Isabelle Nicolini
Dans Migrations Société 2010/5 (N° 131), pages 11 à 28
https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2010-5-page-11.htm
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/migra.131.0011
PLAN
Les formes de mise à distance de l’héritage culturel
Des conditions de vie difficiles
Les effets de l’hystérésis
La territorialisation orthodoxe
La spatialisation ecclésiale orthodoxe à Paris et à Nice
L’implantation orthodoxe à Bussy-en-Othe
Épilogue
Isabelle Nicolini
Docteur en ethnologie et chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie, mémoire, identité et cognition sociale (lasmic), Nice.
Docteur en ethnologie et chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie, mémoire, identité et cognition sociale (lasmic), Nice.
Victimes d’une rupture politique d’envergure leur ayant valu ultérieurement la reconnaissance de la qualité de réfugié (2), nombre d’émigrés (3) russes sont venus chercher refuge dans l’Hexagone. Cette émigration est consécutive à la révolution de 1917 et à la guerre civile qui s’ensuivit. La prise de pouvoir par les bolcheviks a engendré une contre-révolution conduite par l’aristocratie. La lutte qui opposait les “Rouges” aux “Blancs” s’est soldée par l’évacuation des corps de l’armée blanche et des civils pris dans la débandade. Le stationnement des armées a balisé grossièrement des flux migratoires à la périphérie des frontières de l’Empire russe. L’arrivée en France des premiers émigrés (4) s’est échelonnée jusqu’en 1930 (5), d’autres arrivées ponctuelles ayant eu lieu en raison de changements politiques survenus dans certains pays d’accueil : les pays d’Europe centrale et orientale, le Maroc, la Tunisie et la Chine (6)
2 Le présent article résulte de l’analyse de 17 récits de vie (7) d’émigrés russes de la première vague migratoire et de leurs descendants (8) collectés dans le cadre d’une thèse de doctorat (9) Il se propose de rendre compte du processus d’installation de la population d’origine russe en France, cette dernière fréquentant les églises de l’archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale (10).
3 Paris a été retenu en raison de son rôle de pôle culturel de toute la diaspora russe à l’étranger dans l’entre-deux-guerres avant de devenir « progressivement un conservatoire où les traditions se sont entretenues de père en fils » (11) Lieu de mémoire, Nice était incontournable parce qu’elle a accueilli la famille impériale à partir du milieu du xix e siècle et l’aristocratie à sa suite. Bussy-en-Othe a été également retenu en raison de la communauté monastique qui s’y est établie, transformant ce village en lieu de pèlerinage pour les Russes et leurs descendants, mais aussi en lieu d’implantation de résidences secondaires.
2 Le présent article résulte de l’analyse de 17 récits de vie (7) d’émigrés russes de la première vague migratoire et de leurs descendants (8) collectés dans le cadre d’une thèse de doctorat (9) Il se propose de rendre compte du processus d’installation de la population d’origine russe en France, cette dernière fréquentant les églises de l’archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale (10).
3 Paris a été retenu en raison de son rôle de pôle culturel de toute la diaspora russe à l’étranger dans l’entre-deux-guerres avant de devenir « progressivement un conservatoire où les traditions se sont entretenues de père en fils » (11) Lieu de mémoire, Nice était incontournable parce qu’elle a accueilli la famille impériale à partir du milieu du xix e siècle et l’aristocratie à sa suite. Bussy-en-Othe a été également retenu en raison de la communauté monastique qui s’y est établie, transformant ce village en lieu de pèlerinage pour les Russes et leurs descendants, mais aussi en lieu d’implantation de résidences secondaires.
Les formes de mise à distance de l’héritage culturel
4 Durant l’entre-deux-guerres, les migrants se trouvèrent rassemblés en terre étrangère, et leur situation morale et matérielle était des plus inconfortables. En effet, ils ne pouvaient s’abstraire de leurs conditions d’émigrés politiques sans renier leur engagement dans la lutte anti-communiste. En continuant à vivre de la même manière qu’avant leur départ, ils se retrouvèrent décalés par rapport à leur situation en France, ce qui leur permit de surmonter les effets du déplacement générant un « phénomène d’hystérésis des habitus » (12) chez leurs descendants. L’hystérésis des habitudes est parfaitement représentée dans Tovaritch (13) pièce de théâtre mettant en scène un grand-duc et une grande-duchesse embauchés respectivement comme valet et femme de chambre chez une famille française de nouveaux riches. Un jour où toute la famille est de sortie, jour correspondant à une importante fête chez les émigrés russes, le grand-duc et la grande-duchesse revêtus de leurs plus beaux habits s’apprêtent à quitter le domicile de leur maître quand un membre de la famille revient à l’improviste et découvre avec stupéfaction le rang de ses domestiques. Ce couple d’employés retrouve, le service terminé, son rang et perpétue ses codes sociaux. L’hystérésis apparaît donc ici dans la mesure où, malgré leur déstructuration sociale, les personnages reproduisent les normes et coutumes intériorisées induisant donc un décalage entre leurs conditions de vie difficiles et les habitus de classe conservés.
Des conditions de vie difficiles
5 La manière dont les primo-arrivants se plaçaient sur l’échiquier du monde du travail conduit à s’interroger en particulier sur l’usage du capital économique ou relationnel pour trouver un emploi. Par ailleurs, la poursuite ou la reprise d’études favorisait-elle l’insertion professionnelle des émigrés ? Le problème de la langue a-t-il été difficile à résoudre ? Le fait d’avoir exercé une profession en Russie ou dans l’Union des Républiques socialistes soviétiques (urss) les a-t-il aidés en exil ?
6 La diversité des parcours des émigrés russes implique de rappeler que si de nombreux réfugiés s’étaient rendus en France pour rejoindre des proches, d’autres Russes étaient arrivés précipitamment, chassés par l’inflation galopante ayant frappé l’Allemagne au début des années 1920. Quelques-uns d’entre eux s’étaient vu proposer, alors qu’ils se trouvaient dans des camps de réfugiés en Europe centrale et orientale, des contrats de travail pour occuper un emploi dans des usines telles que Renault ou Citroën. Beaucoup ont pu trouver du travail par le biais de réseaux russes ayant ainsi favorisé leur insertion.
7 Les discours tenus montrent que si la douleur causée par l’« exil géographique » ou horizontal s’atténue progressivement avec le temps, l’« exil social » ou vertical ajoute à la nostalgie lancinante l’inconfort matériel. Désorientés par l’éloignement de leur patrie et la différence de culture, les migrants de la “première génération” du début des années 1920 ont difficilement pu se résoudre à trouver une place dans la so-ciété d’accueil.
8 L’examen des récits des émigrés de la première vague migratoire conduit à distinguer deux groupes en fonction de leurs conditions de vie.
9 Un premier groupe hétérogène est composé de personnes éprouvant de grandes difficultés à trouver ou à conserver un emploi, soit parce qu’elles étaient des réfugiés et que l’on se méfiait de leur côté “politique”, soit parce qu’elles avaient des qualifications inappropriées ou en étaient dépourvues.
10 La crise économique et l’arrivée continue de réfugiés et d’immigrés sur le territoire français jusqu’à la fin des années 1930 se traduisirent par la promulgation de lois visant à circonscrire le travail des étrangers et à satisfaire ainsi le vœu souvent exprimé par les nationaux de réserver le travail aux Français (14). La conjugaison de ces deux facteurs eut également des conséquences sur la législation en matière de nationalité. Les étrangers furent incités à acquérir la nationalité française surtout s’ils avaient quelques velléités d’ascension sociale, puisqu’une loi du 21 avril 1933 limitait « l’exercice de la médecine aux seuls Français » (15) et que d’autres lois furent également votées pour protéger certaines professions, en particulier celle d’avocat. Cette incitation a renforcé leurs conditions de vie difficiles car beaucoup ont refusé de l’acquérir, pensant retourner prochainement dans leur patrie.
11 Un grand nombre de familles vécurent dans des chambres d’hôtel relativement austères, dans des chambres de bonne où il n’y avait d’eau que sur le palier, où la lampe à pétrole permettait de s’éclairer et la salamandre de se chauffer.
12 Vivre de petits expédients pour assurer le quotidien était fréquent. Parvenant difficilement à faire face à cette situation, certaines personnes d’un âge avancé se laissèrent entretenir par leurs enfants. Leur malaise psychologique peut être expliqué par la dissonance cognitive qui leur était impossible d’affronter afin de retrouver leur stabilité initiale.
13 L’obtention d’un travail et d’un logement était largement facilitée par les réseaux relationnels. N’ayant jamais travaillé, une veuve loua la moitié de son appartement à des étudiants et se mit à confectionner, avec le concours d’amis, des chaussures en raphia avec des semelles de liège. Elle put se sortir de cette situation difficile lorsqu’un ami français de son mari, directeur d’une compagnie pétrolière, lui proposa une place d’archiviste dans sa société. Deux personnes proches furent accueillies par un jeune médecin russe, André Bloom (16), qui leur octroya deux pièces dans son cabinet en échange de l’accueil de ses patients. Après le départ de leur bienfaiteur elles furent recueillies par l’église Notre-Dame-des-Affligés du patriarcat de Moscou, rue Saint-Victor, et logées dans l’appartement de fonction du prêtre de l’époque où elles demeurèrent quelques années avant d’être admises à la maison de retraite russe de Cormeilles-en-Parisis. Cette situation fut considérée avec “philosophie” selon le vieil adage « Dieu a donné, Dieu a repris ». Le Zemgor (17) aidait les familles en détresse en leur procurant de quoi se nourrir et s’habiller.
14 Un témoin raconte qu’à son arrivée à Nice, au début des années 1920, n’ayant plus aucun moyen financier, toute la famille allait se restaurer à la cantine du marquis de Merenville (18) qui se trouvait à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque russe de la rue Longchamp. Ce marquis — qui avait transféré, bien avant la révolution de 1917, toute sa fortune en France — était en mesure d’aider les Russes nécessiteux, terme générique dans lequel toutes les classes sociales (19) étaient confondues. Cette famille a également survécu grâce à la libéralité du prince Félix Youssoupoff. Au sein de l’émigration, au-delà de l’assistance morale, ceux qui disposaient de quelques moyens financiers les dilapidaient rapidement dans des œuvres caritatives se refusant à laisser dans la détresse matérielle les plus démunis.
15 Le deuxième groupe, en revanche, composé de personnes diplômées en France, est parvenu à plus ou moins brève échéance à trouver un travail satisfaisant.
16 Parmi les réfugiés de la première vague migratoire, ceux qui firent des études en France semblent avoir supporté plus aisément les nouvelles conditions de vie car elles ont été un facteur de socialisation et d’assimilation des normes et valeurs du pays d’accueil. Leur scolarisation a favorisé le deuil du pays d’origine et leur intégration dans le pays d’installation. On citera l’exemple d’un noble qui, grâce au soutien financier de sa mère, put faire des études de chimie à l’Université catholique de Lille d’où il sortit diplômé. De retour à Paris, il parvint à s’imposer dans la parfumerie grâce à des relations familiales. Par l’intermédiaire du baron Fitenghoff-Shell, son cousin croisé patrilatéral, dont il ne connaissait l’existence que par des photographies de famille et qu’il avait rencontré chez les Narychkine, il réussit à obtenir un entretien avec Ernest Beaux (20), le créateur en 1920 du parfum n°5 de Chanel.
6 La diversité des parcours des émigrés russes implique de rappeler que si de nombreux réfugiés s’étaient rendus en France pour rejoindre des proches, d’autres Russes étaient arrivés précipitamment, chassés par l’inflation galopante ayant frappé l’Allemagne au début des années 1920. Quelques-uns d’entre eux s’étaient vu proposer, alors qu’ils se trouvaient dans des camps de réfugiés en Europe centrale et orientale, des contrats de travail pour occuper un emploi dans des usines telles que Renault ou Citroën. Beaucoup ont pu trouver du travail par le biais de réseaux russes ayant ainsi favorisé leur insertion.
7 Les discours tenus montrent que si la douleur causée par l’« exil géographique » ou horizontal s’atténue progressivement avec le temps, l’« exil social » ou vertical ajoute à la nostalgie lancinante l’inconfort matériel. Désorientés par l’éloignement de leur patrie et la différence de culture, les migrants de la “première génération” du début des années 1920 ont difficilement pu se résoudre à trouver une place dans la so-ciété d’accueil.
8 L’examen des récits des émigrés de la première vague migratoire conduit à distinguer deux groupes en fonction de leurs conditions de vie.
9 Un premier groupe hétérogène est composé de personnes éprouvant de grandes difficultés à trouver ou à conserver un emploi, soit parce qu’elles étaient des réfugiés et que l’on se méfiait de leur côté “politique”, soit parce qu’elles avaient des qualifications inappropriées ou en étaient dépourvues.
10 La crise économique et l’arrivée continue de réfugiés et d’immigrés sur le territoire français jusqu’à la fin des années 1930 se traduisirent par la promulgation de lois visant à circonscrire le travail des étrangers et à satisfaire ainsi le vœu souvent exprimé par les nationaux de réserver le travail aux Français (14). La conjugaison de ces deux facteurs eut également des conséquences sur la législation en matière de nationalité. Les étrangers furent incités à acquérir la nationalité française surtout s’ils avaient quelques velléités d’ascension sociale, puisqu’une loi du 21 avril 1933 limitait « l’exercice de la médecine aux seuls Français » (15) et que d’autres lois furent également votées pour protéger certaines professions, en particulier celle d’avocat. Cette incitation a renforcé leurs conditions de vie difficiles car beaucoup ont refusé de l’acquérir, pensant retourner prochainement dans leur patrie.
11 Un grand nombre de familles vécurent dans des chambres d’hôtel relativement austères, dans des chambres de bonne où il n’y avait d’eau que sur le palier, où la lampe à pétrole permettait de s’éclairer et la salamandre de se chauffer.
12 Vivre de petits expédients pour assurer le quotidien était fréquent. Parvenant difficilement à faire face à cette situation, certaines personnes d’un âge avancé se laissèrent entretenir par leurs enfants. Leur malaise psychologique peut être expliqué par la dissonance cognitive qui leur était impossible d’affronter afin de retrouver leur stabilité initiale.
13 L’obtention d’un travail et d’un logement était largement facilitée par les réseaux relationnels. N’ayant jamais travaillé, une veuve loua la moitié de son appartement à des étudiants et se mit à confectionner, avec le concours d’amis, des chaussures en raphia avec des semelles de liège. Elle put se sortir de cette situation difficile lorsqu’un ami français de son mari, directeur d’une compagnie pétrolière, lui proposa une place d’archiviste dans sa société. Deux personnes proches furent accueillies par un jeune médecin russe, André Bloom (16), qui leur octroya deux pièces dans son cabinet en échange de l’accueil de ses patients. Après le départ de leur bienfaiteur elles furent recueillies par l’église Notre-Dame-des-Affligés du patriarcat de Moscou, rue Saint-Victor, et logées dans l’appartement de fonction du prêtre de l’époque où elles demeurèrent quelques années avant d’être admises à la maison de retraite russe de Cormeilles-en-Parisis. Cette situation fut considérée avec “philosophie” selon le vieil adage « Dieu a donné, Dieu a repris ». Le Zemgor (17) aidait les familles en détresse en leur procurant de quoi se nourrir et s’habiller.
14 Un témoin raconte qu’à son arrivée à Nice, au début des années 1920, n’ayant plus aucun moyen financier, toute la famille allait se restaurer à la cantine du marquis de Merenville (18) qui se trouvait à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque russe de la rue Longchamp. Ce marquis — qui avait transféré, bien avant la révolution de 1917, toute sa fortune en France — était en mesure d’aider les Russes nécessiteux, terme générique dans lequel toutes les classes sociales (19) étaient confondues. Cette famille a également survécu grâce à la libéralité du prince Félix Youssoupoff. Au sein de l’émigration, au-delà de l’assistance morale, ceux qui disposaient de quelques moyens financiers les dilapidaient rapidement dans des œuvres caritatives se refusant à laisser dans la détresse matérielle les plus démunis.
15 Le deuxième groupe, en revanche, composé de personnes diplômées en France, est parvenu à plus ou moins brève échéance à trouver un travail satisfaisant.
16 Parmi les réfugiés de la première vague migratoire, ceux qui firent des études en France semblent avoir supporté plus aisément les nouvelles conditions de vie car elles ont été un facteur de socialisation et d’assimilation des normes et valeurs du pays d’accueil. Leur scolarisation a favorisé le deuil du pays d’origine et leur intégration dans le pays d’installation. On citera l’exemple d’un noble qui, grâce au soutien financier de sa mère, put faire des études de chimie à l’Université catholique de Lille d’où il sortit diplômé. De retour à Paris, il parvint à s’imposer dans la parfumerie grâce à des relations familiales. Par l’intermédiaire du baron Fitenghoff-Shell, son cousin croisé patrilatéral, dont il ne connaissait l’existence que par des photographies de famille et qu’il avait rencontré chez les Narychkine, il réussit à obtenir un entretien avec Ernest Beaux (20), le créateur en 1920 du parfum n°5 de Chanel.
Les effets de l’hystérésis
17 L’hystérésis désigne cette idée de décalage dès lors qu’un changement s’est opéré dans les structures sociales et qu’elles ne sont plus conformes à celles (21)
Tel était chauffeur de taxi à Paris mais avait été autrefois général en Russie, tel autre était ouvrier alors qu’il avait été jadis avocat. Si le déracinement national fut vécu comme un drame par les émigrés russes, le déclassement social était encore plus grave, car il représentait un lourd handicap au sein d’unions idoines créées pour maintenir intact l’esprit de corps. Après leur journée de travail, ils se retrouvaient avec des collègues qui avaient exercé la même profession en Russie.
18 Habitués à vivre en Russie dans des logements confortables ou luxueux, nombre d’émigrés de la première vague migratoire, en raison de ressources financières limitées à mesure que le temps passait, furent contraints de loger à l’hôtel ou dans des appartements relativement exigus.
19 La solidarité communautaire semble avoir transcendé la médiocrité de leur existence, et cela qu’ils fussent ouvriers, chauffeurs de taxi ou mannequins. Chacun exerçait son métier avec professionnalisme et tous cherchaient un emploi, fût-il précaire, alors que la plupart n’avaient jamais travaillé. En revanche, le travail fini, ils changeaient radicalement de culture et retrouvaient leur rang social en renouant avec la révérence, le baisemain, etc.
20 Pour s’affranchir du mal du pays, les émigrés reproduisaient leurs anciennes pratiques culturelles : la fréquentation d’amis russes lors de grandes fêtes au cours desquelles les repas s’éternisaient dans une ambiance chaleureuse marquée par des chants et des danses, la pratique du tennis avec des cours réservés aux Russes le samedi et le dimanche dans quelques clubs de la région parisienne, la fréquentation de bals très chics où se pressaient des femmes vêtues avec magnificence qui, pour la plupart, travaillaient dans le mannequinat à Paris. Ils participaient également à des soirées littéraires où ils côtoyaient d’illustres auteurs comme Nina Berberova, Vladislav Khodassevitch, Vladimir Smolensky ou Georges Ivanov. Il arrivait également que des réunions aient lieu en petit comité au cours desquelles une œuvre, ré-cemment publiée, était lue et commentée, ou bien que des particuliers tiennent salon chez eux, comme ils avaient coutume de le faire en Russie, ce qui permettait de supporter plus facilement le quotidien en favorisant l’inclusion sociale au sein de la communauté russe et l’enfermement du groupe sur lui-même.
21 Ces regroupements communautaires étaient générateurs de lien social entre émigrés russes. En revanche, ils ne facilitaient pas leur intégration à la société d’accueil puisqu’ils restaient entre eux et tentaient de recréer leur environnement culturel d’antan. Certains se lamentaient, buvaient, jouaient, se levaient à des heures tardives, dans la mesure où ils étaient en total décalage avec la réalité d’un exil insupportable.
22 En raison de leurs habitudes sociales, nombre d’entre eux avaient gardé leur manière de vivre et leur mode de consommation, malgré une baisse importante de leurs revenus, ce qui générait une accumulation de dettes. Certains, disposant d’objets précieux, les vendaient afin de préserver leur niveau de vie. Ils cherchaient également à conserver les mêmes loisirs dans la mesure où « l’image “aristocratique” de sports comme le tennis ou l’équitation, sans parler du golf, peut survivre à la transformation — relative — des conditions matérielles de l’accès » (22).
23 Influencés par ce type d’éducation, nombre d’entre eux fréquentaient les cercles intellectuels français et russes de l’entre-deux-guerres où ils pouvaient rencontrer Nicolas Berdiaev ou Dimitri Merejkovski. Issus des couches dominantes de l’ancien Empire russe, ces émigrés, qui n’appartenaient pas à ces milieux littéraires ou artistiques, se plaisaient à entretenir cette « culture désintéressée » propre aux intellectuels russes (23). Les parcours de vie des émigrés rendent compte des effets de l’hystérésis, qui se traduisaient dans le protocole et qui, comme le montre la pièce de théâtre Tovaritch, révélaient parfois l’existence de deux vies parallèles.
24 Ces rémanences étaient également très marquées dans le choix des études, qui détonait vu leurs conditions de vie : suivre des cours d’histoire de l’art ou de littérature n’était pas le moyen le plus approprié pour s’assurer un avenir, mais certains faisaient fi de ces considérations, d’autant plus quand il s’agissait de jeunes filles, celles-ci n’étant pas, dans ce milieu, destinées au travail. Une enquête a révélé que les enfants des chauffeurs de taxi russes avaient été les mieux éduqués : anciens officiers pour certains, ces chauffeurs travaillaient énormément pour être en mesure d’offrir des études supérieures à leurs enfants afin qu’ils deviennent ingénieurs ou professeurs. Cette inadéquation entre leur condition sociale en France et la projection sociale envisagée pour leur descendance résultait de leur habitus de classe initial qui engendrait ainsi un effet d’hystérésis (24).
Tel était chauffeur de taxi à Paris mais avait été autrefois général en Russie, tel autre était ouvrier alors qu’il avait été jadis avocat. Si le déracinement national fut vécu comme un drame par les émigrés russes, le déclassement social était encore plus grave, car il représentait un lourd handicap au sein d’unions idoines créées pour maintenir intact l’esprit de corps. Après leur journée de travail, ils se retrouvaient avec des collègues qui avaient exercé la même profession en Russie.
18 Habitués à vivre en Russie dans des logements confortables ou luxueux, nombre d’émigrés de la première vague migratoire, en raison de ressources financières limitées à mesure que le temps passait, furent contraints de loger à l’hôtel ou dans des appartements relativement exigus.
19 La solidarité communautaire semble avoir transcendé la médiocrité de leur existence, et cela qu’ils fussent ouvriers, chauffeurs de taxi ou mannequins. Chacun exerçait son métier avec professionnalisme et tous cherchaient un emploi, fût-il précaire, alors que la plupart n’avaient jamais travaillé. En revanche, le travail fini, ils changeaient radicalement de culture et retrouvaient leur rang social en renouant avec la révérence, le baisemain, etc.
20 Pour s’affranchir du mal du pays, les émigrés reproduisaient leurs anciennes pratiques culturelles : la fréquentation d’amis russes lors de grandes fêtes au cours desquelles les repas s’éternisaient dans une ambiance chaleureuse marquée par des chants et des danses, la pratique du tennis avec des cours réservés aux Russes le samedi et le dimanche dans quelques clubs de la région parisienne, la fréquentation de bals très chics où se pressaient des femmes vêtues avec magnificence qui, pour la plupart, travaillaient dans le mannequinat à Paris. Ils participaient également à des soirées littéraires où ils côtoyaient d’illustres auteurs comme Nina Berberova, Vladislav Khodassevitch, Vladimir Smolensky ou Georges Ivanov. Il arrivait également que des réunions aient lieu en petit comité au cours desquelles une œuvre, ré-cemment publiée, était lue et commentée, ou bien que des particuliers tiennent salon chez eux, comme ils avaient coutume de le faire en Russie, ce qui permettait de supporter plus facilement le quotidien en favorisant l’inclusion sociale au sein de la communauté russe et l’enfermement du groupe sur lui-même.
21 Ces regroupements communautaires étaient générateurs de lien social entre émigrés russes. En revanche, ils ne facilitaient pas leur intégration à la société d’accueil puisqu’ils restaient entre eux et tentaient de recréer leur environnement culturel d’antan. Certains se lamentaient, buvaient, jouaient, se levaient à des heures tardives, dans la mesure où ils étaient en total décalage avec la réalité d’un exil insupportable.
22 En raison de leurs habitudes sociales, nombre d’entre eux avaient gardé leur manière de vivre et leur mode de consommation, malgré une baisse importante de leurs revenus, ce qui générait une accumulation de dettes. Certains, disposant d’objets précieux, les vendaient afin de préserver leur niveau de vie. Ils cherchaient également à conserver les mêmes loisirs dans la mesure où « l’image “aristocratique” de sports comme le tennis ou l’équitation, sans parler du golf, peut survivre à la transformation — relative — des conditions matérielles de l’accès » (22).
23 Influencés par ce type d’éducation, nombre d’entre eux fréquentaient les cercles intellectuels français et russes de l’entre-deux-guerres où ils pouvaient rencontrer Nicolas Berdiaev ou Dimitri Merejkovski. Issus des couches dominantes de l’ancien Empire russe, ces émigrés, qui n’appartenaient pas à ces milieux littéraires ou artistiques, se plaisaient à entretenir cette « culture désintéressée » propre aux intellectuels russes (23). Les parcours de vie des émigrés rendent compte des effets de l’hystérésis, qui se traduisaient dans le protocole et qui, comme le montre la pièce de théâtre Tovaritch, révélaient parfois l’existence de deux vies parallèles.
24 Ces rémanences étaient également très marquées dans le choix des études, qui détonait vu leurs conditions de vie : suivre des cours d’histoire de l’art ou de littérature n’était pas le moyen le plus approprié pour s’assurer un avenir, mais certains faisaient fi de ces considérations, d’autant plus quand il s’agissait de jeunes filles, celles-ci n’étant pas, dans ce milieu, destinées au travail. Une enquête a révélé que les enfants des chauffeurs de taxi russes avaient été les mieux éduqués : anciens officiers pour certains, ces chauffeurs travaillaient énormément pour être en mesure d’offrir des études supérieures à leurs enfants afin qu’ils deviennent ingénieurs ou professeurs. Cette inadéquation entre leur condition sociale en France et la projection sociale envisagée pour leur descendance résultait de leur habitus de classe initial qui engendrait ainsi un effet d’hystérésis (24).
La territorialisation orthodoxe
25 La territorialisation est un ancrage territorial, une implantation par opposition à la déterritorialisation qui entraîne une « déperdition identitaire certaine » (25) .Cette configuration territoriale ecclésiale appelée par Catherine Gousseff « géographie des paroisses orthodoxes » (26) est toujours très prégnante, car la multiplication des églises et chapelles est à l’origine de la « sédentarisation » des émigrés russes.
26 L’implantation de ces édifices a eu lieu au cours des années 1920, au gré de l’appel à la main-d’œuvre étrangère par l’industrie française. Cet appel entraîna la dispersion des installations à l’échelle nationale, même si nombre de Russes avaient pourtant exprimé « un choix de résidence spécifique dans la continuité de l’implantation russe prérévolutionnaire » (27) comme ce fut le cas pour un certain nombre d’émigrés à Paris et à Nice. Bussy-en-Othe est un cas particulier dans la mesure où cette communauté monastique a été créée après la Seconde Guerre mondiale et constitue en quelque sorte un centre de pèlerinage.
26 L’implantation de ces édifices a eu lieu au cours des années 1920, au gré de l’appel à la main-d’œuvre étrangère par l’industrie française. Cet appel entraîna la dispersion des installations à l’échelle nationale, même si nombre de Russes avaient pourtant exprimé « un choix de résidence spécifique dans la continuité de l’implantation russe prérévolutionnaire » (27) comme ce fut le cas pour un certain nombre d’émigrés à Paris et à Nice. Bussy-en-Othe est un cas particulier dans la mesure où cette communauté monastique a été créée après la Seconde Guerre mondiale et constitue en quelque sorte un centre de pèlerinage.
La spatialisation ecclésiale orthodoxe à Paris et à Nice
27 Paris, pôle culturel de toute la diaspora russe à l’étranger dans l’entre-deux-guerres, devenant « progressivement un conservatoire où les traditions se sont entretenues de père en fils » (28) , présente une spatialisation orthodoxe originale.
28 Au centre de Paris, le plus ancien monument religieux russe est la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky (29) située dans la rue Daru dans le 8e arrondissement. Église officielle de l’ambassade de Russie, elle fut consacrée le 11 septembre 1861, jour de la fête de saint crypte de la cathédrale dont l’autel était desservi par le père Pierre Struve, qui fut remplacé à sa mort par le père Boris Bobrinskoy. Elle fut élevée au rang de paroisse en 1973. À cette paroisse francophone vinrent s’en ajouter deux autres : Saints-Pierre-et-Paul, à Chatenay-Alexandre. Une communauté francophone a reçu l’usage la Malabry, et Saint-Jean-le-Théologien, à Issy-les-Moulineaux, deux villes des Hauts-de-Seine.
29 À partir de 1920, des paroisses russes orthodoxes furent créées à Paris et dans toute la France, à proximité des centres de regroupement, dans des locaux rudimentaires tels que des garages, maisons ou baraquements de chantier pour maintenir la foi orthodoxe et la culture russe des immigrés. Dans les Hauts-de-Seine se trouvaient l’église du Christ-Sauveur (Asnières) ainsi que l’église de Saints-Constantin-et-Hélène (Clamart). À Paris, dans le 15 e arrondissement, étaient fréquentées l’église de la Présentation-de-la-Vierge-au-Temple et l’église Saint-Séraphin-de-Sarov et Protection-de-la-Mère-de-Dieu. Les Français comprirent très vite que, pour attirer les ouvriers et les ingénieurs russes, il était nécessaire de prévoir un local pour le culte ou de construire une église et de faire venir un prêtre pour officier. De petites églises tombèrent en désuétude après la fermeture de certains sites industriels (30). la pénurie d’offres d’emploi, le chômage, les migrations vers d’autres régions ou encore l’assimilation de la jeune génération contribuèrent à la fermeture d’une partie des paroisses de province.
30 Le déclin de Paris s’amorça après la Deuxième Guerre mondiale au profit de New York qui devint le nouveau centre dynamique de l’émigration russe. Paris conserva néanmoins son « aura historique ». Selon Catherine Gousseff, un regroupement communautaire s’opéra dans le but de « sauvegarder un patrimoine historique » (31).
31 Dès le début de l’émigration, il avait semblé nécessaire de créer à Paris un institut de théologie orthodoxe pour que l’Église puisse survivre. Dès 1923, le métropolite Euloge Georgievski sollicita le gouvernement français afin d’occuper un temple évangélique allemand, rue de Crimée, mis sous séquestre en 1914.
32 La paroisse de Clamart fut fondée en 1924 dans la propriété des princes Troubetskoï, et à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) fut créée en 1926 l’église Saint-Nicolas à l’intention des ouvriers russes des usines Renault. Un témoin se souvient de cette église ornée de feuillages avec des fleurs disposées autour des icônes aux ornements de cuivre rutilants. Ébloui, il crut se trouver en Russie parce que, pour lui, une telle magnificence ne pouvait se manifester que là-bas.
33 En 1928, le garage des locaux de l’association protestante Union chrétienne des jeunes gens (ucjg) fut transformé en chapelle baptisée Présentation-de-la-Très-Sainte-Vierge-au-Temple, mais celle-ci déménagea en 1936 rue Olivier-de-Serres, où l’Action chrétienne des étudiants russes (acer) décida de s’installer. Jadis, toute cette rue ainsi que les voies adjacentes étaient peuplées de Russes et l’église était très fréquentée. De nos jours, le phénomène de périurbanisation, consistant à s’installer en banlieue afin de bénéficier d’un environnement plus serein, a trans-formé la relation qu’entretenaient les paroissiens avec leur église. Jadis église de quartier, elle est devenue progressivement une “paroisse choisie”. Sa fréquentation résulte désormais d’un choix motivé par la qualité de la prêtrise, un office en français, la proximité géographique n’intervenant que marginalement dans le choix.
34 Les locaux de l’église de l’Apparition-de-la-Sainte-Vierge, actuellement boulevard Exelmans dans le 16e arrondissement de Paris, furent d’abord situés rue d’Odessa (14e), puis rue Boileau (16e), avant d’être installés définitivement à l’adresse actuelle, en 1955. Dans ce quartier populaire du 16e arrondissement, peu onéreux à l’époque, de nombreuses échoppes russes s’étaient implantées. Ces paroisses ont la particularité d’être désignées par le nom de la rue ou de la localité où elles sont situées.
35 L’église Saint-Séraphin-de-Sarov fut construite en 1932 rue Lecourbe, où les Russes recréèrent aussi une petite Russie. La première pierre de l’église de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l’Essonne, fut posée en 1938. La plupart des Russes souhaitaient être enterrés dans le cimetière la jouxtant, qui représentait leur terre russe, car beaucoup de membres de leurs familles y étaient inhumés (32). La présence de la petite église, située à proximité de la nécropole, intervient dans le désir d’être tous rassemblés dans ce cimetière puisqu’elle facilite la célébration des pannychides destinés à commémorer la mort et le jour de la fête du défunt. Mais au-delà de cette proximité géographique, être enterré dans un même lieu est l’assurance, selon l’opinion commune, qu’il y aura toujours un descendant d’émigrés russes pour s’occuper des tombes et prier pour le salut des disparus.
36 Nice, quant à elle, présente une spatialisation orthodoxe très ancrée historiquement car, à partir du milieu du xix e siècle, elle a accueilli la famille impériale et l’aristocratie à sa suite, devenant ainsi un lieu de mémoire.
37 Fondées au xixe et au début du xx e siècle à l’occasion des villégiatures de l’aristocratie, l’église Sainte-Alexandra (33) la cathédrale Saint-Nicolas et la chapelle Saint-Nicolas et Sainte-Alexandra au cimetière Caucade à Nice (34) précédèrent l’arrivée en masse des réfugiés russes fuyant la révolution. Les princes contribuèrent à cette construction en puisant dans leur cassette personnelle (35) et, fatalement, ils s’approprièrent d’une certaine manière cette cathédrale.
38 Le temps s’est écoulé, et les grandes familles ont progressivement disparu. Ceux qui sont restés ont le sentiment très net que ce bien leur appartient et veillent jalousement sur lui. Ce phénomène s’est accentué avec la disparition des émigrés de la première vague migratoire et l’arrivée de Russes depuis la chute de l’Union soviétique.
39 À Nice, toute la vie des Russes était centrée sur l’église de la rue Longchamp, toujours comble. En revanche, la cathédrale ne servait qu’à la liturgie dominicale et aux grandes fêtes. Les Russes se rencontraient aussi lors des spectacles organisés par la communauté. Les restaurants, boîtes de nuit et boutiques russes ne manquaient pas, ce qui explique pourquoi certains pouvaient vivre sans avoir à parler le français.
40 Si le Guide des Russes en France montre l’extension de la spatialisation russe de part et d’autre de la ville (36), la plupart de nos interviewés résidaient à proximité du boulevard Tzaréwitch ou dans ce qui est appelé communément le quartier des musiciens.
28 Au centre de Paris, le plus ancien monument religieux russe est la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky (29) située dans la rue Daru dans le 8e arrondissement. Église officielle de l’ambassade de Russie, elle fut consacrée le 11 septembre 1861, jour de la fête de saint crypte de la cathédrale dont l’autel était desservi par le père Pierre Struve, qui fut remplacé à sa mort par le père Boris Bobrinskoy. Elle fut élevée au rang de paroisse en 1973. À cette paroisse francophone vinrent s’en ajouter deux autres : Saints-Pierre-et-Paul, à Chatenay-Alexandre. Une communauté francophone a reçu l’usage la Malabry, et Saint-Jean-le-Théologien, à Issy-les-Moulineaux, deux villes des Hauts-de-Seine.
29 À partir de 1920, des paroisses russes orthodoxes furent créées à Paris et dans toute la France, à proximité des centres de regroupement, dans des locaux rudimentaires tels que des garages, maisons ou baraquements de chantier pour maintenir la foi orthodoxe et la culture russe des immigrés. Dans les Hauts-de-Seine se trouvaient l’église du Christ-Sauveur (Asnières) ainsi que l’église de Saints-Constantin-et-Hélène (Clamart). À Paris, dans le 15 e arrondissement, étaient fréquentées l’église de la Présentation-de-la-Vierge-au-Temple et l’église Saint-Séraphin-de-Sarov et Protection-de-la-Mère-de-Dieu. Les Français comprirent très vite que, pour attirer les ouvriers et les ingénieurs russes, il était nécessaire de prévoir un local pour le culte ou de construire une église et de faire venir un prêtre pour officier. De petites églises tombèrent en désuétude après la fermeture de certains sites industriels (30). la pénurie d’offres d’emploi, le chômage, les migrations vers d’autres régions ou encore l’assimilation de la jeune génération contribuèrent à la fermeture d’une partie des paroisses de province.
30 Le déclin de Paris s’amorça après la Deuxième Guerre mondiale au profit de New York qui devint le nouveau centre dynamique de l’émigration russe. Paris conserva néanmoins son « aura historique ». Selon Catherine Gousseff, un regroupement communautaire s’opéra dans le but de « sauvegarder un patrimoine historique » (31).
31 Dès le début de l’émigration, il avait semblé nécessaire de créer à Paris un institut de théologie orthodoxe pour que l’Église puisse survivre. Dès 1923, le métropolite Euloge Georgievski sollicita le gouvernement français afin d’occuper un temple évangélique allemand, rue de Crimée, mis sous séquestre en 1914.
32 La paroisse de Clamart fut fondée en 1924 dans la propriété des princes Troubetskoï, et à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) fut créée en 1926 l’église Saint-Nicolas à l’intention des ouvriers russes des usines Renault. Un témoin se souvient de cette église ornée de feuillages avec des fleurs disposées autour des icônes aux ornements de cuivre rutilants. Ébloui, il crut se trouver en Russie parce que, pour lui, une telle magnificence ne pouvait se manifester que là-bas.
33 En 1928, le garage des locaux de l’association protestante Union chrétienne des jeunes gens (ucjg) fut transformé en chapelle baptisée Présentation-de-la-Très-Sainte-Vierge-au-Temple, mais celle-ci déménagea en 1936 rue Olivier-de-Serres, où l’Action chrétienne des étudiants russes (acer) décida de s’installer. Jadis, toute cette rue ainsi que les voies adjacentes étaient peuplées de Russes et l’église était très fréquentée. De nos jours, le phénomène de périurbanisation, consistant à s’installer en banlieue afin de bénéficier d’un environnement plus serein, a trans-formé la relation qu’entretenaient les paroissiens avec leur église. Jadis église de quartier, elle est devenue progressivement une “paroisse choisie”. Sa fréquentation résulte désormais d’un choix motivé par la qualité de la prêtrise, un office en français, la proximité géographique n’intervenant que marginalement dans le choix.
34 Les locaux de l’église de l’Apparition-de-la-Sainte-Vierge, actuellement boulevard Exelmans dans le 16e arrondissement de Paris, furent d’abord situés rue d’Odessa (14e), puis rue Boileau (16e), avant d’être installés définitivement à l’adresse actuelle, en 1955. Dans ce quartier populaire du 16e arrondissement, peu onéreux à l’époque, de nombreuses échoppes russes s’étaient implantées. Ces paroisses ont la particularité d’être désignées par le nom de la rue ou de la localité où elles sont situées.
35 L’église Saint-Séraphin-de-Sarov fut construite en 1932 rue Lecourbe, où les Russes recréèrent aussi une petite Russie. La première pierre de l’église de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l’Essonne, fut posée en 1938. La plupart des Russes souhaitaient être enterrés dans le cimetière la jouxtant, qui représentait leur terre russe, car beaucoup de membres de leurs familles y étaient inhumés (32). La présence de la petite église, située à proximité de la nécropole, intervient dans le désir d’être tous rassemblés dans ce cimetière puisqu’elle facilite la célébration des pannychides destinés à commémorer la mort et le jour de la fête du défunt. Mais au-delà de cette proximité géographique, être enterré dans un même lieu est l’assurance, selon l’opinion commune, qu’il y aura toujours un descendant d’émigrés russes pour s’occuper des tombes et prier pour le salut des disparus.
36 Nice, quant à elle, présente une spatialisation orthodoxe très ancrée historiquement car, à partir du milieu du xix e siècle, elle a accueilli la famille impériale et l’aristocratie à sa suite, devenant ainsi un lieu de mémoire.
37 Fondées au xixe et au début du xx e siècle à l’occasion des villégiatures de l’aristocratie, l’église Sainte-Alexandra (33) la cathédrale Saint-Nicolas et la chapelle Saint-Nicolas et Sainte-Alexandra au cimetière Caucade à Nice (34) précédèrent l’arrivée en masse des réfugiés russes fuyant la révolution. Les princes contribuèrent à cette construction en puisant dans leur cassette personnelle (35) et, fatalement, ils s’approprièrent d’une certaine manière cette cathédrale.
38 Le temps s’est écoulé, et les grandes familles ont progressivement disparu. Ceux qui sont restés ont le sentiment très net que ce bien leur appartient et veillent jalousement sur lui. Ce phénomène s’est accentué avec la disparition des émigrés de la première vague migratoire et l’arrivée de Russes depuis la chute de l’Union soviétique.
39 À Nice, toute la vie des Russes était centrée sur l’église de la rue Longchamp, toujours comble. En revanche, la cathédrale ne servait qu’à la liturgie dominicale et aux grandes fêtes. Les Russes se rencontraient aussi lors des spectacles organisés par la communauté. Les restaurants, boîtes de nuit et boutiques russes ne manquaient pas, ce qui explique pourquoi certains pouvaient vivre sans avoir à parler le français.
40 Si le Guide des Russes en France montre l’extension de la spatialisation russe de part et d’autre de la ville (36), la plupart de nos interviewés résidaient à proximité du boulevard Tzaréwitch ou dans ce qui est appelé communément le quartier des musiciens.
L’implantation orthodoxe à Bussy-en-Othe
41 À Bussy-en-Othe, dans l’Yonne, l’implantation orthodoxe s’est faite en deux étapes. Elle résulte en premier lieu de l’installation, en 1946, du monastère Notre-Dame-de-Toute-Protection. Elle se renforce ensuite grâce au développement des résidences secondaires.
42 Un avocat russe légua son domaine de Bussy-en-Othe, à 160 km de Paris, pour le transformer en monastère. Ce bien était constitué d’une grande bâtisse, d’un jardin, d’une ouche, de communs et de champs. Quatre moniales vinrent s’y établir et furent à l’origine de la fondation d’un monastère de femmes qui pratiquèrent l’élevage et l’agriculture pour survivre. Dans la bergerie de la propriété, elles érigèrent une chapelle dédiée à la Protection-de-la-Mère-de-Dieu. La maison fut aménagée progressivement. Des bénévoles se dévouèrent pour fabri-quer une iconostase et des icônes. L’hospitalité devint la vocation pré-dominante de cette communauté monastique qui accueillait de nombreux fidèles pour les célébrations des liturgies et des grandes fêtes (37). L’afflux de visiteurs était tel que la petite église ne pouvait contenir tous les fidèles. C’est la raison pour laquelle le monastère décida de faire construire une nouvelle église dédiée à la Transfiguration dans une partie du jardin afin que tous puissent assister aux offices lors des grandes fêtes (38).
43 Mais pourquoi un tel afflux de visiteurs ? Bussy-en-Othe présentait l’avantage d’être proche de Paris, les Russes pouvaient donc s’y rendre régulièrement les week-ends et les jours de congé. Le cadre y était des plus agréables pour profiter de la campagne. En outre, la venue régulière de Boris Zaïtsev, Nadejda Teffi ou du père Cyprien Kern avait contribué à faire connaître ce lieu. Cette première communauté monastique commença alors à attirer des visiteurs venant s’y recueillir. Le lieu présentant tous les agréments, nombre de personnes d’origine russe se décidèrent à y acquérir des maisons de campagne. La première famille à s’installer dans cette commune de Bourgogne le fit au cours des années 1950. D’autres suivirent entre 1967 et 1970. C’est ainsi que commença l’essor de l’implantation des résidences secondaires de Russes à Bussy-en-Othe.
44 Ces maisons de campagne rappellent les datchas russes. À l’origine datcha veut dire « ce qui est donné », en rapport avec sa racine dat’, “donner”. Vladimir Dahl, dans son dictionnaire édité au début du xx e siècle, a défini la datcha comme une « petite propriété foncière donnée par le tsar et transmise » (39). Plus généralement, la datcha désigne une maison hors de la ville et devient, dans cette perspective, une résidence estivale généralement située près de la résidence principale. « C’est avec l’accélération du processus d’urbanisation que le phénomène connaît ses premiers développements de grande ampleur. La datcha devient, à travers la création des jardins ouvriers, la modeste version urbaine de la traditionnelle isba entourée de son lopin de terre dont chaque citoyen doit théoriquement continuer de pouvoir conserver la propriété » (40).
45 Dans le cas de Bussy-en-Othe, les personnes interrogées n’ont jamais désigné leur résidence comme une datcha. N’étant pas un bien donné, elles préféraient ne pas employer ce mot pour ne pas le détourner de son sens premier, en mémoire des présents du tsar. En russe, elles disaient : « Nous allons dans notre maison à la campagne », ou tout simplement : « Nous allons chez nous à la campagne », ce qui sous-entendait qu’elles possédaient quelque chose. En français, elles qualifiaient ce bien plutôt de maison de campagne que de résidence secondaire (41), voulant souligner en l’occurrence la modestie de cet habitat par rapport au faste de leurs demeures du temps de l’Empire russe. Issues pour un certain nombre d’entre elles de la noblesse, elles considéraient leur maison de campagne comme un havre de paix où elles aimaient venir passer les vacances d’été et les fins de semaine. Par ailleurs, cette acquisition leur permettait de pratiquer leur religion comme un indissoluble engagement. Pour ces narrateurs, la double résidence était donc, pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, un habitus de classe apparu en Russie à partir du xviiie siècle.
46 Les maisons de campagne russes ont été achetées dans un périmètre relativement proche du monastère, ce qui a contribué à dessiner un espace social caractéristique. Cette proximité favorisait les rencontres. La rue constituait un espace ouvert où se mêlaient les conversations entre Russes se rendant au monastère. Les habitants français de Bussy-en-Othe sont cordiaux mais ne semblent pas entretenir des relations de voisinage très intenses.
47 Les stratégies d’occupation qui ont sous-tendu l’acquisition de ces résidences secondaires ont contribué à renforcer le lien communautaire et à conférer au village, selon une boutade du maire, un cachet de “Russie”-en-Othe.
48 Le rassemblement des fidèles autour du monastère de Bussy-en-Othe ne doit pas être considéré comme une spécificité. Des résidences secondaires se sont aussi multipliées autour du monastère Saint-Silouane, près du Mans, de l’archevêché des églises orthodoxes russes en Europe occidentale, et des monastères de tradition grecque, dépendants du Mont Athos, Saint Antoine le Grand à Saint-Laurent en Royans et la Protection-de-la-Mère-de-Dieu à Solan. Ces monastères constituent un pôle d’attraction pour les fidèles et un grand nombre de pèlerins. Il est compréhensible dans ces conditions que des pratiquants assidus aient été tentés d’acquérir un logement à proximité pour s’y rendre le plus souvent possible.
49 S’étant mise en place avec l’installation progressive des émigrés russes à proximité de leurs lieux de travail, cette territorialisation orthodoxe implique que la création d’une paroisse engage l’existence même de tout regroupement.
50 Ce marquage spatial a permis de transcender le dénuement matériel et psychologique des réfugiés et a maintenu « une conscience d’être ensemble », renforçant les identifications autour de l’idée d’un même destin et facilitant le processus de transmission. Ces micro territoires séparés par des distances proches ont un pouvoir organisateur et centripète, mais cette appropriation de l’espace n’a de valeur qu’au sein du giron régénérateur et symbolique de l’église représentant leur patrie. Ces espaces religieux deviennent avec le temps des lieux de mémoire en faisant apparaître un « continuum d’ethnicité » (42).
51 Le passage à l’orthodoxie française a été nécessaire pour garder dans l’Église la jeune génération de culture et de langue françaises et s’assurer que celle-ci conservait les marqueurs identitaires primordiaux de ses ascendants.
52 Avec l’orthodoxie d’expression française (43)la juridiction de Constantinople a su préserver jusqu’à présent l’exarchat d’Europe occidentale de toute manifestation de philétisme (44) malgré les problèmes rencontrés actuellement avec le patriarcat de Moscou soucieux de récupérer la propriété des églises russes sur le territoire français. Ce dernier souhaite ainsi surmonter les divisions, héritées de l’histoire, qui ont séparé les paroisses et les communautés d’origine ou de tradition russes en trois juridictions parallèles : patriarcat de Moscou, Église russe hors frontières et archevêché des paroisses de tradition russe dans la juridiction du patriarcat œcuménique (45). Les paroissiens sont aujourd’hui partagés entre ceux qui désirent le retour des églises orthodoxes russes d’Europe occidentale rattachées à Constantinople dans le giron du patriarcat de Moscou et ceux qui s’y opposent.
42 Un avocat russe légua son domaine de Bussy-en-Othe, à 160 km de Paris, pour le transformer en monastère. Ce bien était constitué d’une grande bâtisse, d’un jardin, d’une ouche, de communs et de champs. Quatre moniales vinrent s’y établir et furent à l’origine de la fondation d’un monastère de femmes qui pratiquèrent l’élevage et l’agriculture pour survivre. Dans la bergerie de la propriété, elles érigèrent une chapelle dédiée à la Protection-de-la-Mère-de-Dieu. La maison fut aménagée progressivement. Des bénévoles se dévouèrent pour fabri-quer une iconostase et des icônes. L’hospitalité devint la vocation pré-dominante de cette communauté monastique qui accueillait de nombreux fidèles pour les célébrations des liturgies et des grandes fêtes (37). L’afflux de visiteurs était tel que la petite église ne pouvait contenir tous les fidèles. C’est la raison pour laquelle le monastère décida de faire construire une nouvelle église dédiée à la Transfiguration dans une partie du jardin afin que tous puissent assister aux offices lors des grandes fêtes (38).
43 Mais pourquoi un tel afflux de visiteurs ? Bussy-en-Othe présentait l’avantage d’être proche de Paris, les Russes pouvaient donc s’y rendre régulièrement les week-ends et les jours de congé. Le cadre y était des plus agréables pour profiter de la campagne. En outre, la venue régulière de Boris Zaïtsev, Nadejda Teffi ou du père Cyprien Kern avait contribué à faire connaître ce lieu. Cette première communauté monastique commença alors à attirer des visiteurs venant s’y recueillir. Le lieu présentant tous les agréments, nombre de personnes d’origine russe se décidèrent à y acquérir des maisons de campagne. La première famille à s’installer dans cette commune de Bourgogne le fit au cours des années 1950. D’autres suivirent entre 1967 et 1970. C’est ainsi que commença l’essor de l’implantation des résidences secondaires de Russes à Bussy-en-Othe.
44 Ces maisons de campagne rappellent les datchas russes. À l’origine datcha veut dire « ce qui est donné », en rapport avec sa racine dat’, “donner”. Vladimir Dahl, dans son dictionnaire édité au début du xx e siècle, a défini la datcha comme une « petite propriété foncière donnée par le tsar et transmise » (39). Plus généralement, la datcha désigne une maison hors de la ville et devient, dans cette perspective, une résidence estivale généralement située près de la résidence principale. « C’est avec l’accélération du processus d’urbanisation que le phénomène connaît ses premiers développements de grande ampleur. La datcha devient, à travers la création des jardins ouvriers, la modeste version urbaine de la traditionnelle isba entourée de son lopin de terre dont chaque citoyen doit théoriquement continuer de pouvoir conserver la propriété » (40).
45 Dans le cas de Bussy-en-Othe, les personnes interrogées n’ont jamais désigné leur résidence comme une datcha. N’étant pas un bien donné, elles préféraient ne pas employer ce mot pour ne pas le détourner de son sens premier, en mémoire des présents du tsar. En russe, elles disaient : « Nous allons dans notre maison à la campagne », ou tout simplement : « Nous allons chez nous à la campagne », ce qui sous-entendait qu’elles possédaient quelque chose. En français, elles qualifiaient ce bien plutôt de maison de campagne que de résidence secondaire (41), voulant souligner en l’occurrence la modestie de cet habitat par rapport au faste de leurs demeures du temps de l’Empire russe. Issues pour un certain nombre d’entre elles de la noblesse, elles considéraient leur maison de campagne comme un havre de paix où elles aimaient venir passer les vacances d’été et les fins de semaine. Par ailleurs, cette acquisition leur permettait de pratiquer leur religion comme un indissoluble engagement. Pour ces narrateurs, la double résidence était donc, pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, un habitus de classe apparu en Russie à partir du xviiie siècle.
46 Les maisons de campagne russes ont été achetées dans un périmètre relativement proche du monastère, ce qui a contribué à dessiner un espace social caractéristique. Cette proximité favorisait les rencontres. La rue constituait un espace ouvert où se mêlaient les conversations entre Russes se rendant au monastère. Les habitants français de Bussy-en-Othe sont cordiaux mais ne semblent pas entretenir des relations de voisinage très intenses.
47 Les stratégies d’occupation qui ont sous-tendu l’acquisition de ces résidences secondaires ont contribué à renforcer le lien communautaire et à conférer au village, selon une boutade du maire, un cachet de “Russie”-en-Othe.
48 Le rassemblement des fidèles autour du monastère de Bussy-en-Othe ne doit pas être considéré comme une spécificité. Des résidences secondaires se sont aussi multipliées autour du monastère Saint-Silouane, près du Mans, de l’archevêché des églises orthodoxes russes en Europe occidentale, et des monastères de tradition grecque, dépendants du Mont Athos, Saint Antoine le Grand à Saint-Laurent en Royans et la Protection-de-la-Mère-de-Dieu à Solan. Ces monastères constituent un pôle d’attraction pour les fidèles et un grand nombre de pèlerins. Il est compréhensible dans ces conditions que des pratiquants assidus aient été tentés d’acquérir un logement à proximité pour s’y rendre le plus souvent possible.
49 S’étant mise en place avec l’installation progressive des émigrés russes à proximité de leurs lieux de travail, cette territorialisation orthodoxe implique que la création d’une paroisse engage l’existence même de tout regroupement.
50 Ce marquage spatial a permis de transcender le dénuement matériel et psychologique des réfugiés et a maintenu « une conscience d’être ensemble », renforçant les identifications autour de l’idée d’un même destin et facilitant le processus de transmission. Ces micro territoires séparés par des distances proches ont un pouvoir organisateur et centripète, mais cette appropriation de l’espace n’a de valeur qu’au sein du giron régénérateur et symbolique de l’église représentant leur patrie. Ces espaces religieux deviennent avec le temps des lieux de mémoire en faisant apparaître un « continuum d’ethnicité » (42).
51 Le passage à l’orthodoxie française a été nécessaire pour garder dans l’Église la jeune génération de culture et de langue françaises et s’assurer que celle-ci conservait les marqueurs identitaires primordiaux de ses ascendants.
52 Avec l’orthodoxie d’expression française (43)la juridiction de Constantinople a su préserver jusqu’à présent l’exarchat d’Europe occidentale de toute manifestation de philétisme (44) malgré les problèmes rencontrés actuellement avec le patriarcat de Moscou soucieux de récupérer la propriété des églises russes sur le territoire français. Ce dernier souhaite ainsi surmonter les divisions, héritées de l’histoire, qui ont séparé les paroisses et les communautés d’origine ou de tradition russes en trois juridictions parallèles : patriarcat de Moscou, Église russe hors frontières et archevêché des paroisses de tradition russe dans la juridiction du patriarcat œcuménique (45). Les paroissiens sont aujourd’hui partagés entre ceux qui désirent le retour des églises orthodoxes russes d’Europe occidentale rattachées à Constantinople dans le giron du patriarcat de Moscou et ceux qui s’y opposent.
Épilogue
53 La reconnaissance de l’Union des Républiques socialistes soviétiques par la France, en 1924, fit prendre conscience à de nombreux réfugiés de l’irréversibilité de leur situation d’exilé et de la possibilité d’un non-retour. D’autres, au contraire, ont continué malgré tout à se bercer d’illusions, ne pouvant pas, comme le relèvent Léon et Rebecca Grinberg, « reproduire ce qui constituait l’axe de leur vie dans les nouvelles conditions de vie. La situation des exilés dans le nouveau pays est complexe. Ils ne viennent pas vers “quelque chose”, mais amers, plein de ressentiments, frustrés, ils fuient ou sont expulsés de “quelque chose”. Pour faire face à leurs multiples problèmes ils peuvent utiliser comme défense la négation du temps présent, qui reste comme “écrasé” entre la vie antérieure mythifiée et transformée en “la seule chose valable”, et la vie future, représentée par l’illusion de pouvoir retourner au pays : illusion d’autant plus idéalisée que l’impossibilité de la réaliser est plus grande » (46). Envisager l’intégration leur aurait été impossible sous peine de se sentir comme des renégats par la double trahison qu’ils auraient commise envers ceux qui étaient restés là-bas, envers leurs défunts, victimes de la guerre civile.
54 L’analyse de Léon et Rebecca Grinberg sur la souffrance de l’identité personnelle des réfugiés s’applique parfaitement au cas des migrants russes de la première vague migratoire. Le rejet ou le refus d’une véritable intégration s’explique à la fois par le sentiment de culpabilité et la rancune à l’égard du régime bolchevique les ayant chassés, une haine d’une certaine manière reportée sur le pays hôte. Le pays natal était paradoxalement idéalisé tandis qu’ils attribuaient à leur nouvel espace de vie la cause de leur souffrance. Cet état psychologique, dans lequel nombre de personnes citées par nos témoins se trouvaient, a provoqué des séparations, voire des divorces. Il y eut aussi un désintérêt, un manque de motivation pour retrouver leur niveau social ou professionnel antérieur. L’impossibilité d’« assumer une autre identité que celle de l’“exilé” » les a condamnés à une dégradation de leur condition sociale. À cela se serait ajoutée l’angoisse de « mourir dans une terre étrangère », ce qui était ressenti « comme mourir plus loin ». Cette attitude psychologique a surtout prévalu parmi les réfugiés arrivés en France à un âge avancé.
55 À écouter les témoignages rapportés, on relève que certains de ces exilés ont réussi à faire le deuil de leur patrie en ne gardant que des souvenirs heureux de la Russie, en se considérant comme des rescapés miraculés et en regardant vers l’avenir avec le sentiment d’avoir une mission à accomplir. Ils se sont nourris de leur histoire atypique pour produire une œuvre essentiellement artistique (47) dont la réputation dépassa les frontières de leur pays d’adoption. Mais le maintien de l’identité personnelle et de groupe des migrants n’a pu s’opérer que par la conservation du marqueur religieux, ciment du lien communautaire.
54 L’analyse de Léon et Rebecca Grinberg sur la souffrance de l’identité personnelle des réfugiés s’applique parfaitement au cas des migrants russes de la première vague migratoire. Le rejet ou le refus d’une véritable intégration s’explique à la fois par le sentiment de culpabilité et la rancune à l’égard du régime bolchevique les ayant chassés, une haine d’une certaine manière reportée sur le pays hôte. Le pays natal était paradoxalement idéalisé tandis qu’ils attribuaient à leur nouvel espace de vie la cause de leur souffrance. Cet état psychologique, dans lequel nombre de personnes citées par nos témoins se trouvaient, a provoqué des séparations, voire des divorces. Il y eut aussi un désintérêt, un manque de motivation pour retrouver leur niveau social ou professionnel antérieur. L’impossibilité d’« assumer une autre identité que celle de l’“exilé” » les a condamnés à une dégradation de leur condition sociale. À cela se serait ajoutée l’angoisse de « mourir dans une terre étrangère », ce qui était ressenti « comme mourir plus loin ». Cette attitude psychologique a surtout prévalu parmi les réfugiés arrivés en France à un âge avancé.
55 À écouter les témoignages rapportés, on relève que certains de ces exilés ont réussi à faire le deuil de leur patrie en ne gardant que des souvenirs heureux de la Russie, en se considérant comme des rescapés miraculés et en regardant vers l’avenir avec le sentiment d’avoir une mission à accomplir. Ils se sont nourris de leur histoire atypique pour produire une œuvre essentiellement artistique (47) dont la réputation dépassa les frontières de leur pays d’adoption. Mais le maintien de l’identité personnelle et de groupe des migrants n’a pu s’opérer que par la conservation du marqueur religieux, ciment du lien communautaire.
Notes
[2]
[2]
À ce sujet, voir GOUSSEFF, Catherine, Immigrés russes en France (1900-1950) : contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés, thèse de doctorat en histoire, Paris : École des Hautes Études en sciences sociales, 1996, 533 p. (cf. p. 7).
[3]
Nikita Struve qualifie ainsi l’ensemble des réfugiés russes d’“émigrés” car ils « n’avaient pas le sentiment d’avoir quitté leur État, mais de l’avoir emporté avec eux ». Voir STRUVE, Nikita, Soixante-dix ans d’émigration russe, 1919-1989, Paris : Éd. Fayard, 1996, 297 p. (cf. p. 27). Nos interviewés se qualifiaient ainsi sur le terrain. Stéphane Dufoix explique que le vocable “émigrant” aurait été également reconnu par le régime communiste qui pouvait ainsi assimiler les migrants russes à des émigrés économiques. Ce faisant, il les désavouait comme oppo-sants politiques. Par cette dénégation, le système soviétique se mettait à l’abri de toute dé-nonciation pour persécutions et « crimes contre l’humanité ». Voir DUFOIX, Stéphane, Poli-tiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris : Presses universitaires de France, 2002, 314 p. (cf. p. 38). Tout au long de notre texte nous emploierons donc le terme “émigré” pour désigner ces immigrés russes réfugiés.
[4]
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, plus de 60 000 Russes contraints à l’exil se sont établis en France. Voir GOUSSEFF, Catherine, Immigrés russes en France (1900-1950) : contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés, op. cit., pp. 141-145.
[5]
Selon Catherine Gousseff, on trouve en petit nombre les émigrés partis en raison de la révo-lution (1917-1918), ceux partis à cause de la guerre civile — les plus nombreux — et ceux partis en raison de la Nouvelle Politique économique (NEP). Voir GOUSSEFF, Catherine, Im-migrés russes en France (1900-1950), op. cit., p. 77.
[6]
La classification de ces migrants est établie à partir de la date de départ du territoire russe.
[7]
Douze récits de vie ont été recueillis à Paris, quatre à Nice et un à Bussy-en-Othe. Des membres de quelques associations ont également été interviewés.
[8]
En raison de leurs compétences linguistiques, certains d’entre eux ont représenté les entre-prises françaises dans l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et ont été les interprètes d’un grand nombre d’hommes politiques.
[9]
Cf. NICOLINI, Isabelle, La population d’origine russe en France : approche ethnobiographique des regroupements à Nice, Paris et Bussy-en-Othe (mémoires, rites et identités), thèse de doctorat en ethnologie, Université de Nice, 2005, 913 p.
[10]
Patriarcat de Constantinople.
[11]
GOUSSEFF, Catherine, “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, in : MARÈS, Antoine ; MILZA, Pierre (sous la direction de), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris : Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 189-204 (voir p. 204)
[12]
DUFOIX, Stéphane, Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, op. cit., p. 295.
[13]
Tovaritch est une pièce de théâtre en quatre actes, étincelante de verve et de brio, écrite par Jacques Deval et jouée pour la première fois en 1933 à Paris. Voir DEVAL, Jacques, Tovaritch, Paris : s. e, 1948, 77 p.
[14]
La loi du 10 août 1932 stipulait que des décrets « pourraient déterminer la proportion des étrangers employés dans les entreprises privées, industrielles et commerciales ». Voir SCHOR, Ralph, Histoire de l’immigration de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris : Éd. Armand Colin, 1996, 347 p. (cf. p. 126).
[15]
WEIL, Patrick, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révo-lution, Paris : Éd. Bernard Grasset, 2002, 401 p. (voir p. 90). Voir également NOIRIEL, Gérard, “Professions de santé, professions protégées : un historique”, Migrations Société, vol. 16, n° 95, septembre-octobre 2004, pp. 65-67.
[16]
Ordonné prêtre en 1948, il devint évêque à Londres au sein de la juridiction de Moscou en 1958 sous le nom de Monseigneur Antoine de Souroge.
[17]
Le Zemgor était le Comité des Zemstvos — un type d’assemblée provinciale de la Russie impériale — et des villes russes.
[18]
Selon Audrey Donadey, le marquis de Merenville de Saint-Clair aurait plutôt présidé la Société de secours aux écoles russes de Nice qui comptait dans les années 1920 et 1930 un certain nombre d’organisations d’entraide : « La Société de secours par le travail aux émigrés russes de Nice, sous le haut patronage de s.a.i. Le grand-duc André de Russie ; le Comité des repas économiques et de secours aux citoyens russes de Nice ; le Comité d’assistance aux réfugiés français et russes dont le prince Alexandre Gagarine est vice-président ». Voir DONADEY, Audrey, La présence russe à Nice de 1770 à nos jours, mémoire de maîtrise, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 1998, 112 p. (cf. p. 76).
[19]
Des serviteurs suivirent leurs maîtres ; outre la noblesse, les anciens marchands et les soldats de l’armée blanche quittèrent la Russie et s’installèrent à Paris ou à Nice. Si certaines familles habitaient déjà sur la Riviera avant la révolution et avaient pu mettre leur fortune à l’abri, d’autres, nobles ou domestiques, n’avaient pour seul moyen de subsistance que le fait de travailler à l’usine ou de se faire engager au service de quelqu’un. Des sociétés de bien-faisance leur venaient en aide.
[20]
Cet homme « qui alliait aux vertus françaises la générosité russe, avait gagné, lors de la Première Guerre mondiale, la Croix de guerre, la Légion d’honneur, l’Ordre de Saint-Vladimir avec ruban et glaive, la Military Cross ». Voir WÉRIGUINE, Constantin, Souvenirs et parfums : mémoires d’un parfumeur, Paris : Éd. Plon, 1965, 252 p. (voir p. 134). Après avoir travaillé dans la société Rallet à Moscou délocalisée à Cannes-la-Bocca après la révolution russe, il accepta au début de l’année 1926 de devenir le parfumeur des maisons Chanel-Bourgeois dont les prin-cipaux propriétaires étaient Pierre et Paul Wertheimer et « il créa chez Chanel une série de parfums dont les plus connus furent : le n° 5, le n° 22, le Gardénia, le Bois des Îles, le Cuir de Russie ; pour Bourgeois : le Soir de Paris et le Kobako ». Ibidem, p. 163.
[21]
Cf. FERRÉOL, Gilles (sous la direction de), Dictionnaire de sociologie, Paris : Éd. Armand Colin, 1991, p.109.
[22]
BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris : Éd. de Minuit, 1979, 670 p. (voir p. 231).
[23]
Les intellectuels ont conservé leurs pratiques culturelles légitimes en raison d’un « hystérésis des habitus » qui peut s’expliquer par le fait que la culture littéraire et artistique est restée « la forme par excellence de la culture “désintéressée” ». Voir BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, op. cit., p. 361.
[24]
Ibidem, pp. 158-159.
[25]
GOUDINEAU, Yves, “Ethnicité et déterritorialisation dans la péninsule indochinoise : considé-rations à partir du Laos”, in : JOLIVET, Marie-José (sous la direction de), Logiques identitaires, logiques territoriales, La Tour-d’Aigues : Éd. de l’Aube, 2000, pp.17-31 (voir p. 27).
[26]
GOUSSEFF, Catherine, Immigrés russes en France (1900-1950), op. cit., p. 318.
[27]
Ibidem, p. 317.
[28]
GOUSSEFF, Catherine. “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, art. cité, p. 204.
[29]
Siège de l’archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale.
[30]
Ailleurs en France comme à Tarascon-sur-Ariège, à Albertville, dans le Calvados...
[31]
GOUSSEFF, Catherine. “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, art. cité.
[32]
« Plus de dix mille de leurs morts dorment en effet dans ce cimetière communal acheté, en même temps qu’un vieux château, par une Anglaise, miss Dorothea Paget, sur l’initiative de la princesse V. K. Mechtchersky et où la première tombe fut creusée en 1926 ». OGER, Armelle ; GALIEVSKY, Vera, La Russie d’en France : où et comment vivre à la russe, Paris : MA Éditions, 1986, 169 p. (voir p. 80).
[33]
D’après LeRoy Ellis, « ce fut l’Impératrice Alexandra Fiodorovna lors de sa visite en 1856-57 qui amena la réalisation de ce projet ». L’église de la rue Longchamp fut inaugurée le 31 dé-cembre 1858/12 janvier 1859. Voir ELLIS, LeRoy, La colonie russe dans les Alpes-Maritimes des origines à 1939, thèse de doctorat en histoire, Université d’Aix-Marseille, 1955, 205 p.
[34]
Le cimetière fut ouvert en 1867. Natalia Smirnova affirme que « Nice est la seule ville étrangère où trois églises russes sont en même temps des monuments dédiés à trois Romanov ». Voir Smirnova, Natalia, Églises et cimetières russes remarquables, Paris : Union directrice des asso-ciations orthodoxes russes, 1999, 232 p.
[35]
L’impératrice douairière « intervint auprès de son fils Nicolas II pour obtenir l’autorisation de construire l’édifice dans le parc Bermond ». Après la pose de la première pierre, les travaux durèrent neuf ans et demi. Entre-temps, ils furent suspendus deux ans en raison de la chute de valeur des titres russes due à la guerre russo-japonaise. Comme la somme de 700 000 F investie par Nicolas II ne suffisait pas à couvrir les frais, le prince Galitzine fit un don de 400 000 F, et 300 000 F furent également versés par diverses personnalités pour honorer le coût qui s’élevait à 1 500 000 francs or. Les objets décoratifs et plus particulièrement les icônes qui ornent l’intérieur de la cathédrale sont des dons de paroissiens.
[36]
Avenue du Docteur-Ménard, avenue des Baumettes, avenue Robert-Schuman, boulevard de Cimiez, avenue du Dauphiné, promenade des Anglais, quai des États-Unis, rue de France, place de la Croix-de-Marbre, avenue de Verdun, avenue de Valrose, boulevard de Stalingrad, boulevard Tzaréwitch, boulevard Dubouchage. Voir PONFILLY, Raymond de, Guide des Russes en France, Paris : Éd. Horay, 1990, 518 p.
[37]
Parmi la vingtaine de maisons de campagne appartenant à des orthodoxes, les responsables du monastère arrivent toujours à trouver au moins quatre ou cinq « maisons amies » pour loger leurs hôtes.
[38]
Cette nouvelle église fut consacrée le 14 octobre 2003 (1er octobre dans le calendrier julien) lors de la fête de l’Intercession ou Protection de la Vierge.
[39]
DAL, Vladimir, Dictionnaire du russe vivant [en russe], Saint-Petersbourg, 1912.
[40]
Gessat-Anstett, Élisabeth, Sur les rives de “Matuška-Volga” : enquête sur les usages et les représentations de la parenté dans la province de Yaroslavl (Russie), thèse de doctorat en anthro-pologie, Paris : École des Hautes Études en sciences sociales, 1997, 593 p. (voir pp. 189-190).
[41]
D’après le recensement de 1990 de l’insee, il s’agit de « tout logement utilisé pour les fins de semaine, les vacances, les loisirs ». Voir Ortar, Nathalie, Maisons, raisons, passions. La rési-dence secondaire à Chavannes-sur-Suran (Ain) et Saint-Martin-d’Entraunes (Alpes-Maritimes), thèse de doctorat en ethnologie, Université de Nanterre, 1998, 485 p.
[42]
HOVANESSIAN, Martine, Le lien communautaire : trois générations d’Arméniens, Paris : Éd. L’Harmattan, 2007, 316 p. (voir p. 40).
[43]
Elle comptait des théologiens et penseurs de talent : Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Olivier Clément, le père Boris Bobrinskoy, Élisabeth Behr-Sigel...
[44]
Cette doctrine préfère une définition nationale ou ethnique de l’Église à une définition eucha-ristique, locale ou territoriale.
[45]
Pour l’histoire des scissions de l’Église en Europe occidentale, il convient de se reporter à KHOURY, Basile, Le développement des communautés francophones de rite byzantin dans le cadre de l’émigration russe, mémoire de maîtrise en histoire, Université Paris XIII, 1991, 96 p ; LOSSKY, Nicolas, “L’orthodoxie en France”, Études, tome 399, n° 11, 2003, pp. 507-517, www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_995&ID_ARTICLE=ETU_995_0507
[46]
GRINBERG, Léon ; GRINBERG, Rebeca, Psychanalyse du migrant et de l’exilé, Lyon : Éd. Césura Lyon, 1982, 292 p. (voir pp. 197-198).
[47]
Nombreux furent poètes, écrivains, peintres, musiciens, acteurs ou danseurs.
[3]
Nikita Struve qualifie ainsi l’ensemble des réfugiés russes d’“émigrés” car ils « n’avaient pas le sentiment d’avoir quitté leur État, mais de l’avoir emporté avec eux ». Voir STRUVE, Nikita, Soixante-dix ans d’émigration russe, 1919-1989, Paris : Éd. Fayard, 1996, 297 p. (cf. p. 27). Nos interviewés se qualifiaient ainsi sur le terrain. Stéphane Dufoix explique que le vocable “émigrant” aurait été également reconnu par le régime communiste qui pouvait ainsi assimiler les migrants russes à des émigrés économiques. Ce faisant, il les désavouait comme oppo-sants politiques. Par cette dénégation, le système soviétique se mettait à l’abri de toute dé-nonciation pour persécutions et « crimes contre l’humanité ». Voir DUFOIX, Stéphane, Poli-tiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris : Presses universitaires de France, 2002, 314 p. (cf. p. 38). Tout au long de notre texte nous emploierons donc le terme “émigré” pour désigner ces immigrés russes réfugiés.
[4]
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, plus de 60 000 Russes contraints à l’exil se sont établis en France. Voir GOUSSEFF, Catherine, Immigrés russes en France (1900-1950) : contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés, op. cit., pp. 141-145.
[5]
Selon Catherine Gousseff, on trouve en petit nombre les émigrés partis en raison de la révo-lution (1917-1918), ceux partis à cause de la guerre civile — les plus nombreux — et ceux partis en raison de la Nouvelle Politique économique (NEP). Voir GOUSSEFF, Catherine, Im-migrés russes en France (1900-1950), op. cit., p. 77.
[6]
La classification de ces migrants est établie à partir de la date de départ du territoire russe.
[7]
Douze récits de vie ont été recueillis à Paris, quatre à Nice et un à Bussy-en-Othe. Des membres de quelques associations ont également été interviewés.
[8]
En raison de leurs compétences linguistiques, certains d’entre eux ont représenté les entre-prises françaises dans l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et ont été les interprètes d’un grand nombre d’hommes politiques.
[9]
Cf. NICOLINI, Isabelle, La population d’origine russe en France : approche ethnobiographique des regroupements à Nice, Paris et Bussy-en-Othe (mémoires, rites et identités), thèse de doctorat en ethnologie, Université de Nice, 2005, 913 p.
[10]
Patriarcat de Constantinople.
[11]
GOUSSEFF, Catherine, “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, in : MARÈS, Antoine ; MILZA, Pierre (sous la direction de), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris : Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 189-204 (voir p. 204)
[12]
DUFOIX, Stéphane, Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, op. cit., p. 295.
[13]
Tovaritch est une pièce de théâtre en quatre actes, étincelante de verve et de brio, écrite par Jacques Deval et jouée pour la première fois en 1933 à Paris. Voir DEVAL, Jacques, Tovaritch, Paris : s. e, 1948, 77 p.
[14]
La loi du 10 août 1932 stipulait que des décrets « pourraient déterminer la proportion des étrangers employés dans les entreprises privées, industrielles et commerciales ». Voir SCHOR, Ralph, Histoire de l’immigration de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris : Éd. Armand Colin, 1996, 347 p. (cf. p. 126).
[15]
WEIL, Patrick, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révo-lution, Paris : Éd. Bernard Grasset, 2002, 401 p. (voir p. 90). Voir également NOIRIEL, Gérard, “Professions de santé, professions protégées : un historique”, Migrations Société, vol. 16, n° 95, septembre-octobre 2004, pp. 65-67.
[16]
Ordonné prêtre en 1948, il devint évêque à Londres au sein de la juridiction de Moscou en 1958 sous le nom de Monseigneur Antoine de Souroge.
[17]
Le Zemgor était le Comité des Zemstvos — un type d’assemblée provinciale de la Russie impériale — et des villes russes.
[18]
Selon Audrey Donadey, le marquis de Merenville de Saint-Clair aurait plutôt présidé la Société de secours aux écoles russes de Nice qui comptait dans les années 1920 et 1930 un certain nombre d’organisations d’entraide : « La Société de secours par le travail aux émigrés russes de Nice, sous le haut patronage de s.a.i. Le grand-duc André de Russie ; le Comité des repas économiques et de secours aux citoyens russes de Nice ; le Comité d’assistance aux réfugiés français et russes dont le prince Alexandre Gagarine est vice-président ». Voir DONADEY, Audrey, La présence russe à Nice de 1770 à nos jours, mémoire de maîtrise, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 1998, 112 p. (cf. p. 76).
[19]
Des serviteurs suivirent leurs maîtres ; outre la noblesse, les anciens marchands et les soldats de l’armée blanche quittèrent la Russie et s’installèrent à Paris ou à Nice. Si certaines familles habitaient déjà sur la Riviera avant la révolution et avaient pu mettre leur fortune à l’abri, d’autres, nobles ou domestiques, n’avaient pour seul moyen de subsistance que le fait de travailler à l’usine ou de se faire engager au service de quelqu’un. Des sociétés de bien-faisance leur venaient en aide.
[20]
Cet homme « qui alliait aux vertus françaises la générosité russe, avait gagné, lors de la Première Guerre mondiale, la Croix de guerre, la Légion d’honneur, l’Ordre de Saint-Vladimir avec ruban et glaive, la Military Cross ». Voir WÉRIGUINE, Constantin, Souvenirs et parfums : mémoires d’un parfumeur, Paris : Éd. Plon, 1965, 252 p. (voir p. 134). Après avoir travaillé dans la société Rallet à Moscou délocalisée à Cannes-la-Bocca après la révolution russe, il accepta au début de l’année 1926 de devenir le parfumeur des maisons Chanel-Bourgeois dont les prin-cipaux propriétaires étaient Pierre et Paul Wertheimer et « il créa chez Chanel une série de parfums dont les plus connus furent : le n° 5, le n° 22, le Gardénia, le Bois des Îles, le Cuir de Russie ; pour Bourgeois : le Soir de Paris et le Kobako ». Ibidem, p. 163.
[21]
Cf. FERRÉOL, Gilles (sous la direction de), Dictionnaire de sociologie, Paris : Éd. Armand Colin, 1991, p.109.
[22]
BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris : Éd. de Minuit, 1979, 670 p. (voir p. 231).
[23]
Les intellectuels ont conservé leurs pratiques culturelles légitimes en raison d’un « hystérésis des habitus » qui peut s’expliquer par le fait que la culture littéraire et artistique est restée « la forme par excellence de la culture “désintéressée” ». Voir BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, op. cit., p. 361.
[24]
Ibidem, pp. 158-159.
[25]
GOUDINEAU, Yves, “Ethnicité et déterritorialisation dans la péninsule indochinoise : considé-rations à partir du Laos”, in : JOLIVET, Marie-José (sous la direction de), Logiques identitaires, logiques territoriales, La Tour-d’Aigues : Éd. de l’Aube, 2000, pp.17-31 (voir p. 27).
[26]
GOUSSEFF, Catherine, Immigrés russes en France (1900-1950), op. cit., p. 318.
[27]
Ibidem, p. 317.
[28]
GOUSSEFF, Catherine. “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, art. cité, p. 204.
[29]
Siège de l’archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale.
[30]
Ailleurs en France comme à Tarascon-sur-Ariège, à Albertville, dans le Calvados...
[31]
GOUSSEFF, Catherine. “Les mutations de la communauté russe de Paris après la Seconde Guerre mondiale”, art. cité.
[32]
« Plus de dix mille de leurs morts dorment en effet dans ce cimetière communal acheté, en même temps qu’un vieux château, par une Anglaise, miss Dorothea Paget, sur l’initiative de la princesse V. K. Mechtchersky et où la première tombe fut creusée en 1926 ». OGER, Armelle ; GALIEVSKY, Vera, La Russie d’en France : où et comment vivre à la russe, Paris : MA Éditions, 1986, 169 p. (voir p. 80).
[33]
D’après LeRoy Ellis, « ce fut l’Impératrice Alexandra Fiodorovna lors de sa visite en 1856-57 qui amena la réalisation de ce projet ». L’église de la rue Longchamp fut inaugurée le 31 dé-cembre 1858/12 janvier 1859. Voir ELLIS, LeRoy, La colonie russe dans les Alpes-Maritimes des origines à 1939, thèse de doctorat en histoire, Université d’Aix-Marseille, 1955, 205 p.
[34]
Le cimetière fut ouvert en 1867. Natalia Smirnova affirme que « Nice est la seule ville étrangère où trois églises russes sont en même temps des monuments dédiés à trois Romanov ». Voir Smirnova, Natalia, Églises et cimetières russes remarquables, Paris : Union directrice des asso-ciations orthodoxes russes, 1999, 232 p.
[35]
L’impératrice douairière « intervint auprès de son fils Nicolas II pour obtenir l’autorisation de construire l’édifice dans le parc Bermond ». Après la pose de la première pierre, les travaux durèrent neuf ans et demi. Entre-temps, ils furent suspendus deux ans en raison de la chute de valeur des titres russes due à la guerre russo-japonaise. Comme la somme de 700 000 F investie par Nicolas II ne suffisait pas à couvrir les frais, le prince Galitzine fit un don de 400 000 F, et 300 000 F furent également versés par diverses personnalités pour honorer le coût qui s’élevait à 1 500 000 francs or. Les objets décoratifs et plus particulièrement les icônes qui ornent l’intérieur de la cathédrale sont des dons de paroissiens.
[36]
Avenue du Docteur-Ménard, avenue des Baumettes, avenue Robert-Schuman, boulevard de Cimiez, avenue du Dauphiné, promenade des Anglais, quai des États-Unis, rue de France, place de la Croix-de-Marbre, avenue de Verdun, avenue de Valrose, boulevard de Stalingrad, boulevard Tzaréwitch, boulevard Dubouchage. Voir PONFILLY, Raymond de, Guide des Russes en France, Paris : Éd. Horay, 1990, 518 p.
[37]
Parmi la vingtaine de maisons de campagne appartenant à des orthodoxes, les responsables du monastère arrivent toujours à trouver au moins quatre ou cinq « maisons amies » pour loger leurs hôtes.
[38]
Cette nouvelle église fut consacrée le 14 octobre 2003 (1er octobre dans le calendrier julien) lors de la fête de l’Intercession ou Protection de la Vierge.
[39]
DAL, Vladimir, Dictionnaire du russe vivant [en russe], Saint-Petersbourg, 1912.
[40]
Gessat-Anstett, Élisabeth, Sur les rives de “Matuška-Volga” : enquête sur les usages et les représentations de la parenté dans la province de Yaroslavl (Russie), thèse de doctorat en anthro-pologie, Paris : École des Hautes Études en sciences sociales, 1997, 593 p. (voir pp. 189-190).
[41]
D’après le recensement de 1990 de l’insee, il s’agit de « tout logement utilisé pour les fins de semaine, les vacances, les loisirs ». Voir Ortar, Nathalie, Maisons, raisons, passions. La rési-dence secondaire à Chavannes-sur-Suran (Ain) et Saint-Martin-d’Entraunes (Alpes-Maritimes), thèse de doctorat en ethnologie, Université de Nanterre, 1998, 485 p.
[42]
HOVANESSIAN, Martine, Le lien communautaire : trois générations d’Arméniens, Paris : Éd. L’Harmattan, 2007, 316 p. (voir p. 40).
[43]
Elle comptait des théologiens et penseurs de talent : Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Olivier Clément, le père Boris Bobrinskoy, Élisabeth Behr-Sigel...
[44]
Cette doctrine préfère une définition nationale ou ethnique de l’Église à une définition eucha-ristique, locale ou territoriale.
[45]
Pour l’histoire des scissions de l’Église en Europe occidentale, il convient de se reporter à KHOURY, Basile, Le développement des communautés francophones de rite byzantin dans le cadre de l’émigration russe, mémoire de maîtrise en histoire, Université Paris XIII, 1991, 96 p ; LOSSKY, Nicolas, “L’orthodoxie en France”, Études, tome 399, n° 11, 2003, pp. 507-517, www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_995&ID_ARTICLE=ETU_995_0507
[46]
GRINBERG, Léon ; GRINBERG, Rebeca, Psychanalyse du migrant et de l’exilé, Lyon : Éd. Césura Lyon, 1982, 292 p. (voir pp. 197-198).
[47]
Nombreux furent poètes, écrivains, peintres, musiciens, acteurs ou danseurs.