Nous reprenons ici un article publié sur le site de l'AAOMIR ( Association des Anciens Officiers de la Marine Impériale Russe).
Cet article intéresse en effet de nombreux descendants des émigrés qui ont embarqué à Sébastopol en direction de la Turquie en novembre 1920, puis, à bord du vapeur RION,ont débarqué en Mai 1921 sur les rivages de Corse.
__________
12-16 novembre 1920
L’évacuation de Sébastopol
Article de Nikolaï Tcherkashyn
Extrait de la brochure de l’expédition maritime commémorative de Bizerte à Sébastopol.
Traduit du russe par Pierre de Saint Hippolyte
Avec l’aimable collaboration de René Marie et Marianne Rampelberg.
Wrangel avait annoncé qu’il ne quitterait pas la ville tant que le dernier soldat blessé n’aurait pas été évacué. En définitive, ce furent 135000 personnes qui trouvèrent place à bord de 126 navires marchands et bâtiments de guerre. Parmi ces réfugiés, se trouvaient douze mille officiers, près de cinq mille soldats, quinze mille cosaques et dix mille élèves d’écoles militaires.
Jamais de toute son histoire, la Russie n’avait connu un exode aussi massif de son territoire.
Comme en signe d’adieu, Sébastopol apparaissait tout blanc au travers des volutes de fumée brune qui s’échappaient des cheminées des bâtiments de guerre et des transports. Jadis, ces bâtiments étaient partis vers Constantinople pour combattre. Aujourd’hui, le dreadnought « Général Alexeiev », le croiseur « Général Kornilov », les mouilleurs de mines d’escadre « Derzkiy », « Pylkiy » « Zharkiy » et « Zorkiy », des canonnières, des sous-marins, des brise-glaces, des docks flottants, des transports, des remorqueurs évacuaient, s’en allaient pour toujours. Il faut comprendre cela : La flotte quittait Sébastopol. L’âme quittait le corps. La Flotte de la Mer Noire partait pour le pays contre lequel elle avait été construite et qu’elle avait combattu pendant presque deux siècles. Elle ne partait pas glorieusement, mais au contraire pour l’exil, pour se mettre à l’abri. A l’étranger !
En novembre 1920, les marins, les cosaques, les restes de l’Armée Russe ne se sont pas enfuis de Crimée, ils ont battu en retraite. Ils se sont retirés, comme disaient leurs grands-pères, avec leurs états-majors de combat, leurs armes et leurs drapeaux.
`La retraite s’est effectuée sans hâte, par les routes, avec la sympathie des habitants. Il n’y pas eu de pillage, car ce n’était pas des bandes d’une armée en déroute qui marchaient, mais des unités constituées. L’ordre donné par le Commandant en Chef d’évacuer la Crimée surprit les troupes en campagne et fut interprété de diverses façons. Certains comprirent qu’en raison des moyens limités, il fallait limiter le nombre de personnes à évacuer, et qu’il était proposé à tous ceux qui ne se sentaient pas directement menacés par l’arrivée au pouvoir des révolutionnaires, de rester en Crimée. Les soldats qui quittaient ainsi leur unité pleuraient en se séparant de leurs camarades de combat. On leur donna, ainsi qu’aux prisonniers rouges trois jours de vivres. D’autres unités au contraire, prenaient en chemin dans leurs rangs tous ceux qui souhaitaient évacuer. L’effectif de la cavalerie, par exemple, doubla pendant la retraite. Toutes les unités de valeur retraitèrent au complet.
Pendant ce temps, l’on procédait dans les villes de Crimée à des regroupements accélérés. Il n’y avait pas de panique, car la population autochtone avait beaucoup de sympathie pour l’Armée, et ceux qui partaient étaient convaincus qu’il y aurait place pour tous à bord des bateaux. Lorsque le 12 novembre la compagnie de l’école Alexeievskiy aborda la perspective Ekaterininskiy en chantant fièrement et joliment la vieille chanson étudiante « Les champs de notre mère Patrie nous ont nourris et abreuvés » la foule qui encombrait la rue s’est mise à pleurer, et s’est mise distribuer aux élèves officiers des cigarettes et du chocolat.
L’état-major du commandant en chef avait réparti les moyens navals et les transports entre les ports, et confié aux écoles militaires le maintien de l’ordre sur les lieux d’embarquement : à Sébastopol, c’étaient les écoles Alexeievskiy, l’école d’artillerie Serguievskiy et Ataman du Don. A Feodossia, l’école Constantin, et à Kertch l’école Kornilov.
Les villes étaient prises d’une animation et d’un mouvement inhabituels. Une foule de gens avec des baluchons, des valises, des paquets et des affaires marchaient ou allaient en fiacre, en chariot ou en automobile. Sur le quai, on procédait à l’embarquement des unités, des états-majors et des civils.
Le commandant de la Flotte de la Mer Noire était l’amiral Kedrov. Par la suite, il raconta :
" Nous avons eu une foule de difficultés qui paraissaient parfois insurmontables. Nous recevions de nombreux rapports comme quoi les machines refusaient de tourner, les ancres étaient bloquées, ou encore que le bateau allait s’échouer dur le fond s’il devait embarquer un seul passager supplémentaire. Certains bateaux quittaient le quai alors qu’ils n’étaient qu’à moitié chargés…
Il ne vint à l’esprit de personne que, comme on s’en rendit compte au fur et à mesure, il y aurait à embarquer non pas 35 000, mais plus de 100 000 passagers, c’est à dire qu’il allait falloir charger les bateaux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout de place. Malgré l’annonce faite par le commandant en chef que nous allions vers l’inconnu, personne ne voulait rester. Il fallut envoyer partout officiers de marine munis de pouvoirs dictatoriaux, armés de revolvers, de menaces et de paroles paternelles, après quoi tout est rentré plus ou moins dans l’ordre : les machines acceptèrent de tourner, les ancres de se débloquer, les navires ne menacèrent plus de s’échouer et tous ceux qui désiraient être évacués furent acceptés à bord.
Dans l’après-midi du 12 novembre, on embarqua les derniers passagers arrivés par le train, notamment par celui du commandant de la première armée, le lieutenant-général Koutiepov. Dans le même temps une délégation des braves régiments du premier corps commandé par le général Manstein se présenta à l’hôtel Kist, où résidait le commandant en chef, pour lui confier leurs drapeaux. La chambre du général commandant en chef était déjà pleine de valises.
Le général Wrangel était pâle comme un linge, habillé d’une tcherkesse noire. Il dit aux officiers rassemblés :
« Je regrette de ne pouvoir faire cette déclaration devant tout le monde. Je vous demande de rapporter mes paroles à tous. Maintenant, je suis convaincu que les Etats-Unis et l’Europe nous ont trahis. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Je dispose de si peu de navires que je crains de ne pouvoir même pas y embarquer tous les restes de cette belle armée qui s’approche de Sébastopol en se vidant de son sang. Où nous allons, je ne le sais pas, car je n’ai reçu aucune réponse aux demandes que j’ai envoyées pendant deux jours depuis la catastrophe de Ioushinsk. Nous avons du charbon, nous prenons la mer. Je continue à négocier à la radio, et je pense que ces négociations finiront par aboutir.
Quel sera notre port d’arrivée, je ne le sais pas, mais où que ce soit, je vous demande de transmettre à toutes les unités que tous doivent conserver ordre et discipline, et ce qui est le plus important, respect mutuel. Car je ne puis parler en votre nom que si je suis convaincu que là-bas nous resterons tels que nous sommes, croyant fermement à nos idées, et que ce n’est pas à nous qu’incombe la responsabilité de notre catastrophe. »
Le même jour, vers le soir, le commandant de la première armée prit un certain nombre de mesures énergiques pour assurer la sécurité et permettre l’embarquement des unités de son armée qui approchaient de Sébastopol. Jusque tard dans la nuit, accompagné de son aide de camp, il parcourut en automobile la périphérie et les faubourgs de la ville, se rendit à la gare et parcourut à pied une grande distance le long de la voie de chemin de fer pour s’assurer qu’aucune menace ne pesait sur ses troupes.
Au matin du 13, l’arrière garde de la première armée rentra dans la ville. Dans le port régnait une grande animation : sirènes, sifflets, cris de milliers de voix et sifflement de vapeur. D’énormes transports couverts de monde s’approchaient, s’inclinaient en virant et s’éloignaient. Des embarcations, des remorqueurs allaient et venaient au milieu des cris et du brouhaha. Le ciel était couvert de gros nuages et il soufflait un vent froid d’automne. En rade, déjà chargés, se tenaient le « Rion » à trois cheminée, le suédois « Modik », et le croiseur français « Waldeck-Rousseau ». La ville se vidait. Des armes et des munitions étaient distribuées aux représentants de l’administration locale et aux ouvriers à qui l’on transmettait la responsabilité du maintien de l’ordre. Sur la perspective Ekaterinskiy étaient stationnés de nombreux chars et véhicules blindés. La nuit tombait déjà lorsqu’on vit apparaître une foule nombreuse sur la perspective Nakhimov. En tête marchait le général Wrangel. C’était la population de Sébastopol qui accompagnait ce chef populaire. Wrangel s’approcha de la garde d’honneur de l’école Atamanskiy qu’on venait de relever et dit :
« Je suis heureux de vous voir aussi fermes et braves que vous l’étiez à Novorossiysk et partout dans la mère patrie. Merci pour l’ordre que vous avez su maintenir et pour votre fermeté d’âme. Nous partons pour l’inconnu. Ce qui nous attend, je n’en sais rien. Soyez prêts à beaucoup souffrir et à être dépouillés. Sachez que le sauvetage de la Russie est entre nos mains. »
La nuit du 13 au 14 et la matinée du 14 furent complètement calmes à Sébastopol. Des patrouilles d’élèves-officiers parcouraient la ville. Presque tous les bateaux étaient partis. Il ne restait sur la rade que le croiseur « Kornilov » et le « Chersonèse » . Dans l’après-midi, les postes de garde et les patrouilles commencèrent à se rapprocher du quai du Comte. Vers deux heures arriva le général Wrangel. Il passa en revue la garde et les rangs des élèves-officiers de l’école Sergueievskiy qui avaient tenu les postes de garde et les remercia pour les services rendus. Puis il ôta sa casquette du régiment Kornilov, se signa, s’inclina profondément devant sa terre natale et monta dans son embarcation qui prit la direction du « Kornilov ». Les élèves officiers embarquèrent après lui sur le « Chersonèse ». Le général Stogov, commandant la défense de la région de Sébastopol embarqua le dernier. Il s’arrêta, fit le signe de la croix et se mit à pleurer. Sur les berges la foule pleurait et bénissait les partants. Il était à peu près quinze heures.
Vers seize heures quarante cinq, un mouilleur de mines anglais transmit par radio que les bolchéviques entraient dans la ville.
Le bateaux passèrent la nuit mouillés à l’extérieur de la rade. L’embarquement fut achevé le 15 novembre. Le général Wrangel était encore sur le quai. Le bateau avait déjà sifflé deux fois, mais il manquait encore trois personnes envoyées en ville. Ils arrivent enfin. Troisième coup de sifflet. A bord du croiseur Kornilov, le général Wrangel remonte la file des bâtiments pour leur souhaiter bonne route, ôte sa casquette et s’incline devant sa terre natale. A bord des bateaux, les foules étaient tête nue et avaient les larmes aux yeux. Pour eux qui s’étaient battus pour la défendre, il n’y avait plus de place dans leur pays. Ils s’en allaient vers l’inconnu, loin des leurs et de leur patrie déshonorée.
C’est ainsi qu’a commencé l’exode de l’Armée Russe.
Selon les chiffres de l’état major du commandant en chef, ce sont cent trente cinq mille personnes qui ont quitté la Crimée sur tous les moyens de transports et les bâtiment de guerre qui pouvaient naviguer par eux-mêmes ou en remorque : cent vingt six bâtiments en tout. Parmi les passagers, soixante dix mille combattants, embarqués avec leurs armes légères et leurs mitrailleuses (à l’exception de ceux qui, à Sébastopol, avaient embarqué sur les navires français Segot et Siam, qui avaient été désarmés). Ces dizaines de milliers d’hommes, c’étaient surtout les élèves des écoles militaires, les unités les plus fermes de l’arrière-garde qui avaient embarqué en presque totalité, les unités combattantes du premier corps d’armée et de la cavalerie, les unités cosaques et les états-majors. Enfin, en grand nombre, les échelons arrières, militaires et administratifs.
Les patrouilles d’élèves officiers embarquèrent le 16 novembre, alors que le soleil d’automne brillait déjà de puis longtemps, et alors les bolchéviques prirent possession du dernier petit lopin de terre de Crimée. Les bateaux étaient surchargés de monde, car il avait fallu embarquer tout ceux qui se présentaient. On espérait, une fois en mer, pouvoir transférer une bonne partie des passagers sur le paquebot « Rostislav » qui était en mer d’Azov, mais il se révéla qu’il s’était échoué et ne put pas en sortir, si bien que l’entassement sur les bateaux resta ce qu’il était.
Avant l’évacuation, le général Wrangel avait pris soin d’interdire tout sabotage ou destruction volontaire de biens qui restaient en Crimée. Cette consigne était dictée non seulement par la volonté de conserver ces biens pour les Russes qui restaient dans la Patrie, mais aussi dans l’espoir de protéger tous ceux qui n’avaient pas pu ou pas voulu évacuer avec l’armée blanche et la flotte de possibles représailles. Hélas, cela ne les sauva pas d’une justice sommaire.
La situation des émigrants n’était pas enviable, mais le sort de ceux qui restèrent en Crimée et à Sébastopol se révéla encore plus amer. Qui pouvait être sûr de l’avenir de ceux qui étaient restés ? se demandait dans ses souvenirs Anastasia Shirinsky.
Frounze avait promis l’amnistie, mais Trotski autorisa ses troupes pendant quatorze jours à se faire justice des ennemis du peuple et à piller leurs maisons.
Le communiste hongrois Bela Koun commit tant d’atrocités que Trotski lui-même fut obligé de le destituer. Dès le 29 novembre 1920, les « Nouvelles du comité provisoire révolutionnaire de Sébastopol » publiaient une liste de personnes fusillées. Leur nombre était de 1634, dont 278 femmes. Le 30 novembre, le journal publiait une seconde liste de 1202 fusillés, dont 88 femmes. Rien que pendant la première semaine d’occupation de l’armée rouge, 8000 personnes furent fusillées à Sébastopol. Deux personnages en vue du parti bolchévique dirigeaient ces exécutions de masse : Bela Koun et Rosalia Zemliatchka. Les jugements se déroulaient selon le concept de l’appartenance à une classe. L’un des chefs de la Tcheka, Martyn Ltsis ouvrait ainsi son cœur : « Nous ne faisons pas la guerre à des individus, nous exterminons la bourgeoisie en tant que classe. Ne cherchez pas dans votre enquête des indications ou des preuves des actes ou des paroles antisoviétiques de l’accusé. La première question que vous devez lui poser est : quelle est son origine, son éducation, ses études, sa profession. Ce sont les réponse à ces questions qui doivent régler le sort de l’accusé. »
Mais ces victimes étaient peu de choses pour les vainqueurs. Ils tentèrent aussi de faire revenir de l’étranger ceux qui étaient partis avec Wrangel. Le 5 avril 1921, le gouvernement soviétique publia son appel dans lequel il soulignait :
« La plupart des réfugiés est constituée de cosaques, de paysans mobilisés et de petits employés. A tous ceux-là, le retour en Russie n’est plus interdit. Ils peuvent revenir, il leur sera pardonné, et après leur retour en Russie ils ne risqueront pas de représailles. »
Le même jour, au cours d’une réunion à huis clos du politburo du comité central du RKPB(b) fut prise une décision secrète. Sur « l’interdiction d’accueillir des subordonnés de Wrangel en République Socialiste de la Fédération des Soviets de Russie ». L’application de cette directive fut confiée à Felix Dzerzhinskiy, et aux « organes » qu’il dirigeait, la Vetcheka. Les fusillades reprirent de plus belle. ..
En 1995 l’organisation de défense des droits de l’homme « Union des marins de Sebastopol », dirigée par le sous-marinier de réserve Wladimir Stephanovskiy, déposa une plaque à l’emplacement où avaient été pratiquées ces exécutions de masse sommaires, à proximité de la propriété Maximova.
Publié le mercredi 17 novembre 2010
Cet article intéresse en effet de nombreux descendants des émigrés qui ont embarqué à Sébastopol en direction de la Turquie en novembre 1920, puis, à bord du vapeur RION,ont débarqué en Mai 1921 sur les rivages de Corse.
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12-16 novembre 1920
L’évacuation de Sébastopol
Article de Nikolaï Tcherkashyn
Extrait de la brochure de l’expédition maritime commémorative de Bizerte à Sébastopol.
Traduit du russe par Pierre de Saint Hippolyte
Avec l’aimable collaboration de René Marie et Marianne Rampelberg.
Wrangel avait annoncé qu’il ne quitterait pas la ville tant que le dernier soldat blessé n’aurait pas été évacué. En définitive, ce furent 135000 personnes qui trouvèrent place à bord de 126 navires marchands et bâtiments de guerre. Parmi ces réfugiés, se trouvaient douze mille officiers, près de cinq mille soldats, quinze mille cosaques et dix mille élèves d’écoles militaires.
Jamais de toute son histoire, la Russie n’avait connu un exode aussi massif de son territoire.
Comme en signe d’adieu, Sébastopol apparaissait tout blanc au travers des volutes de fumée brune qui s’échappaient des cheminées des bâtiments de guerre et des transports. Jadis, ces bâtiments étaient partis vers Constantinople pour combattre. Aujourd’hui, le dreadnought « Général Alexeiev », le croiseur « Général Kornilov », les mouilleurs de mines d’escadre « Derzkiy », « Pylkiy » « Zharkiy » et « Zorkiy », des canonnières, des sous-marins, des brise-glaces, des docks flottants, des transports, des remorqueurs évacuaient, s’en allaient pour toujours. Il faut comprendre cela : La flotte quittait Sébastopol. L’âme quittait le corps. La Flotte de la Mer Noire partait pour le pays contre lequel elle avait été construite et qu’elle avait combattu pendant presque deux siècles. Elle ne partait pas glorieusement, mais au contraire pour l’exil, pour se mettre à l’abri. A l’étranger !
En novembre 1920, les marins, les cosaques, les restes de l’Armée Russe ne se sont pas enfuis de Crimée, ils ont battu en retraite. Ils se sont retirés, comme disaient leurs grands-pères, avec leurs états-majors de combat, leurs armes et leurs drapeaux.
`La retraite s’est effectuée sans hâte, par les routes, avec la sympathie des habitants. Il n’y pas eu de pillage, car ce n’était pas des bandes d’une armée en déroute qui marchaient, mais des unités constituées. L’ordre donné par le Commandant en Chef d’évacuer la Crimée surprit les troupes en campagne et fut interprété de diverses façons. Certains comprirent qu’en raison des moyens limités, il fallait limiter le nombre de personnes à évacuer, et qu’il était proposé à tous ceux qui ne se sentaient pas directement menacés par l’arrivée au pouvoir des révolutionnaires, de rester en Crimée. Les soldats qui quittaient ainsi leur unité pleuraient en se séparant de leurs camarades de combat. On leur donna, ainsi qu’aux prisonniers rouges trois jours de vivres. D’autres unités au contraire, prenaient en chemin dans leurs rangs tous ceux qui souhaitaient évacuer. L’effectif de la cavalerie, par exemple, doubla pendant la retraite. Toutes les unités de valeur retraitèrent au complet.
Pendant ce temps, l’on procédait dans les villes de Crimée à des regroupements accélérés. Il n’y avait pas de panique, car la population autochtone avait beaucoup de sympathie pour l’Armée, et ceux qui partaient étaient convaincus qu’il y aurait place pour tous à bord des bateaux. Lorsque le 12 novembre la compagnie de l’école Alexeievskiy aborda la perspective Ekaterininskiy en chantant fièrement et joliment la vieille chanson étudiante « Les champs de notre mère Patrie nous ont nourris et abreuvés » la foule qui encombrait la rue s’est mise à pleurer, et s’est mise distribuer aux élèves officiers des cigarettes et du chocolat.
L’état-major du commandant en chef avait réparti les moyens navals et les transports entre les ports, et confié aux écoles militaires le maintien de l’ordre sur les lieux d’embarquement : à Sébastopol, c’étaient les écoles Alexeievskiy, l’école d’artillerie Serguievskiy et Ataman du Don. A Feodossia, l’école Constantin, et à Kertch l’école Kornilov.
Les villes étaient prises d’une animation et d’un mouvement inhabituels. Une foule de gens avec des baluchons, des valises, des paquets et des affaires marchaient ou allaient en fiacre, en chariot ou en automobile. Sur le quai, on procédait à l’embarquement des unités, des états-majors et des civils.
Le commandant de la Flotte de la Mer Noire était l’amiral Kedrov. Par la suite, il raconta :
" Nous avons eu une foule de difficultés qui paraissaient parfois insurmontables. Nous recevions de nombreux rapports comme quoi les machines refusaient de tourner, les ancres étaient bloquées, ou encore que le bateau allait s’échouer dur le fond s’il devait embarquer un seul passager supplémentaire. Certains bateaux quittaient le quai alors qu’ils n’étaient qu’à moitié chargés…
Il ne vint à l’esprit de personne que, comme on s’en rendit compte au fur et à mesure, il y aurait à embarquer non pas 35 000, mais plus de 100 000 passagers, c’est à dire qu’il allait falloir charger les bateaux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout de place. Malgré l’annonce faite par le commandant en chef que nous allions vers l’inconnu, personne ne voulait rester. Il fallut envoyer partout officiers de marine munis de pouvoirs dictatoriaux, armés de revolvers, de menaces et de paroles paternelles, après quoi tout est rentré plus ou moins dans l’ordre : les machines acceptèrent de tourner, les ancres de se débloquer, les navires ne menacèrent plus de s’échouer et tous ceux qui désiraient être évacués furent acceptés à bord.
Dans l’après-midi du 12 novembre, on embarqua les derniers passagers arrivés par le train, notamment par celui du commandant de la première armée, le lieutenant-général Koutiepov. Dans le même temps une délégation des braves régiments du premier corps commandé par le général Manstein se présenta à l’hôtel Kist, où résidait le commandant en chef, pour lui confier leurs drapeaux. La chambre du général commandant en chef était déjà pleine de valises.
Le général Wrangel était pâle comme un linge, habillé d’une tcherkesse noire. Il dit aux officiers rassemblés :
« Je regrette de ne pouvoir faire cette déclaration devant tout le monde. Je vous demande de rapporter mes paroles à tous. Maintenant, je suis convaincu que les Etats-Unis et l’Europe nous ont trahis. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Je dispose de si peu de navires que je crains de ne pouvoir même pas y embarquer tous les restes de cette belle armée qui s’approche de Sébastopol en se vidant de son sang. Où nous allons, je ne le sais pas, car je n’ai reçu aucune réponse aux demandes que j’ai envoyées pendant deux jours depuis la catastrophe de Ioushinsk. Nous avons du charbon, nous prenons la mer. Je continue à négocier à la radio, et je pense que ces négociations finiront par aboutir.
Quel sera notre port d’arrivée, je ne le sais pas, mais où que ce soit, je vous demande de transmettre à toutes les unités que tous doivent conserver ordre et discipline, et ce qui est le plus important, respect mutuel. Car je ne puis parler en votre nom que si je suis convaincu que là-bas nous resterons tels que nous sommes, croyant fermement à nos idées, et que ce n’est pas à nous qu’incombe la responsabilité de notre catastrophe. »
Le même jour, vers le soir, le commandant de la première armée prit un certain nombre de mesures énergiques pour assurer la sécurité et permettre l’embarquement des unités de son armée qui approchaient de Sébastopol. Jusque tard dans la nuit, accompagné de son aide de camp, il parcourut en automobile la périphérie et les faubourgs de la ville, se rendit à la gare et parcourut à pied une grande distance le long de la voie de chemin de fer pour s’assurer qu’aucune menace ne pesait sur ses troupes.
Au matin du 13, l’arrière garde de la première armée rentra dans la ville. Dans le port régnait une grande animation : sirènes, sifflets, cris de milliers de voix et sifflement de vapeur. D’énormes transports couverts de monde s’approchaient, s’inclinaient en virant et s’éloignaient. Des embarcations, des remorqueurs allaient et venaient au milieu des cris et du brouhaha. Le ciel était couvert de gros nuages et il soufflait un vent froid d’automne. En rade, déjà chargés, se tenaient le « Rion » à trois cheminée, le suédois « Modik », et le croiseur français « Waldeck-Rousseau ». La ville se vidait. Des armes et des munitions étaient distribuées aux représentants de l’administration locale et aux ouvriers à qui l’on transmettait la responsabilité du maintien de l’ordre. Sur la perspective Ekaterinskiy étaient stationnés de nombreux chars et véhicules blindés. La nuit tombait déjà lorsqu’on vit apparaître une foule nombreuse sur la perspective Nakhimov. En tête marchait le général Wrangel. C’était la population de Sébastopol qui accompagnait ce chef populaire. Wrangel s’approcha de la garde d’honneur de l’école Atamanskiy qu’on venait de relever et dit :
« Je suis heureux de vous voir aussi fermes et braves que vous l’étiez à Novorossiysk et partout dans la mère patrie. Merci pour l’ordre que vous avez su maintenir et pour votre fermeté d’âme. Nous partons pour l’inconnu. Ce qui nous attend, je n’en sais rien. Soyez prêts à beaucoup souffrir et à être dépouillés. Sachez que le sauvetage de la Russie est entre nos mains. »
La nuit du 13 au 14 et la matinée du 14 furent complètement calmes à Sébastopol. Des patrouilles d’élèves-officiers parcouraient la ville. Presque tous les bateaux étaient partis. Il ne restait sur la rade que le croiseur « Kornilov » et le « Chersonèse » . Dans l’après-midi, les postes de garde et les patrouilles commencèrent à se rapprocher du quai du Comte. Vers deux heures arriva le général Wrangel. Il passa en revue la garde et les rangs des élèves-officiers de l’école Sergueievskiy qui avaient tenu les postes de garde et les remercia pour les services rendus. Puis il ôta sa casquette du régiment Kornilov, se signa, s’inclina profondément devant sa terre natale et monta dans son embarcation qui prit la direction du « Kornilov ». Les élèves officiers embarquèrent après lui sur le « Chersonèse ». Le général Stogov, commandant la défense de la région de Sébastopol embarqua le dernier. Il s’arrêta, fit le signe de la croix et se mit à pleurer. Sur les berges la foule pleurait et bénissait les partants. Il était à peu près quinze heures.
Vers seize heures quarante cinq, un mouilleur de mines anglais transmit par radio que les bolchéviques entraient dans la ville.
Le bateaux passèrent la nuit mouillés à l’extérieur de la rade. L’embarquement fut achevé le 15 novembre. Le général Wrangel était encore sur le quai. Le bateau avait déjà sifflé deux fois, mais il manquait encore trois personnes envoyées en ville. Ils arrivent enfin. Troisième coup de sifflet. A bord du croiseur Kornilov, le général Wrangel remonte la file des bâtiments pour leur souhaiter bonne route, ôte sa casquette et s’incline devant sa terre natale. A bord des bateaux, les foules étaient tête nue et avaient les larmes aux yeux. Pour eux qui s’étaient battus pour la défendre, il n’y avait plus de place dans leur pays. Ils s’en allaient vers l’inconnu, loin des leurs et de leur patrie déshonorée.
C’est ainsi qu’a commencé l’exode de l’Armée Russe.
Selon les chiffres de l’état major du commandant en chef, ce sont cent trente cinq mille personnes qui ont quitté la Crimée sur tous les moyens de transports et les bâtiment de guerre qui pouvaient naviguer par eux-mêmes ou en remorque : cent vingt six bâtiments en tout. Parmi les passagers, soixante dix mille combattants, embarqués avec leurs armes légères et leurs mitrailleuses (à l’exception de ceux qui, à Sébastopol, avaient embarqué sur les navires français Segot et Siam, qui avaient été désarmés). Ces dizaines de milliers d’hommes, c’étaient surtout les élèves des écoles militaires, les unités les plus fermes de l’arrière-garde qui avaient embarqué en presque totalité, les unités combattantes du premier corps d’armée et de la cavalerie, les unités cosaques et les états-majors. Enfin, en grand nombre, les échelons arrières, militaires et administratifs.
Les patrouilles d’élèves officiers embarquèrent le 16 novembre, alors que le soleil d’automne brillait déjà de puis longtemps, et alors les bolchéviques prirent possession du dernier petit lopin de terre de Crimée. Les bateaux étaient surchargés de monde, car il avait fallu embarquer tout ceux qui se présentaient. On espérait, une fois en mer, pouvoir transférer une bonne partie des passagers sur le paquebot « Rostislav » qui était en mer d’Azov, mais il se révéla qu’il s’était échoué et ne put pas en sortir, si bien que l’entassement sur les bateaux resta ce qu’il était.
Avant l’évacuation, le général Wrangel avait pris soin d’interdire tout sabotage ou destruction volontaire de biens qui restaient en Crimée. Cette consigne était dictée non seulement par la volonté de conserver ces biens pour les Russes qui restaient dans la Patrie, mais aussi dans l’espoir de protéger tous ceux qui n’avaient pas pu ou pas voulu évacuer avec l’armée blanche et la flotte de possibles représailles. Hélas, cela ne les sauva pas d’une justice sommaire.
La situation des émigrants n’était pas enviable, mais le sort de ceux qui restèrent en Crimée et à Sébastopol se révéla encore plus amer. Qui pouvait être sûr de l’avenir de ceux qui étaient restés ? se demandait dans ses souvenirs Anastasia Shirinsky.
Frounze avait promis l’amnistie, mais Trotski autorisa ses troupes pendant quatorze jours à se faire justice des ennemis du peuple et à piller leurs maisons.
Le communiste hongrois Bela Koun commit tant d’atrocités que Trotski lui-même fut obligé de le destituer. Dès le 29 novembre 1920, les « Nouvelles du comité provisoire révolutionnaire de Sébastopol » publiaient une liste de personnes fusillées. Leur nombre était de 1634, dont 278 femmes. Le 30 novembre, le journal publiait une seconde liste de 1202 fusillés, dont 88 femmes. Rien que pendant la première semaine d’occupation de l’armée rouge, 8000 personnes furent fusillées à Sébastopol. Deux personnages en vue du parti bolchévique dirigeaient ces exécutions de masse : Bela Koun et Rosalia Zemliatchka. Les jugements se déroulaient selon le concept de l’appartenance à une classe. L’un des chefs de la Tcheka, Martyn Ltsis ouvrait ainsi son cœur : « Nous ne faisons pas la guerre à des individus, nous exterminons la bourgeoisie en tant que classe. Ne cherchez pas dans votre enquête des indications ou des preuves des actes ou des paroles antisoviétiques de l’accusé. La première question que vous devez lui poser est : quelle est son origine, son éducation, ses études, sa profession. Ce sont les réponse à ces questions qui doivent régler le sort de l’accusé. »
Mais ces victimes étaient peu de choses pour les vainqueurs. Ils tentèrent aussi de faire revenir de l’étranger ceux qui étaient partis avec Wrangel. Le 5 avril 1921, le gouvernement soviétique publia son appel dans lequel il soulignait :
« La plupart des réfugiés est constituée de cosaques, de paysans mobilisés et de petits employés. A tous ceux-là, le retour en Russie n’est plus interdit. Ils peuvent revenir, il leur sera pardonné, et après leur retour en Russie ils ne risqueront pas de représailles. »
Le même jour, au cours d’une réunion à huis clos du politburo du comité central du RKPB(b) fut prise une décision secrète. Sur « l’interdiction d’accueillir des subordonnés de Wrangel en République Socialiste de la Fédération des Soviets de Russie ». L’application de cette directive fut confiée à Felix Dzerzhinskiy, et aux « organes » qu’il dirigeait, la Vetcheka. Les fusillades reprirent de plus belle. ..
En 1995 l’organisation de défense des droits de l’homme « Union des marins de Sebastopol », dirigée par le sous-marinier de réserve Wladimir Stephanovskiy, déposa une plaque à l’emplacement où avaient été pratiquées ces exécutions de masse sommaires, à proximité de la propriété Maximova.
Publié le mercredi 17 novembre 2010