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"La fin de l'homme rouge", meilleur livre de l'année pour le magazine Lire



"La fin de l'homme rouge", meilleur livre de l'année pour le magazine Lire


Extrait du " POINT" - Mise à jour le 18 décembre                                                  CULTURE

Le Médicis essai, "La fin de l'homme rouge", de la Bélarusse Svetlana Alexievitch, a été sacré meilleur livre de l'année par le magazine Lire [....]
Comme tous les ans, le mensuel a sélectionné vingt titres dans vingt catégories différentes.
 
Dans "La fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement" (Actes Sud), Svetlana Alexievitch, journaliste bélarusse née soviétique en 1948, s'acharne à garder vivante cette tragédie que fut l'URSS à travers des centaines d'heures d'entretiens avec des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des innocents, des bourreaux, des victimes..




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Le 31/08/2013 - Mise à  jour le 18/09/2013 
Nathalie Crom - Telerama n° 3320 

RÉCIT


Poursuivant son patient recueil de témoignages, Svetlana Alexievitch ausculte le coeur et l'âme de l'Homo sovieticus, passé brutalement du totalitarisme au nihilisme.
Voici plus de trente ans que Svetlana Alexievitch — journaliste et écrivain, ­naguère soviétique, aujourd'hui biélorusse — s'est mise à l'écoute. Sollicitant et consignant les mots, les récits des autres, tous témoins ordinaires de leur temps, pour composer ce qu'elle appelle des « romans de voix ». Singuliers et poignants tissus sonores donc, le travail de confection consiste à coudre entre elles les paroles recueillies, en préservant, outre les faits égrenés, le timbre, la respiration, les hésitations, les omissions, l'émotion contenue ou éclatante, la vitalité de chaque voix. Il y eut des voix de femmes soldats et d'enfants, se souvenant de la guerre entre l'URSS et l'Allemagne nazie (La guerre n'a pas un visage de femme, Derniers Témoins). Des voix de jeunes recrues soviétiques fracassées en Afghanistan, mêlées à celles de leur mère, de leur veuve (Les Cercueils de zinc). Les voix des témoins et victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (La Supplication). Tout ce vécu, toutes ces expériences individuelles constituant les archives confidentielles, menacées tant par l'oubli que par la négation, d'un xxe siècle dont l'historiographie officielle soviétique s'est employée à brosser un tout autre récit. Une Histoire écrite par ­Svetlana Alexievitch à hauteur d'hom­me — centrée sur le vécu, le ressenti.
Dans la préface de La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch expliquait : « Je n'écris pas sur la guerre, mais sur l'homme dans la guerre. J'écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments. » De la même façon, au seuil de La Fin de l'homme rouge pourrait-il être précisé qu'il ne s'agit pas d'une histoire de l'effondrement de l'URSS et du basculement de l'ancien empire communiste dans l'âge capitaliste, mais plutôt de l'auscultation du coeur et de l'âme de ce « type d'homme particulier, l'Homo sovieticus ». Un individu passé sans transition du totalitarisme à une nouvelle forme de nihilisme. Né et élevé dans l'utopie socialiste — du moins, son avatar fatigué de l'ère Brejnev-Andropov-Tchernenko —, brutalement sommé de renoncer à ses routines, ses savoirs, son histoire et ses mythes, et enjoint à jouir de sa liberté toute neuve, essentiellement synonyme de consommation effrénée, d'inégalités sociales crian­tes, de conflits d'une violence effarante entre les peuples anciennement rassemblés derrière le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.
Les hommes et les femmes dont Svetlana Alexievitch a recueilli les con­fes­sions racontent ici à mots con­crets leur quotidien, leurs souvenirs d'enfance ; ils confient leurs aspirations passées ou présentes, leur con­ception de la liberté ; ils disent leurs histoires d'amour, leurs deuils, les profonds malheurs et menus bonheurs dont sont faites leurs vies. En fait, deux ­générations se côtoient dans ces pages. D'abord, celle dite « des cuisines » — « C'est à son époque [les années 1960-1970, NDLR] que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines ­privées dans lesquelles on pouvait critiquer le pouvoir, et surtout ne plus avoir peur, parce qu'on était entre soi... »
Aujourd'hui sexagénaires, ils (et elles) furent élevés dans le culte de Lénine, Staline et de l'héroïque Armée rouge, ils connurent l'enrôlement obligatoire dans les Jeunesses communistes, la crainte permanente du NKVD (police politique de l'URSS), l'ombre encore menaçante du goulag. Et en août 1991, ils étaient dans la rue pour s'opposer au putsch contre Gorbatchev et défendre une certaine idée — théorique, sublimée — de la liberté. Les voici aujourd'hui las, sidérés, anéantis, entre découragement et colère. L'un dit : « Nous avons connu les camps, nous avons couvert la terre de nos cadavres pendant la guerre, nous avons ramassé du combustible atomique à mains nues à Tchernobyl. Et maintenant nous nous ­retrouvons sur les décombres du socialisme. Comme après la guerre... »
La seconde génération, ce sont leurs enfants, âgés aujourd'hui de 20, 30 ans, grandis à l'époque post-totalitaire, mais plongés dans un chaos économique, et surtout spirituel et moral sans fond ni fin, comme sans issue. Plus souffrants encore, peut-être, que ceux qui les ont précédés, car comme privés de la faculté d'espérer ou de rêver — si ce n'est de l'exil. Face à eux, comme face à leurs aînés, Svetlana Alexievitch se tient avec attention, empathie. Cherchant, explique-t-elle, à « discerner en chacun d'eux l'être humain de toute éternité », l'élan vital et le tragique.Si leurs histoires se ressemblent et se recoupent, l'écrivain se garde de tenter d'en dresser une synthèse — c'est dans leur diversité, autant que dans leurs similitudes, que réside toute la richesse de ce grand livre d'histoire humaniste, tout ensemble infiniment douloureux et formidablement vivant. Qui souvent fait revenir à l'esprit cette réflexion notée par Nadejda Mandelstam, la femme du poète, dans ses Mémoires : « Ce n'est pas l'héroïsme mais l'endurance qui était notre unique qualité. » — Nathalie Crom
La Fin de l'homme rouge | Vremia second hand (konets krasnovo tcheloveka),traduit du russe par Sophie Benech | Ed. Actes Sud | 542 p., 24,80 €. (En librairie le 4 septembre.)

BIO EXPRESS

1948 Naissance à Ivano-Frankovsk (Ukraine).
1967 Entrée à la faculté de journalisme de Minsk (Biélorussie).
1985 Parution de La guerre n'a pas un visage de femme et de Derniers Témoins.
1989 Parution des Cercueils de zinc.
1997 Parutionde La Supplication.

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http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-etrangere/la-fin-de-lhomme-rouge
 
La fin de l'homme rouge
Ou le temps du désenchantement

SVETLANA ALEXIEVITCH

Armée d’un magnétophone et d’un stylo, Svetlana Alexievitch, avec une acuité, une attention et une fidélité uniques, s’acharne à garder vivante la mémoire de cette tragédie qu’a été l’urss, à raconter la petite histoire d’une grande utopie. “Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme «ancien», le vieil Adam. Et cela a marché… En soixantedix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus.” C’est lui qu’elle a étudié depuis son premier livre, publié en 1985, cet homme rouge condamné à disparaître avec l’implosion de l’Union soviétique qui ne fut suivie d’aucun procès de Nuremberg malgré les millions de morts du régime.
Dans ce magnifique requiem, l’auteur de La Supplication réinvente une forme littéraire polyphonique singulière, qui fait résonner les voix de centaines de témoins brisés. Des humiliés et des offensés, des gens bien, d’autres moins bien, des mères déportées avec leurs enfants, des staliniens impénitents malgré le Goulag, des enthousiastes de la perestroïka ahuris devant le capitalisme triomphant et, aujourd’hui, des citoyens résistant à l’instauration de nouvelles dictatures…
Sa méthode : “Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose... L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne.”
À la fin subsiste cette interrogation lancinante : pourquoi un tel malheur ? Le malheur russe ? Impossible de se départir de cette impression que ce pays a été “l’enfer d’une autre planète”.
 
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http://larussiedaujourdhui.fr/chroniques/2013/10/07/la_fin_de_lhomme_rouge_ou_le_temps_du_desenchantement_26039.html

7 octobre, 2013 Christine Mestre, La Russie d'Aujourd'hui

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TRADUIT par Sophie Benech


Avec La Fin de l’homme rouge Svetlana Alexievitch achève son travail d’archiviste inspirée qui n’est pas sans rappeler celui de Soljenitsyne.
Pendant une trentaine années, l’auteure régulièrement pressentie pour le Prix Nobel, a collecté les témoignages de cet « homme rouge », cet homo sovieticus, dont elle écrit : « Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui - C’est moi ».  
Et sans doute fallait-il être l’un d’entre eux pour que s’ouvrent les vannes et que s’écoule, après tout ce temps de silence, avec autant de puissance, d’honnêteté et d’impudeur parfois, le flot de la parole.
Svetlana Alexievitch qui nous avait déjà donné les témoignages des combattantes de l’Armée rouge et de personnes nées pendant la DeuxièmeGuerre mondiale, des soldats d’Afghanistan  ou des rescapés de Tchernobylrassemble là un chœur que l’on aurait aimé discordant.
Mais curieusement, et quel que soit le point de vue du témoin anciens communistes ou anti-communiste, jeunes ou vieux, nous entendons le même refrain : «  C’est toute une civilisation qui a été flanquée à la poubelle ». 
« La vie en Russie doit être féroce et sordide, du coup l’âme s’élève … » dit l’une des personnes interviewées. Le peuple russe serait-il ainsi voué à la souffrance ? C’est ce que l’on pourrait croire tant ces destins qui s’accumulent s’apparentent souvent à des chemins de croix.
Vies en lambeaux d’êtres ballotés par l’absurdité de l’Histoire, laminés par la férocité humaine : « On peut survivre au camp, mais pas aux êtres humains » dit une femme dont la voisine au moment de sa déportation a adopté la fille et qui apprend plus tard que c’est cette même voisine qui l’avait dénoncée.
Il y a aussi pourtant dans ces récits sur l’époque soviétique un élan vital, une aventure collective « construire un grand pays » tragique, trompeuse, certes, mais parfois aussi joyeuse, inspirée.
Dans les à-coups de l’histoire, l’individu, lui, a du mal à se construire, à construire un itinéraire de vie, puis à créer une unité, à défaut de cohérence, entre ce qui a été et le présent : « Nous nous étions fait des idées sur tout : sur l’Occident, sur le capitalisme, sur le peuple russe. Nous vivions de mirages »
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http://www.lechoixdeslibraires.com/livre-133709-la-fin-de-l-homme-rouge-ou-le-temps-du-desenchantement.htm



La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement

 
Auteur : Svetlana Alexievitch
Traducteur : Sophie Benech
Date de saisie : 08/10/2013
Genre : Romans et nouvelles - français
Editeur : Actes Sud, Arles, France
Prix : 24.80 €
Sorti le : 04/09/2013
 
 
Le choix des libraires : 08/10/2013
Guillaume Dumora recommande ce livre au micro d'Augustin Trapenard, dans Le Carnet du libraire, sur France Culture, en partenariat avec Lechoixdeslibraires.com
 
Le courrier des auteurs : 04/09/2013

1) Qui êtes-vous ? ! 
Je suis la traductrice de La Fin de l'homme rouge.

2) Quel est le thème central de ce livre ? 
Tenter de fixer les traces qu'ont laissées 70 ans de communisme dans la vie d'hommes et de femmes ordinaires. Écouter des Russes, d'âges différents, de classes sociales différentes, avec des convictions différentes, afin de comprendre quel regard ils portent sur leur existence, comment ils ont vécu les vingt dernières années et, en particulier, ce qu'a représenté pour eux la disparition de l'Union soviétique. 

3) Si vous deviez mettre en avant une phrase de ce livre, laquelle choisiriez-vous ? 
"Il nous semblait que la liberté, c'était très simple. Au bout d'un temps assez court, nous avons nous-mêmes ployé l'échine sous son fardeau, parce que personne ne nous a enseigné la liberté. On nous a seulement appris à mourir pour elle."

4) Si ce livre était une musique, quelle serait-elle ? 
Difficile à dire. En tout cas, certainement une musique chorale. Ce livre est un choeur composé de centaines de voix, des voix désespérées, désenchantées, révoltées ou sereines, parfois même pleines de sagesse.

5) Qu'aimeriez-vous partager avec vos lecteurs en priorité ? 
L'émotion causée par ces témoignages. J'aimerais aussi que ce livre leur fasse sentir la complexité de ce que vivent les Russes, et nuance leur façon de considérer ce qui s'est passé et se passe dans ce pays. Qu'ils le voient de façon moins abstraite, moins catégorique, avec moins de partis pris et plus de compréhension.
 
Les présentations des éditeurs : 10/09/2013
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Armée d'un magnétophone et d'un stylo, Svetlana Alexievitch, avec une acuité, une attention et une fidélité uniques, s'acharne à garder vivante la mémoire de cette tragédie qu'a été l'URSS, à raconter la petite histoire d'une grande utopie. "Le communisme avait un projet insensé : transformer l'homme «ancien», le vieil Adam. Et cela a marché... En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d'homme particulier, l'Homo sovieticus." C'est lui qu'elle a étudié depuis son premier livre, publié en 1985, cet homme rouge condamné à disparaître avec l'implosion de l'Union soviétique qui ne fut suivie d'aucun procès de Nuremberg malgré les millions de morts du régime.
Dans ce magnifique requiem, l'auteur de La Supplication réinvente une forme littéraire polyphonique singulière, qui fait résonner les voix de centaines de témoins brisés. Des humiliés et des offensés, des gens bien, d'autres moins bien, des mères déportées avec leurs enfants, des staliniens impénitents malgré le Goulag, des enthousiastes de la perestroïka ahuris devant le capitalisme triomphant et, aujourd'hui, des citoyens résistant à l'instauration de nouvelles dictatures...
Sa méthode : "Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l'amour, la jalousie, l'enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d'une vie qui a disparu. C'est la seule façon d'insérer la catastrophe dans un cadre familier et d'essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose... L'histoire ne s'intéresse qu'aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n'est pas l'usage de les laisser entrer dans l'histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d'une littéraire et non d'une historienne."
A la fin subsiste cette interrogation lancinante : pourquoi un tel malheur ? Le malheur russe ? Impossible de se départir de cette impression que ce pays a été "l'enfer d'une autre planète".

Svetlana Alexievitch est née en 1948 en Ukraine. Elle a fait des études de journalisme en Biélorussie, où ses parents étaient instituteurs. Sa première publication, La guerre n'a pas un visage de femme, en 1985, sur la Seconde Guerre mondiale, dénoncée comme "antipatriotique, naturaliste, dégradante" mais soutenue par Gorbatchev est un best-seller. Chaque nouveau livre est un événement et un scandale : Les Cercueils de zinc, en 1989, sur la guerre d'Afghanistan, qui la fait connaître en France et sera adapté pour le théâtre par Didier-Georges Gabily ; Ensorcelés parla mort, en 1993, sur les suicides qui ont suivi la chute de l'URSS ; et La Supplication, en 1997, sur Tchernobyl. Elle vit de nouveau à Minsk, après un long séjour à Berlin.
 
La revue de presse Julie Clarini - Le Monde du 3 octobre 2013
Biélorusse née soviétique, elle a recueilli la parole des soldats de la guerre en Afghanistan ou des victimes de Tchernobyl. Avec " La Fin de l'homme rouge ", elle dresse un magnifique tombeau littéraire de l'URSS. Dans l'âme des gens. " En réalité c'est là que tout se passe ", écrit Svetlana Alexievitch dans le prologue à son magnifique livre La Fin de l'homme rouge. La petite, la grande histoire, le distinguo pour elle n'a pas de sens : au fond, c'est toujours au creux des consciences que passe le souffle des événements, l'enthousiasme ou la dévastation...
Elle est allée écouter les discussions sur la place Rouge, où l'on vend pour quelques kopecks les médailles et breloques de l'Armée rouge ; elle a laissé traîner son oreille dans les cuisines où, avant 1991, on refaisait le monde, pour recueillir ce qui se dit quand l'espoir d'un monde meilleur a disparu. Et si aucune histoire ne ressemble à une autre, on capte, dans le jeu d'échos et de reflets mis en place par l'écrivain, des vibrations poignantes, le battement de vies broyées ou reconstruites, les opportunités et cruautés du nouvel ordre social.
 
La revue de presse Emmanuel Hecht - L'Express, septembre 2013
Avec La Fin de l'homme rouge, la Biélorusse Svetlana Alexievitch achève sa "chronique des gens ordinaires de la Grande Utopie". Un témoignage capital, doublé d'une remarquable oeuvre d'écrivain, sur cette tragédie nommée URSS. "Pour nous, les Blancs et les Rouges, c'est du pareil au même. Faut tenir jusqu'au printemps. Planter les patates..." L'épopée de l'Homo sovieticus, à laquelle Svetlana Alexievitch (64 ans) consacre sa vie, s'achève entre pragmatisme et nihilisme...
Svetlana Alexievitch a le don de confesser les hommes. De les faire sortir de leurs gonds. De libérer la verve poétique des uns, l'imagination des autres : un nostalgique des slogans d'antan ("Les fabriques aux ouvriers !", "La terre aux paysans !") en suggère de nouveaux, plus consensuels : "Les rivières aux castors !", "Les tanières aux ours !" D'exhumer des histoires terribles de la Grande Guerre patriotique, dignes du Kaputt de Malaparte...
Svetlana Alexievitch maîtrise à la perfection cette technique, si particulière, forgée dès sa sortie de l'école de journalisme. Elle interviewe, interviewe, interviewe, pendant des années, sur les détails de la vie de tous les jours, les souvenirs d'enfance, la famille, la danse... Puis elle transcrit, coupe -ou pas, selon la force et la sensibilité du propos- et elle assemble les textes. Là, le miracle se produit : aucune lourdeur, aucune redondance dans cette juxtaposition, mais une musique, un souffle. Le témoin devient personnage, le récit se fait littérature.
 
La revue de presse Claire Devarrieux - Libération du 5 septembre 2013
Une nuit, une femme est arrêtée dans un appartement communautaire (cinq familles, vingt-sept personnes). A une voisine, qui est une amie, célibataire sans enfant, elle a le temps de crier qu'elle lui confie sa fille, et que, si elle ne revient pas, surtout on ne la mette pas dans un orphelinat. La voisine tient parole. Elle se voit attribuer une deuxième pièce, élève la petite qui l'appelle maman Ania. La mère est libérée dix-sept ans plus tard, et n'en peut plus de reconnaissance. Grâce à Gorbatchev qui ouvre les archives, elle peut consulter son dossier. Elle découvre qu'elle doit ses années de camp à une dénonciation. Qui l'a dénoncée ? Maman Ania. «Vous comprenez quelque chose ? Moi, non, dit Elena Iourevna, ex-troisième secrétaire du comité régional du Parti, à Svetlana Alexievitch venue l'interviewer. Et cette femme non plus, elle n'a pas compris. Elle est rentrée chez elle et elle s'est pendue.» Dans la Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement,qui est le dernier volet de la fresque «les Voix de l'utopie», il y a d'autres récits où la vie continue, où ceux qui reviennent du goulag côtoient ceux qui les ont dénoncés...
«Ce n'est pas sur la liberté qu'on s'est précipités, mais sur les jeans», dit Elena Iourevna, qui aurait voulu que le putsch contre Gorbatchev réussisse. Elle pense que Svetlana Alexievitch va effacer ses propos. Mais l'auteur s'autorise un de ses rares apartés, dans l'océan de paroles qu'elle a écopé, avec son magnétophone, pendant quarante ans, depuis que le journalisme l'a menée à la littérature : «Je lui promets qu'il y aura les deux histoires. Je tiens à être une historienne au sang froid, et non une historienne brandissant un flambeau allumé. C'est l'avenir qui jugera.»
 
La revue de presse Nathalie Crom - Télérama du 29 août 2013
Dans la préface de La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch expliquait : «Je n'écris pas sur la guerre, mais sur l'homme dans la guerre. J'écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments.» De la même façon, au seuil de La Fin de l'homme rouge pourrait-il être précisé qu'il ne s'agit pas d'une histoire de l'effondrement de l'URSS et du basculement de l'ancien empire communiste dans l'âge capitaliste, mais plutôt de l'auscultation du coeur et de l'âme de ce «type d'homme particulier, l'Homo sovieticus». Un individu passé sans transition du totalitarisme à une nouvelle forme de nihilisme. Né et élevé dans l'utopie socialiste - du moins, son avatar fatigué de l'ère Brejnev-Andropov-Tchernenko -, brutalement sommé de renoncer à ses routines, ses savoirs, son histoire et ses mythes, et enjoint à jouir de sa liberté toute neuve, essentiellement synonyme de consommation effrénée, d'inégalités sociales crian­tes, de conflits d'une violence effarante entre les peuples anciennement rassemblés derrière le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.
 
Les courts extraits de livres : 10/09/2013
OÙ IL EST QUESTION DE LA BEAUTÉ DES DICTATURES ET DU MYSTÈRE DES PAPILLONS PRIS DANS LE CIMENT

Eléna Iourevna S., troisième secrétaire du comité régional du Parti, 49 ans

Elles étaient deux à m'attendre, Eléna Iourevna, avec laquelle j'avais rendez-vous, et son amie de Moscou, Anna Ilinitchna M., qui se trouvait en visite chez elle. Cette dernière s'est aussitôt immiscée dans la conversation : "Cela fait longtemps que je voudrais que quelqu'un m'explique ce qui nous arrive."
Rien ne concordait dans leurs récits, à part des noms emblématiques : Gorbatchev, Eltsine... Mais elles avaient chacune leur Gorbatchev à elles, leur Eltsine... et leurs années 1990.

Eléna Iourevna
Faut-il vraiment déjà expliquer ce qu'était le socialisme ? À qui ? Nous sommes encore tous des témoins. Franchement, je suis étonnée que vous soyez venue me voir. Je suis communiste, j'étais dans la nomenklatura... Nous n'avons plus droit à la parole, maintenant. On nous réduit au silence. Lénine est un bandit, quant à Staline... Nous sommes tous des criminels, même si je n'ai pas une goutte de sang sur les mains. Mais nous sommes tous des parias, tous.
Peut-être que, dans cinquante ou cent ans, on parlera de façon objective de notre vie, de cette vie qui s'appelait le socialisme. Sans larmes et sans malédictions. On se lancera dans des fouilles, comme pour la ville de Troie... Il n'y a pas si longtemps encore, il était impossible de dire du bien du socialisme. En Occident, après l'effondrement de l'URSS, ils ont compris que ce n'était pas la fin des idées marxistes, mais qu'il fallait les développer. Et non rester en adoration devant. Là-bas, Marx n'était pas une idole, comme chez nous. Un saint. D'abord, nous en avons fait un dieu et ensuite, nous l'avons frappé d'anathème. Nous avons tout rejeté. La science aussi a été la cause de malheurs innombrables pour l'humanité. Alors on n'a qu'à exterminer les savants ! À bas les pères de la bombe atomique... ! Mieux encore, commençons par ceux qui ont inventé la poudre ! Je n'ai pas raison ? (Elle ne me laisse pas le temps de répondre.) Vous avez bien fait, oui, vous avez bien fait de sortir de Moscou. Vous êtes venue en Russie, si je puis dire. A Moscou, quand on se promène, on a l'impression qu'ici, c'est comme en Europe... Des voitures de luxe, des restaurants... Ces coupoles dorées qui brillent ! Mais venez un peu écouter ce que disent les gens chez nous, en province... La Russie, ce n'est pas Moscou. La Russie, c'est Samara, Togliatti, Tchéliabinsk... Un Trifouilly-les-Oies quelconque... Que peut-on apprendre sur la Russie dans les cuisines de Moscou, dans les soirées mondaines ? Blabla... Moscou, c'est la capitale d'un autre État, pas de celui qui se trouve au-delà du périphérique. C'est un paradis pour touristes. Il ne faut pas croire Moscou...
Dès qu'on arrive chez nous, on sait tout de suite qu'on est chez les Soviets. Les gens vivent très pauvrement ici, même selon les critères russes. Ils râlent contre les riches, ils en veulent à tout le monde. Ils râlent contre le gouvernement. Ils estiment qu'on les a trompés, personne ne leur avait dit que ce serait le capitalisme, ils pensaient qu'on allait réformer le socialisme. La vie qu'ils connaissaient tous. La vie soviétique. Pendant qu'ils s'égosillaient dans les meetings à crier : "Eltsine ! Eltsine !", ils se sont fait dépouiller. On s'est partagé les usines et les fabriques sans eux. Et le pétrole, et le gaz, tout ce qui nous vient de Dieu, comme on dit. Mais ça, c'est seulement maintenant qu'ils le comprennent... En 1991, ils sont tous allés faire la révolution. Sur les barricades. Ils voulaient la liberté, et ils ont récolté quoi ? La révolution d'Eltsine, une révolution de bandits... Le fils d'une de mes amies s'est presque fait tuer en défendant les idées socialistes. Le mot "communiste" était une insulte. Il a failli se faire tuer ici, dans la cour, par des copains, des garçons qu'il connaissait. Ils étaient là avec leur guitare, à bavarder sous une tonnelle : "On va aller casser la gueule des communistes, on les pendra aux réverbères !" Micha Sloutser est un garçon cultivé, son père travaillait chez nous, au comité régional du Parti, il leur a cité Chesterton, un écrivain anglais : "Un homme sans utopie est bien plus terrible qu'un homme sans nez..." Ils l'ont battu comme plâtre pour ça, à coups de pied, à coups de botte : "Espèce de sale youpin ! Qui a fait la révolution en 1917 ?"
 
 


Jean Maiboroda