinée à constituer « un refuge pour les peuples vaincus », Scythes, Khazars, Tatars puis même Russes Blancs de Wrangel qui trouveront là un dernier abri avant leur défaite finale en 1920.
 
Un enjeu majeur des grands conflits du xxe siècle
 
30. Le tragique xxe siècle confirme effectivement la valeur géopolitique du verrou criméen. Grande Guerre, Guerre civile puis Grande guerre patriotique mettent successivement en relief sa position stratégique. On peut en évoquer quelques moments saillants. Avec la révolution d’Octobre et la guerre civile le territoire de la péninsule devient un enjeu majeur entre les Bolcheviks et leur République Soviétique Socialiste de Tauride et les généraux de l’Armée blanche, Denikine puis Wrangel, l’Allemagne et la France 58. La victoire des bolcheviks en 1921 entraîne la création de la République Socialiste Soviétique Autonome de Crimée qui, l’année suivante, intègre l’URSS.
31. Dès 1941, la Wehrmacht s’y précipite pour contrôler les voies d’accès du pétrole du Caucase et verrouiller la navigation en mer Noire. L’état-major soviétique tente alors de consolider le bastion criméen tout en délestant la défense d’Odessa située plus à l’ouest. Malgré le long siège de la ville-héros de Sébastopol, les Allemands parviennent à maîtriser la péninsule et entreprennent même l’édification d’un pont à Kertch pour relier plus directement les espaces méridionaux pétrolifères.
32. Avec la Guerre froide, le rôle de la Crimée est stabilisé dans l’espace soviétique et son statut de bastion de la flotte de la mer Noire n’est nullement affecté par son intégration à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954. Comme l’a largement souligné Hélène Carrère d’Encausse :
Ce transfert était en réalité sans conséquences, En 1954, l’URSS était puissante, nul n’en imaginait la fin. Que la Crimée soit administrativement rattachée à l’Ukraine ou à la Russie ne changeait rien à son statut. Tous les composants de cet Empire étaient avant tout soviétiques 59.
33.  L’attribution de la Crimée à l’Ukraine en 1954 semble davantage répondre à un souci d’équilibre ethnique pour Nikita Krouchtchev souhaitant à la fois affaiblir le nationalisme ukrainien 60  et entraver les revendications éventuelles des peuples punis au moment où débute la déstalinisation 61. Seul compte alors pour l’URSS le franchissement des détroits d’une Turquie intégrée à l’OTAN associé au respect de la convention de Montreux de 1936. Il faut attendre la fin de l’Union soviétique en 1989-1991 pour que soient réactivés une nouvelle fois les enjeux criméens. Zbigniew Brzeziński a alors clairement signifié l’importance d’une nouvelle Ukraine émancipée de la Russie dans la défense des intérêts de l’hyper-puissance américaine. Pour l’ancien conseiller à la sécurité nationale d’origine polonaise, les États-Unis doivent contribuer à consolider la fragile identité nationale ukrainienne avec l’espoir de la dissocier radicalement du monde russe. On mesure l’importance géostratégique d’une Crimée désormais ukrainienne qui permet d’ancrer l’OTAN au cœur de la mer Noire. Les opérations navales menées conjointement par l’OTAN et l’Ukraine à Féodosia 62 au cours de l’été 2006 au lendemain de la « Révolution orange » l’ont amplement confirmé. Mais ont-elles suffisamment pris en compte les réalités identitaires de la Crimée, laboratoire démographique du monde russe et soviétique et dont le cosmopolitisme repose avant tout sur un ordre impérial ?

 
La Crimée, un laboratoire de la diversité démographique
 
34. La question démographique est une clé indispensable pour comprendre l’adhésion massive des Criméens au retour de la péninsule dans la Fédération de Russie en 2014. Peut-on en effet sous-estimer la très forte participation des électeurs au référendum (83 %) de mars 2014 ainsi que les 97 % de voix qui se sont déclarées favorables à ce processus.
 
Russes, Ukrainiens ou Tatars ?
 
35. Le centre de recherches indépendant allemand ZOIS (Zentrum für Osteuropa und internationale Studien), observatoire des sociétés est-européennes extrêmement sourcilleux quant au respect des libertés individuelles et des droits de l’homme, a publié en novembre 2017 un rapport sans ambiguïté sur l’état de l’opinion publique en Crimée, trois ans après l’annexion russe 63. 67,8 % des habitants s’y perçoivent comme des Russes ethniques, 7,5 % comme des Ukrainiens ethniques et 11,7 % comme des Tatars de Crimée. À cela s’ajoutent un peu plus de 10 % de personnes qui se reconnaissent comme ethniquement mêlés, à la fois Russes et Ukrainiens, 8 %, Russes et tatars 1,6 % et Ukrainien-Tatar (0,2 %), Russe-Ukrainien et Tatar 0,4 % auquel s’ajoutent 3 % d’autres appartenances ethniques, multiples en Crimée, Grecs, Arméniens, Italiens, Juifs, Krimtchaks… Une même étude datée de 2011 ne traduit pas de changement significatif démentant ainsi l’existence d’une pression visant à nier l’identité ukrainienne ou tatare. On s’y déclarait certes un peu moins russe (64,8 %) un peu plus ukrainien (9,5 %) mais aussi un peu moins tatar (9,5 %). La déclaration des identités linguistiques est pour sa part sans appel. À la question quelle est votre langue maternelle ? 79,7 % des Criméens répondent le russe, 2,7 % seulement l’Ukrainien, 8,7 % le tatar de Crimée. On y ajoute 5,3 % parlant à la fois russe et ukrainien, 2,1 % à la fois le tatar et le russe. Pour la langue parlée à la maison, l’écrasante primauté du russe est attestée avec 83,7 % qui déclarent ne parler que russe à la maison, 1 % ukrainien et 2 % seulement tatar à la maison. On comprend aisément la crainte d’une population cosmopolite profondément russifiée, face aux événements de l’Euro-maïdan à l’hiver 2013-2014 et aux pressions accrues d’un processus de nation building visant à une ukrainisation 64  de la société criméenne. Le linguiste hongrois Marton Nagy 65  analyse avec clairvoyance l’opposition en Ukraine entre la rhétorique nationaliste ancrée à l’ouest du pays et la réalité d’une russification généralisée des pratiques linguistiques.
 
Quelle place pour la Crimée à la fin de l’URSS ?
 
36. Ces questions identitaires se sont posées dans la période de décomposition de l’URSS dans les années 1990. Si les dirigeants communistes se sont vite convertis à l’idée d’une indépendance des Républiques soviétiques à l’instar de Boris Eltsine, les citoyens restaient pour leur part très largement acquis au maintien d’une Union Soviétique renouvelée 66. En Crimée, 87 % des électeurs s’expriment en ce sens au référendum du 17 mars 1991. Déjà en plébiscitant en janvier 1991 une autonomie retrouvée de la République de Crimée, ils avaient exprimé leur crainte d’une dislocation des liens avec la Russie et d’une intégration de facto à la nouvelle Ukraine indépendante 67. Ces succès autonomistes conduisent le parti du « bloc Russie » fort de ses 75 % de suffrages à demander un premier rattachement de la péninsule à la nouvelle Russie. Son dirigeant Youri Meshkov (1945-2019) devenu l’unique président de la République de Crimée de 1994 à 1995, fait alors adopter une Constitution accordant une quasi-indépendance à la péninsule.
37.  Selon la politiste Emmanuelle Armandon 68, c’est la médiation d’une habile diplomatie internationale qui aurait alors permis d’éviter une guerre civile en Crimée. Plus prosaïquement, ce sont surtout les luttes d’influence autour des présidents soviétique, russe et ukrainiens Kravtchouk (1991-1994) et Koutchma (1994-2004) qui ont permis de définir un nouvel équilibre des relations russo-ukrainiennes dans une ambiance dominée par l’affairisme et la corruption. La présidence russe est en effet conduite à soutenir une Constitution unitaire de l’Ukraine en sacrifiant l’autonomisme criméen 69  car les deux nouveaux États ont alors d’autres priorités à traiter, gestion de l’héritage soviétique, transit du gaz russe, Flotte de la mer Noire. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour constater que Gorbatchev et Eltsine ont laissé à leurs successeurs « deux véritables bombes à retardement » 70.

 
Une société pionnière, cosmopolite et russophone
 
38. Contrairement à une doxa largement diffusée, le projet russe s’inscrit dans la longue durée de l’histoire démographique criméenne. Il promeut en effet une forte autonomie de la péninsule et un respect plus affirmé de sa diversité ethnique, deux impératifs qui conviennent mal à une Ukraine contrainte à une quête d’unification et d’homogénéisation culturelle. Ainsi le retour de la Crimée dans la Fédération russe en 2014 s’est immédiatement traduit par la reconnaissance des langues russe, ukrainienne et tatare de Crimée comme langues officielles, en reprenant ainsi le modèle des nationalités conçu à l’époque soviétique. La stratification ethnique dans la péninsule est en effet d’une grande complexité. Elle réactive pour l’essentiel les trois clivages fondamentaux qui déterminent l’histoire agitée de la péninsule, peuples de la mer face aux peuples des steppes ; peuples sédentaires face aux peuples nomades et enfin Chrétiens face aux Musulmans sans oublier toutefois une mention nécessaire à la judaïté qui s’y inscrit ici d’une façon originale. La diversité ethnique constatée encore aujourd’hui s’inscrit encore dans le projet de reconquête territoriale voulu par le prince Potemkine, gouverneur des territoires du Sud, à la fin du xviiie siècle. Homme des Lumières, cette personnalité majeure de l’histoire russe a associé en effet trois grands objectifs dans son « projet grec ». Sa nouvelle Russie lui permet d’affirmer la puissance maritime d’un Empire qui accède enfin à la Méditerranée. La péninsule devient avec sa baie d’Akhtiar un avant-poste militaire, fortifié par l’ingénieur Korsakov et rebaptisé Sébastopol. Les terres nouvellement conquises sont mises en valeur et colonisées par une population sédentaire apte à promouvoir une agriculture innovante dans ces terres du Midi avec les vignobles, les vergers mais aussi le sucre et le coton 71. Ce projet permet aussi de rétablir la foi chrétienne orthodoxe. Les premiers départs massifs de Tatars de Crimée vers la péninsule anatolienne marque le reflux du processus de tatarisation ethnique de la péninsule initié au xiiie siècle. Homme de raison, Potemkine adopte toutefois des mesures de tolérance vis-à-vis des Tatars en ordonnant à ses soldats « de traiter les habitants avec bonté et ne pas les offenser ». Il octroie aux murzas le statut de la noblesse russe et le droit de posséder des terres, reprenant les principes d’un impérialisme russe qui sait coopter les hiérarchies musulmanes au service de l’Empire 72. La Crimée est alors un laboratoire d’expérimentation des innovations scientifiques et techniques où les esprits les plus brillants accompagnent le Prince, les anglais Samuel et Jérémy Bentham, ou bien encore Francisco de Miranda, le père de l’indépendance vénézuélienne.
39.  La christianisation de cette colonie agraire ouvre la péninsule aux Chrétiens orthodoxes, Moldaves, Valaques, Grecs d’Albanie, Russes et Petits Russiens mais aussi aux catholiques, Polonais, Italiens, et aux Protestants car l’implantation des industrieux Allemands mennonites ou des Suédois est recherchée. Pour limiter les pratiques extensives du nomadisme, une mise en valeur pionnière doit faire de la Crimée un nouveau « jardin d’Eden » tandis que l’ancien cosmopolitisme urbain des comptoirs maritimes est profondément renouvelé avec ses communautés arméniennes, géorgiennes, grecques, juives, ou encore italiennes 73. L’unique grand recensement démographique de l’Empire tsariste en 1897  74  met à jour cette profonde diversité ethnique. Les Tatars de Crimée ne représentent plus qu’un tiers de la population (35,55 %) tandis que les Slaves orientaux, Russes, Ukrainiens et Biélorusses représentent désormais 46 % du total des 546 000 habitants de la partie péninsulaire du gouvernement de Tauride. Allemands (5,8 %), Juifs (4,4 %), Grecs (3,1 %), Arméniens (1,5 %) et Polonais (1,2 %) constituent à la suite les communautés les plus conséquentes.
40.  Ce cosmopolitisme sera mis à rude épreuve par les tragédies totalitaires du xxe siècle et la péninsule va connaitre les entreprises de purification ethnique, d’abord le génocide des communautés juives par le nazisme et ses collaborateurs puis ensuite la punition infligée aux peuples déplacés par Staline. La russification s’accentue avec l’arrivée massive de populations sans logement originaires des provinces de Koursk, Bielgorod ou encore Kharkov dramatiquement dévastées par l’armée allemande. Le sort tragique de deux de ces communautés mérite d’être évoqué.

 
La Crimée, une terre promise pour les Juifs ?
 
41.  La Crimée est étroitement liée à l’histoire du judaïsme. La présence du peuple des juifs Karaïmes est deux fois millénaire. Il s’agit d’une population nomade convertie à un judaïsme non rabbinique rejetant le Talmud et parlant une langue proche du Tatar de Crimée. Près de Simféropol, le site de Chufut Qaleh, la forteresse juive en langue turque, témoigne encore de son originalité. Ces Karaïmes 75 entretiennent des rapports complexes avec le judaïsme et ils ont accueilli avec enthousiasme la réintégration de la péninsule dans une Fédération russe qui garantit davantage leur identité ethnique et religieuse.
42. Potemkine a ensuite encouragé à la fin du xviiie siècle l’implantation de Juifs ashkénazes dans cette partie de la « Nouvelle Russie ». Son ami le rabbin Joshua Zeitlin 76  participe ainsi à la mise en valeur pionnière de la Crimée. Le fort regain d’antisémitisme observé dans l’Empire dans la seconde moitié du xixe siècle encourage le tsar Alexandre II à favoriser une installation de communautés juives dans une Crimée pensée comme une terre pionnière. C’est dans ce contexte que prend forme l’idée sioniste. Au début des années 1920, Trotski et Kalinine reprennent ces initiatives et cherchent à résoudre « la question juive » par la poursuite d’une colonisation agraire de la Crimée. Le poète Maiakovski et le scénariste Abram Room vont réaliser en 1926 un film documentaire intitulé les Juifs et la terre dans lequel ils montrent comment des associations sionistes permettent l’installation de 20 000 colons juifs en particulier dans le raïon national juif de Freidorf, aujourd’hui Novoselovskoie 77. Mais comme l’a souligné l’historien russe Gennadi Kostyrchenko, les voisins russes, ukrainiens et surtout tatars sont souvent hostiles aux nouveaux-venus dans le terrible contexte de la collectivisation forcée. Aussi l’occupation allemande de la Crimée en 1941 favorise une vague de règlements de compte suivie par la mise en œuvre de la « Shoah par balles ». La propagande antisémite d’après Guerre limite le retour des rescapés juifs et Staline décide l’élimination des principaux leaders et intellectuels juifs de Crimée, les accusant de préparer une annexion américaine de la péninsule avec l’appui des services secrets du nouvel État d’Israël 78.

 
Les Tatars de Crimée entre déportation et réhabilitation
 
43.  Avec la conquête russe du khanat de Crimée les populations tatares émigrent par vagues successives vers l’Empire ottoman. Elles représentaient à la fin du xviiie siècle 90 % de la population péninsulaire. Au milieu du xixe siècle, la guerre de Crimée déclenche une seconde vague de départs vers l’Empire ottoman. Toutefois les élites tatares peuvent encore ériger dès 1917 une République populaire tatare de Crimée. Elle est dirigée par le Mufti et écrivain Noman Celebegihan 79  (1885-1918). Sa dimension confessionnelle suscite cependant l’hostilité du pouvoir bolchévique qui met fin à cette expérience présentée comme contre-révolutionnaire. Cela n’empêche pas la nouvelle République socialiste autonome de Crimée qui lui succède de légitimer les droits historiques de la communauté tatare reconnue alors comme le peuple titulaire selon les principes socialistes des nationalités 80. La langue tatare devient avec le russe la langue officielle et les Tatars pourtant minoritaires occupent les principaux postes politiques de cette République autonome. Pourtant au recensement soviétique de 1939 les Tatars de Crimée ne représenteraient plus désormais que 20 % de la population criméenne.
44.  S’ils se sont largement engagés dans les rangs de l’Armée rouge, une minorité choisit cependant la collaboration avec les Allemands. Hitler préconise en effet une politique tolérante vis-à-vis de cette communauté afin de concrétiser son « projet gothique » pour la Crimée. Avec la libération des territoires dès 1944, Staline et Beria organisent la « punition » du peuple tatar de Crimée et le déportent massivement en Asie centrale avec vingt autres ethnies criméennes ; Bulgares, Grecs, Arméniens, Italiens, Allemands. Débute ainsi le Sürgünlik ou long exil pour près de 200 000 Tatars de Crimée.
45.  Réhabilités en 1967, les Tatars de Crimée ne sont autorisés à rentrer dans la péninsule qu’à la toute fin des années 1980, suite à l’ordonnance du Présidium du Soviet Suprême de l’URSS qui reconnait leur déportation en tant qu’acte « illégal, criminel et répressif 81. Mais les Tatars peinent à obtenir la restitution de leurs habitations et de leurs terres réattribuées à d’autres depuis. L’Ukraine postsoviétique appauvrie peine à traiter ce problème foncier. Toutefois les mouvements nationalistes ukrainiens vont sceller une alliance idéologique avec les nationalistes tatars du parti des Mejlis, nom des assemblées traditionnelles tatares. Les Mejlis vont alors soutenir les différentes révolutions nationalistes ukrainiennes tout en ethnicisant paradoxalement leurs discours politiques. Aurélie Campana 82  a étudié ce processus visant à instrumentaliser une rhétorique victimaire afin de contrer les revendications russophones majoritaires. À la tête des Mejlis, Mustafa Djemilev aujourd’hui réfugié en Ukraine a été l’un des premiers à s’investir dans ce récit historique. Considéré comme un dissident, il sera emprisonné par le pouvoir soviétique dans les années 1960. Aujourd’hui il défend la reconnaissance de la déportation des Tatars de Crimée comme un génocide ce qu’ont d’ailleurs avalisé les Parlements d’Ukraine en 2015 puis de Lettonie en 2019 83. Pour contester l’annexion russe de mars 2014, les Mejlis ont décrété un blocus de la péninsule et préconisé des attentats ciblés afin de stopper l’approvisionnement en eau et en électricité de la Crimée à partir de l’Ukraine. Ils sont appuyés par des organisations nationalistes paramilitaires ukrainiennes comme le secteur droit ou le bataillon Azov, dont le rôle est toujours largement minoré dans les médias. On estime à 20 000 personnes le nombre de réfugiés qui ont quitté la péninsule en 2014 parmi eux essentiellement des militants tatars et des fonctionnaires ukrainiens. Ils bénéficient de l’appui de nombreuses organisations humanitaires 84  qui dénoncent l’autoritarisme de l’État russe mais ont aussi tendance à minorer leurs affiliations à des organisations islamistes comme Hizb-ut-Tahrir. Tatiana Kastoueva-Jean 85  présente une analyse distanciée des réalités ethniques en Crimée en démontrant la forte mixité ethnique existant au sein des communautés tatares. Malgré le boycott des élections proclamé par les Mejlis, elle estime ainsi que plus de la moitié des électeurs tatars ont participé au scrutin de mars 2014 et qu’une opposition s’est manifestée au sein même des Mejlis contre la radicalisation nationaliste et religieuse 86. La langue tatare a été reconnue comme une des trois langues officielles de la République autonome et le décret sur la réhabilitation des peuples de Crimée a activé le processus d’indemnisation financière. En conséquence de nombreux militants tatars comme Remzi Ilyasov, ancien membre du Mejli ont rejoint le parti présidentiel et le pouvoir central soutient les organisations loyalistes comme il sait le pratiquer à l’égard des très nombreuses communautés ethniques et confessionnelles qui composent la Fédération de Russie 87.
46. L’actualité récente continue de produire les répliques d’un long épisode d’instabilité initié par la fin du monde soviétique dans les années 1980 et que la reconnaissance internationale des frontières arbitraires tracées du temps des quinze Républiques de l’URSS n’avait que partiellement solutionné. Depuis 1991, la population criméenne est malgré elle fragilisée par les atermoiements géopolitiques d’une Ukraine écartelée entre le tropisme russe de ses régions méridionales et orientales et l’affirmation nationaliste de ses régions occidentales. La ville de Sébastopol cristallise pour sa part les rivalités de pouvoir aux niveaux territoriaux supérieurs de l’analyse géopolitique. Ses huit magnifiques baies offrent à la Russie depuis Catherine II une projection de puissance sur le bassin méditerranéen et lui permettent ainsi de réactiver son rôle régional au Proche et au Moyen-Orient. Inversement, selon les principes clairement exposés par le géopolitologue Zbigniew Brzeziński, un hégémon américain s’exerçant sur l’Océan Monde valorise le pivot ukrainien pour enclaver cette puissance russe au cœur du continent eurasiatique. Ses moyens d’action pour contrecarrer les ambitions russes sont alimentés une nouvelle fois par les fondements idéologiques et moraux de l’universalisme américain mis en relief par Carl Schmitt après la première guerre mondiale Aussi les règles du droit international et de l’intangibilité des frontières permettent de dénoncer moralement l’annexion russe tout en occultant des précédents tout aussi contestables. Les inquiétudes légitimes de populations locales russophones soumises sans alternative à un processus identitaire et nationaliste de nation building ukrainien sont volontairement minorées et assimilées à une « agression russe » illégitime. Or c’est précisément dans l’énoncé des conflictualités que le géopoliticien peut mettre au jour « l’essence du politique » susceptible d’alimenter sa méthode d’analyse empirique du territoire. Il peut alors informer clairement « sans oripeaux idéologiques » les positions de « l’ami » et celles de « l’ennemi » en s’inspirant de la démarche épistémologique de Julien Freund qui permet de penser les acteurs, leur univers mental, leurs décisions, leurs fins, leurs moyens. Dans l’étude du cas criméen, la quête de « neutralité axiologique » est assurément difficile tant les démonstrations sont obscurcies par un écran idéologique qui prime sur l’énoncé des faits. À la fois lieu chargé de mémoire, laboratoire expérimental et cosmopolite et tremplin décisif vers l’Océan Monde, la Crimée représente un cas d’école bien particulier dont l’étude permet de comprendre la permanence de la géostratégie russe depuis près d’un quart de millénaire.

 
Notes
1   Les hommes « polis » sont les membres des Forces de sécurité russes qui ont permis le verrouillage sans violence des infrastructures stratégiques de la Crimée en mars 2014.
2   Elisée Reclus Elisée, Nouvelle géographie universelle, volume V, L’Europe scandinave et russe, Paris, Hachette, 1880, p. 826.
3   La Russie et les détroits de la mer Noire. xviiie-xxe siècles, L.N. Nejinski et A.V. Ignatiev (dir.), Moscou, Relations internationales, 1999 (en russe).
4   Voir l’intégralité sur le site du ministère des Affaires étrangères : https://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-php/util/documents/accede_document.php?1585220548650.
5   Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Insularités ottomanes, Istanbul, Institut d’études anatoliennes, 2004 et Guillaume Calafat, La mer jalousée, Paris, Seuil, 2019, p. 230, p. 244.
6   Max Vasmer, « Osteuropäische Ortsnamen, 1. Das Schwarze Meer », Acta et Commentationes Universitatis Dorpatensis, ser. B, vol. 1, 3, 1921, p. 3-6.
7   Iaroslav Lebydynski, la Crimée des Taures aux Tatars, Paris, L’Harmattan, 2014.
8   Euripide, Iphigénie en Tauride, Paris, Gallimard, 1962 mais le pays des Taures y est représenté comme « une terre barbare perdue au fond de la Mer Hostile ».
9   William Ryan et Walter Pitman, Noah’s flood, New York, Simon Schuster, 2000.
10   Simféropol fondée en 1784 signifie en grec « la cité du bien commun ».
11   En russe, dikoïe polie.
12   Iaroslav Lebedynsky, Ukraine une histoire en questions, Paris, Harmattan, 2008, voir l’avant-propos, p. 9.
13   Lucio Caracciolo, Limes, Rivista italiana di Geopoliticahttps://www.limesonline.com/la-nuova -cortina-di-ferro-2/94517.
14   Nikolai Karamzine, Histoire de l’État russe en 12 volumes, vol. 1, 2e éd., Saint-Pétersbourg, N. Grech, 1818, p. 253 (en russe).
15   Vassili Tatichtchev, Histoire de Russie depuis les temps ancestraux, vol. 2, Moscou, Université Impériale de Moscou, 1773, p. 75 (en russe) ; Karamzine Nikolai, Histoire de l’État russe…, op. cit., p. 234.
16   Le discours de Vladimir Poutine sur l’annexion de la Crimée, 10 avril 2014, https://­terredecompassion.com/2014/04/10/discours-de-monsieur-poutine-sur-lannexion-de-la-crimee/.
17   Voir en particulier Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « Crimée, les contradictions du discours russe », Politique étrangère, printemps 2015, p. 159-172.
18   Dmitri Obolensky, The Byzantine CommonwealthEaster Europe 500-1453, Londres, Sphere Books, 1974.
19   Sergei Karpov, Les Républiques maritimes italiennes et le sud de la mer Noire aux xiiie-xve siècles, Moscou, MGU, 1990 (en russe).
20   Vadim Egorov, La géographie historique de la Horde d’Or au xiiie-xive siècle, Moscou, Nauka, 1985 (en russe).
21   Aleksandr A. Vasiliev, The Goths in the Crimea, Cambridge, MA, The Mediaeval Academy of America, 1936. Pour le mythe nazi du Gotenland développé par Alfred Rosenberg voir Chistian Baechler, Guerre et extermination à l’Est : Hitler et la conquête de l’espace vital. 1933-1945, Paris, Tallandier, 2012.
22   Arthur Koestler, la treizième tribu l’Empire Khazar et son héritage, Paris, Press Pocket, 1976. Selon lui les Khazars seraient les ancêtres des Juifs ashkénazes d’Europe orientale.
23   Evgeny Khvalkov, The colonies of Genoa in the Black Sea region : evolution and transformation, New York, Routledge, 2017 ; Sergei Karpov, L’impero di Trebisonda, Venezia, Genova e Roma, 1204-1461-Rapporti politici, diplomatici e commerciali, Rome, Il Veltro editrice, 1986.
24   Michel Balard et Gilles Veinstein, « Continuité ou changement d’un paysage urbain ? Caffa génoise et ottomane », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public. 11e congrès, Lyon, 1980, p. 79-131.
25   Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, tome premier, Paris, Armand Colin, 1949, p. 172.
26   Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987.
27   Sophie Cœuré, « Économie-monde et civilisation russe selon Fernand Braudel. Un dialogue entre historiens français et soviétiques », Revue de Synthèse, “La Russie et le monde à l’époque moderne : espace régional et routes transcontinentales”, vol. 139, no 1-2, 2019, p. 9-36.
28   Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen…op. cit., vol. 1 à partir de la p. 172.
29   Alessandro Stanziani, « Esclaves et captifs russes en Russie et en Asie centrale », dans Fabienne Guillen et Salah Trabelsi (dir.), Les esclavages en Méditerranée, Madrid, Casa de Velazquez, 2012, p. 195-211.
30   Fernand Braudel, La Méditerranée…, op. cit., vol. 1, p. 175.
31   Le grand prince de Moscou Ivan III (1462-1505) est le seul souverain russe à avoir conclu avec le khan de Crimée Mengli I Giray (1468-1515) une alliance militaire et politique contre les ennemis de la Russie : la Horde d’Or, la Pologne et la Lituanie. L’alliance avec Ivan III est également à l’avantage de Mengli Giray car elle lui permet de renforcer son pouvoir et de développer le khanat de Crimée. (Voir : Konstantin Basilevitch, La politique extérieure de la Russie en tant qu’un état centralisé au deuxième moitié du xve siècle, Moscou, 1952 (en russe)).
32   Fernand Braudel, Grammaire des civilisationsop. cit.
33   Rivista italiana Limes en ligne : carte de Laura Canali, Progetti infrastrutturali nel Trimariumhttps://www.limesonline.com/progetti-infrastrutturali-nel-trimarium/103949.
34   Une nouvelle doctrine internationale très ambitieuse dont l’objectif est de chasser les Turcs de Constantinople et de reconstituer sur le territoire de la Porte un Empire orthodoxe grec à la tête duquel Catherine II envisage de placer son petit fils, le grand duc Constantin.
35   Alain W. Fisher, The Russian annexation of the Crimea, 1772-1783, Cambridge, University Press, 1970.
36   Simon S. Montefiore, Prince of Princes : the life of Potemkin, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2001.
37   Simon S. Montefiore, La Grande Catherine et Potemkine, Paris, Calmann-Lévy, 2013. Voir le chapitre « La Crimée, paradis de Potemkine », à partir de la p. 337.
38   Sur les guerres russo-turques sous le règne de Catherine II : Hervé Drévillon (dir.), Monde en guerre, tome II, L’âge classique, xve-xixe siècles, Paris, Passés composés, 2019, p. 502-504.
39   Allan W. Fisher, The Russian annexation of the Crimea…, op. cit.
40   Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarion, 2016, p. 126.
41   Cité par Constantin de Grunwald, Trois siècles de diplomatie russe, Paris, Calmann-Lévy, 1945, p. 181.
42   Jean-François Drevet, « Confrontation ou coopération dans le bassin de la mer Noire ? », Confluences Méditerranée, no 74, 2010, p. 121.
43   Sur la Guerre de Crimée : Rousset Camille, Histoire de la guerre de Crimée, t. 1, Paris, Hachette, 1878 ; Evgueni Tarlé, La guerre de Crimée, Moscou, 1950 (en russe) ; Gouttman Alain, La Guerre de Crimée : 1853-1856, Paris, SPM, coll. « Kronos », 1995 ; Guy Arnold, Historical dictionary of the Crimean War, Lanham, Scarecrow Press, 2002 ; Small Hugh, The Crimean war, Stroud, Tempus, 2007 ; Figes Orlando, The Crimean War : A History, New York, Picador, 2012. 
44   Hélène Carrère d’Encausse, La Russie et la France : de Pierre le Grand à Lénine, Paris, Fayard, 2019, p. 279.
45   Emmanuel Hecht, « Krouchtchev, l’apparatchik empêtré », dans id. (dir.), La Russie des tsars, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Perrin, 2017, p. 312.
46   Vladimir Dergachev, « La lutte pour l’Eurasie », Vestnik Analitiki, no 1, 2014, p. 43-58 (en russe).En ligne sur le site http://dergachev.ru/geop_events/240314.html#.XlTcPzJKiM8.
47   « La Russie boude dit-on. La Russie ne boude pas. La Russie se recueille » (en français), Saunders, La Russia nell’età della reazione e delle riforme, Bologne, 1997, p. 431, 462. Chester W. Clark, « Prince Gorchakov and the Black Sea Question, 1866. A Russian Bomb that did not Explode », The American Historical Review, vol. 48, no 1, oct. 1942, p. 52-60.
48   Marlène Laruelle, La quête d’une identité impériale, Paris, Petra, 2007.
49   Tsutomu Takashima, Traditions, actions, et stratégies de la marine de guerre soviétique de 1945 à 1991, Atelier national de reproduction des thèses, université Lille 3, 2006, p. 27, cité par Kevin Limonier, « La Russie et la mer Noire entre récit géopolitique et mythologie identitaire », Questions internationales, no 72, mars-avril 2015.
50   Pascal Marchand, « Eurasie, vers une nouvelle route de la soie ? », Conflits, 10 septembre 2019 en ligne : https://www.revueconflits.com/pascal-marchand-geographe-russie-eurasie/.
51   Louis Florian, Les grands théoriciens de la géopolitique, Paris, PUF, 2014.
52   « Who controls east Europe, controls the Heartland, and who controls the Heartland controls the World » selon Halford Mackinder dans Democratic ideals and reality : a study in the politics of reconstruction, Londres, Constable, 1919.
53   Vadim Tsimburski, L’ile Russie, travaux géopolitiques et économiques, 1993-2006, Moscou, ROSSPLEN, 2007 (en russe non traduit Остров Россия. Геополитические и хронополитические работы. 1993-2006).
54   Georges Vernadsky, The origins of Russia, Oxford, The Clarendon press, 1959.
55   G. Nicolas, P. Sériot, V. Lavroukhin, V. Vullioud et L. Wenker, « La Russie Eurasie d’après Savitsky », Cahiers de géographie du Québec, vol. 42, no115,1998. https://www.erudit.org/fr/revues/cgq/1998-v42-n115-cgq2687/022711ar/.
56   Anastasia Mitrofanova, « La géopolitique dans la Russie contemporaine », Hérodote, no 146-147, 2012, p. 183-192.
57  Alexandre Douguine, L’appel de L’Eurasieconversation avec Alain de Benoist, Dublin, Avatar Éditions, coll. « Heartland », 2013.
58   Après avoir signé, en décembre 1917, une convention avec la Grande Bretagne prévoyant le partage des territoires méridionaux russes en zones d’influence, la France se voit attribuer la Crimée. Voir : Convention entre la France et l’Angleterre au sujet de l’action dans la Russie méridionale, ministère de la Guerre, Paris, le 23 décembre 1917, cité par Léo Figuères, Octobre 1917, la Révolution en débat, Paris, Le temps des cerises, 2017, p. 279-280.
59   Hélène Carrère d’Encausse, Six ans qui ont changé le monde, Paris, Pluriel, 2019, p. 268-269.
60   Emmanuel Hecht, « Krouchtchev, l’apparatchik empêtré », art. cit., p. 312.
61   Hélène Carrère d’Encausse, Six ans qui ont changé le monde, op. cit., p. 268.
62   « Crimean Parliament protests foreign military exercise withUS »,5/06/2006. https://sputniknews.com/world/2006060549043816/.
63   Gwendoline Sasse, « Terra incognita, the public mood in Crimea », ZOIS, novembre 2017, https://www.zois-berlin.de/publikationen/zois-report/zois-report-32017/.
64   Une nouvelle loi sur la langue ukrainienne adoptée à Kiev, RFI, 27 avril 2019, « Le pourcentage obligatoire de programmes en ukrainien passera ainsi de 75 % à 90 % pour les télévisions nationales et de 60 % à 80 % pour les chaînes régionales. Mais la loi va plus loin, en touchant la vie publique au sens large. Un serveur devra accueillir les consommateurs d’un bar d’abord en ukrainien, et un médecin mener ses consultations en ukrainien. Et après trois ans d’une période de transition, les infractions seront punies par des amendes… ».
65   Marton Nagy, « Les enjeux linguistiques en Ukraine », Conflits, septembre 2019, en ligne : https://www.revueconflits.com/crimee-europe-langue-russie-ukraine/.
66   « Estimez-vous nécessaire de préserver l’Union des Républiques socialistes soviétiques en tant que fédération renouvelée de républiques souveraines égales dans laquelle les droits de l’homme et les libertés de toute nationalité seront pleinement garantis ? »
67   Le référendum organisé le 20 janvier 1991 (cette date deviendra par la suite la fête nationale de la République), avec un taux de participation très élevé (81,37 %), est considéré comme le premier plébiscite de l’URSS 93,26 % votent pour le rétablissement d’une république autonome et son incorporation directe à l’Union renovée. Voir : Alla Salkova, Nous avons oublié les intérêts des habitants de Crimée, 25 depuis la création de la République autonome de Crimée, https://www.gazeta.ru/science/2016/10/18a10256213.shtml.
68   Emmanuelle Armandon, La Crimée entre Russie et Ukraine, un conflit qui n’a pas eu lieu, Bruxelles, Bruylant, 2012, préface Anne de Tinguy.
69   Alexeï Sotchnev, « Eltsine ne se souciait pas de la Crimée », Lenta, no 12, août 2015 (en russe). En ligne : https://lenta.ru/articles/2015/08/12/meshkov/ /.
70   Hélène Carrère d’Encausse, Six ans qui ont changé le monde, op. cit., p. 272.
71   Simon S. Montefiore, op. cit., « Faire de la Crimée l’Eden de la Russie ».
72   Ibid., p. 369.
73   Iaroslav Vodarsky, Olga Eliseeva et Vladimir Kabuzan, La population de Crimée de la fin du xviiie à la fin du xxe siècle (le nombre, l’emplacement, la composition ethnique), Moscou, Institut d’Histoire russe, 2003 (en russe).
74   Le site demoscope de l’institut d’études d’économie de Moscou, http://www.demoscope.ru/weekly/ssp/rus_lan_97_uezd_eng.php?reg=1420.
75   « Les Karaïmes, peuple millénaire de Crimée », Le Point, 7 avril 2014.
76   Voir le rôle du bataillon des « cosaques juifs », Jewish Encyclopedia : http://www.­jewishencyclopedia.com/articles/15224-zeitlin-joshua.
77   Il s’agit de l’OZET en russe ОЗЕТ, Общество землеустройства еврейских трудящихся, organisation d’aide à l’installation des Juifs  en Union soviétique, entre 1925  et 1938.
78   https://www.jforum.fr/La-Crimee-1er-État-Juif-avorte-par-les-crimes-de-Staline.html. « Le vote des Nations-Unies en faveur de l’établissement de l’État d’Israël, en novembre 1947, avait rendu superflue l’idée d’une patrie juive en Crimée et renforcé les soupçons de Staline contre les aspirations nationales des Juifs. La nuit du 12 janvier 1948, Staline a fait assassiner Mikhoëls, signifiant ainsi le début de la campagne de terreur stalinienne contre les Juifs. Au cours des mois suivants de nombreux autres membres du Comité Juif Antifasciste ont été arrêtés. Le 12 août 1952, La Nuit des Poètes Assassinés des écrivains Yiddish réputés ont été exécutés dans la Loubianka, à Moscou… ».
79   Aujourd’hui cette expérience politique est prudemment commémorée par le gouvernement actuel de la République autonome car l’expérience de Celebegihan visant à faire de la Crimée une « Suisse » des peuples s’inscrit dans la ligne pluriethnique défendue aujourd’hui par Moscou : Il écrivait ainsi : « Des roses multicolores, des lys et des tulipes poussent sur la péninsule de Crimée. Et chacune de ces fleurs élégantes a sa propre beauté spéciale, son propre arôme délicat. Ces roses, ces fleurs sont les peuples vivant en Crimée : Tatars, Russes, Arméniens, Juifs, Allemands et autres. Le but de Kurultay est de les réunir, d’en faire un beau et élégant bouquet, d’établir une véritable Suisse civilisée sur la magnifique île de Crimée. Kurultay ne pense pas seulement aux Tatars de Crimée, mais à tous les peuples qui ont vécu fraternellement avec eux pendant des siècles ».
80   Voir la Constitution de la République socialiste de Crimée en 1921 : http://www.ndkt.org/konstitutsiya-krymskoy-sovetskoy-sotsialisticheskoy-respubliki.html.
81   Ordonnance du Présidium du Soviet Suprême de l’URSS du 7 mars 1991 portant annulation des actes législatifs suite à la Déclaration du Soviét Suprême de l’URSS du 14 novembre 1989 garantissant les droits des peuples et reconnaissant le caractère illégal, criminel et repressif de tous les actes contre les peuples victimes des déportations, http://www.consultant.ru/cons/cgi/online.cgi?req=doc&base=ESU&n=3924.
82   Aurélie Campana, « L’ethnicisation du champ politique en Crimée, affrontements politiques et systèmes de représentations différenciées », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 2004, p. 79-104.
83   «Украина признала геноцидом депортацию крымских татар»РБК .ru, 12 novembre 2015, Виталий Кропман, «  Сейм Латвии признал депортацию крымских татар в  1944  году геноцидом  » DW .com.
84   Voir le site d’Amnesty : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/03/crimea-at-least-20-people -detained-in-a-new-crackdown-against-crimean-tatar-minority/.
85   Tatiana Kastoueva-Jean, « Quel avenir pour les tatars de Crimée ? », La revue internationale, 19 mars 2014, en ligne.
86   « Les Tatars mettent en accusation Djemilev », Novii Dien, 21 nov. 2011 (en russe), en ligne : https://newdaynews.ru/crimea/359035.html.
87   « Poutine a réhabilité les Italiens de Crimée », Spoutnik, 13 septembre 2015, en ligne : https://fr.sputniknews.com/russie/201509131018139833/.

 
Pour citer cet article
Référence papier
Vladislava Sergienko et Joseph Martinetti, « La question de Crimée : un cas d’école pour l’analyse géopolitique ? », Cahiers de la Méditerranée, 101 | 2020, 199-218.
Référence électronique
Vladislava Sergienko et Joseph Martinetti, « La question de Crimée : un cas d’école pour l’analyse géopolitique ? », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 101 | 2020, mis en ligne le 15 juillet 2021, consulté le 14 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/13893 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.13893
 
 
Auteurs
Vladislava Sergienko
Docteur en histoire, chercheuse associée au CMMC de l’Université Côte d’Azur, elle travaille sur différents sujets dont, notamment les regards croisés de la presse russe et française, le retour de la Russie en Méditerranée et en mer Noire.
Articles du même auteur Regards croisés sur le retour de la Russie en Méditerranée dans la presse actuelle  [Texte intégral]
Paru dans Cahiers de la Méditerranée89 | 2014
 
Joseph Martinetti
Agrégé de géographie et maître de conférences, Joseph Martinetti est enseignant-chercheur en géopolitique au CMMC de l’Université Côte d’Azur. Spécialiste de la Corse et du monde insulaire méditerranéen, il s’intéresse à la réactivation des enjeux géopolitiques dans une Méditerranée sous tensions où s’affirment de nouveaux acteurs.