Grandeur et misère de l’armée rouge : témoignages inédits 1941-1945
Grandeur et misère de l'armée rouge.
de Jean Lopez et de Lasha Otkhmezuri
Seuil, 14/04/2011 - ISBN 9782021038675
Présentation de l'éditeur.
Ce volume présente treize témoignages recueillis durant le printemps et l’été 2010 auprès de vétérans de la " Grande Guerre patriotique ", c’est-à-dire du conflit germano-soviétique, élevé au rang de mythe dans l’Union soviétique. En 1941, ces témoins étaient des citoyens ordinaires : des ouvriers, des lycéens, des étudiants, des Russes, des Juifs, un Géorgien... Un certain nombre appartenaient aux jeunesses communistes. Après guerre, quelques-uns ont choisi la dissidence (Elena Bonner notamment), d’autres ont été marginalisés parce qu’ils étaient juifs, la majorité s’est réinsérée dans le système soviétique. Aujourd’hui, presque tous ont rompu avec le mythe de la Grande Guerre patriotique et sont parvenus à faire le tri entre la gloire et l’infamie, le massacre et le sacrifice, l’héroïsme et la survie. Leurs voix relatent des moments vécus qui ne cadrent pas avec la vulgate de la Grande Guerre patriotique : on y croise des collaborateurs, des délateurs désignant au bourreau leurs camarades juifs. On y trouve confirmation que les viols de masse s’accomplissaient avec la complicité de l’encadrement et que l’irresponsabilité, l’alcoolisme et le mépris de la vie du soldat écornent l’image d’un peuple héros.Document tout autant que livre d’histoire, cet ouvrage n’a pas d’équivalent en langue française.
Jean Lopez est l’un des meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique et l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire militaire. Dernier livre publié : Berlin. Les offensives géantes de l’Armée Rouge (Economica, 2009).Lasha Otkhmezuri est géorgien. Dernier livre paru (en collaboration) : Les Cicatrices des nations. L’Europe malade de ses frontières (François Bourin, 2008).
Autre commentaire, tiré de : http://www.theatrum-belli.com/archive/2011/05/08/en-kiosque-grandeur-et-misere-de-l-armee-rouge-de-jean-lopez
Les douze textes présentés ici sont, à l'exception de deux d'entre eux, le résultat d'interviews menées, en face à face ou au téléphone, durant le printemps et l'été 2010, en Russie, en Ukraine, en Géorgie et aux États-Unis. Les deux exceptions sont celles de messieurs Nikouline et Govariov. Nikolaï Nikolaevitch Nikouline est décédé en 2009 ; sa veuve a accepté que soient publiés ici des extraits de son livre de souvenirs Vospominanya o voynie. Alexeï Semionovitch Govariov, mort en 1997, a laissé une disquette relatant, en anglais, son expérience de la guerre, disquette parvenue par des chemins détournés jusqu'à l'un des deux auteurs du présent ouvrage.
Interviews, livre et disquette recueillent les mots de onze hommes et d'une femme qui ont en commun d'avoir endossé l'uniforme de l'Armée rouge entre 1941 et 1945, plus longtemps pour certains. Tous sont des vétérans de la Grande Guerre patriotique, ainsi que les Soviétiques hier et les Russes aujourd'hui appelaient et appellent toujours le conflit germano-soviétique, déclenché le 22 juin 1941 par une attaque surprise, clos le 9 mai 1945 à Berlin et à Prague. Les témoins sont tous très âgés — entre 85 et 92 ans. Il était plus que temps de recueillir leur parole, d'autant plus qu'en Russie l'espérance de vie des hommes, comparée à celle de la France, est inférieure de douze années. Mais leur mémoire est étonnamment fraîche, et les affects attachés aux souvenirs toujours vivaces. Au cours des interviews, les larmes ont coulé, les voix se sont brisées, de longs silences se sont installés et il a fallu fractionner plus d'une fois l'entretien. Bien sûr, il s'agit de souvenirs élaborés et réélaborés durant plus d'un demi-siècle, transformés, déformés, reformés par des lectures, des jugements émis bien longtemps après les faits. Il n'empêche : le lecteur reconnaîtra l'accent de la vérité. La source de ces affects et de cette vérité tient à l'immensité du traumatisme engendré par la Grande Guerre patriotique, traumatisme individuel et collectif, instrumentalisé par les pouvoirs successifs — Staline et Brejnev hier, Poutine aujourd'hui — mais jamais apaisé, jamais surmonté. Les douze témoins avaient soif de parler. Chacun l'a fait, parfois jusqu'à l'épuisement, mais la durée des entretiens a varié, entre trois et onze heures. Lorsque le discours se perdait ou tournait en rond, l'intervieweur a relancé en s'appuyant sur un questionnaire type, qui constitue l'ossature d'une partie des interviews. Celles-ci ne sont pas livrées sous la forme d'un verbatim, qui aurait été fastidieux, mais d'une réécriture que nous avons voulue la plus fidèle possible à la conversation originale. Chaque interviewé a relu "son" texte, en français ou en traduction russe, et l'a parfois retouché.
On doit à Staline cette appellation singulière de "Grande Guerre patriotique". Il l'utilise pour la première fois dans son discours radiodiffusé du 3 juillet 1941. Discours dramatique dont se souviennent tous les témoins qui ont pu l'entendre, parfois avec une précision stupéfiante. "Il était sans assurance, sans aplomb, sa gorge était sèche, on entendait qu'il buvait de l'eau" (Grigory Pomeranz). Douze jours après le début de l'agression allemande, Staline s'adresse enfin aux 170 millions de Soviétiques. Il lit durant douze minutes d'une voix lente, monocorde, mêlant patriotisme russe et soviétique — plus une pointe d'accent religieux décelable dans ce fameux brat'ia y siostry, "frères et sœurs", posé dès l'adresse. Sur presque 2.000 mots, on ne trouve pas une fois le substantif "communisme" ou l'adjectif "communiste", ou "bolchevique"... Cette guerre, dit Staline, est une "guerre patriotique de libération". L'expression est datée et tous les Russes savent d'où elle vient : depuis le XIXe siècle, on l'utilise pour désigner la lutte contre la Grande Armée de Napoléon en 1812. Mais cette guerre ainsi posée dans la continuité de l'histoire russe, prévient cependant Staline, "ne peut pas être considérée comme une guerre ordinaire. Elle n'est pas seulement une guerre entre deux armées ; elle est aussi une grande guerre du peuple soviétique tout entier contre l'armée fasciste allemande". La grande guerre du peuple soviétique tout entier : voici posée la première pierre du grand mythe dont l'Union soviétique va se nourrir jusqu'à sa fin.
De 1945 à 1991, une masse énorme de souvenirs, de romans, de poésies, de pièces, de chansons, de scénarios de cinéma, a traité de la guerre en sacrifiant au mythe, bon gré mal gré. La censure a veillé à ce que rien ne vienne l'entamer, le contester ou le détourner. La tâche des censeurs a été immense car rien n'avait préparé l'appareil de propagande à faire face à une guerre défensive, à un conflit gigantesque et sauvage mené jusqu'au cœur même de la Russie. Les littérateurs se sont retrouvés devant la nécessité de mettre en forme et de donner un sens à une multitude d'expériences psychologiques et physiques qu'ils n'avaient pas eu à traiter jusque-là : la mort, la mutilation, la peur, le froid, la faim, l'amour bafoué, la solitude, le contact avec l'étranger, la trahison, l'exposition massive à une propagande non soviétique, etc. Le mythe de la Grande Guerre patriotique est la réponse du couple littérateurs-censeurs à ces besoins ressentis non seulement par les 30 millions d'hommes et de femmes sous l'uniforme mais encore par tous les membres d'une société mobilisée avec une intensité et sur une échelle inconnues de tout autre belligérant.
Parmi les exemples de traitement littéraire du mythe, un des plus connus est celui d'Un homme véritable, gros récit publié en 1946 par le correspondant de guerre de la Pravda Boris Polevoï. Immense succès populaire attesté par trente éditions (!), et à l'origine de celui du film éponyme d'Alexandre Stolper, tourné en 1948. Le livre de Polevoï raconte la guerre du pilote de chasse Alexeï Petrovitch Mares'ev (1916-2001). Abattu en avril 1942 au-dessus des lignes allemandes, Mares'ev, grièvement brûlé, se brise en outre une jambe au cours de l'atterrissage forcé. Il parcourt 40 kilomètres en dix-huit jours en rampant sur les coudes et les genoux, échappe aux patrouilles allemandes en se jetant dans l'eau glacée des marais et finit par rejoindre les lignes soviétiques. Épuisé, les membres inférieurs nécrosés, Mares'ev subit une double amputation des jambes. Équipé de deux prothèses, il demande à retourner au combat, intègre le 63e régiment aérien de chasseurs de la Garde et parvient à abattre encore sept avions allemands, portant son score à onze. Titulaire des plus hautes décorations, il devient en septembre 1956 secrétaire exécutif du puissant comité des vétérans de la Grande Guerre patriotique. Mares'ev est la réponse héroïque et mythique aux problèmes — la douleur, la mutilation, la captivité, le retour au combat — qu'ont eu à affronter des centaines de milliers de pilotes et de soldats soviétiques. Chaque vétéran a pu se sentir grandi par cette image héroïque proposée à l'admiration de la société ; chacun a dû souffrir, face à cette image surhumaine, de l'impossibilité de faire part de la nature réelle des souffrances subies.
Le mythe de la Grande Guerre patriotique n'est pas que l'affaire des écrivains. Chaque ville, chaque bourg a son monument aux morts ou son char T-34 hissé sur un socle en béton. Les musées de la guerre sont innombrables, comme les lieux de mémoire devenus de véritables lieux de pèlerinage : la colline du Kourgan Mamaï de Stalingrad, le port de Sébastopol, la plaine de Prokhorovka, les catacombes d'Odessa, la forteresse de Brest... Sous Brejnev, les vétérans ont été mobilisés par milliers pour porter le mythe dans les écoles sous une forme strictement définie à l'avance. L'un des auteurs de cet ouvrage se souvient de ses années de lycée en Union soviétique quand, durant les cours d'histoire, le professeur égrenait les raisons principales des revers de l'Armée rouge en 1941-1942. "On devait les savoir par cœur. C'était la seule chose qu'on nous demandait de savoir par cœur. C'était un credo religieux : aucune variation n'était tolérée."
(…) Les douze témoins dont les mots sont rassemblés ici étaient en 1941 des citoyens ordinaires : un paysan, des ouvriers, un orphelin misérable, des lycéens, des étudiants. Des Russes, des Juifs, un Géorgien. Après guerre, quelques-uns ont choisi le chemin de la dissidence — Elena Bonner, Grigory Pomeranz —, d'autres ont été marginalisés par leur judéité ; la majorité s'est bien réinsérée dans le système soviétique. Aujourd'hui, presque tous ont rompu avec tout ou partie du mythe de la Grande Guerre patriotique. Arrivés au soir de leur existence, ils sont plus ou moins parvenus à faire le tri entre la gloire et l'infamie, le massacre et le sacrifice, l'héroïsme et la survie.
Extrait de l'introduction de Jean Lopez
Jean Lopez est l'un des meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique et l'auteur de plusieurs ouvrages sur ce thème, dont "Berlin. Les offensives géantes de l'Armée rouge" (Economica, 2009). Lasha Otkhmezuri est ancien diplomate, fin connaisseur de la Russie et conseiller de la rédaction du magazine Guerres et Histoire.
Grandeur et misère de l'armée rouge.
de Jean Lopez et de Lasha Otkhmezuri
Seuil, 14/04/2011 - ISBN 9782021038675
Présentation de l'éditeur.
Ce volume présente treize témoignages recueillis durant le printemps et l’été 2010 auprès de vétérans de la " Grande Guerre patriotique ", c’est-à-dire du conflit germano-soviétique, élevé au rang de mythe dans l’Union soviétique. En 1941, ces témoins étaient des citoyens ordinaires : des ouvriers, des lycéens, des étudiants, des Russes, des Juifs, un Géorgien... Un certain nombre appartenaient aux jeunesses communistes. Après guerre, quelques-uns ont choisi la dissidence (Elena Bonner notamment), d’autres ont été marginalisés parce qu’ils étaient juifs, la majorité s’est réinsérée dans le système soviétique. Aujourd’hui, presque tous ont rompu avec le mythe de la Grande Guerre patriotique et sont parvenus à faire le tri entre la gloire et l’infamie, le massacre et le sacrifice, l’héroïsme et la survie. Leurs voix relatent des moments vécus qui ne cadrent pas avec la vulgate de la Grande Guerre patriotique : on y croise des collaborateurs, des délateurs désignant au bourreau leurs camarades juifs. On y trouve confirmation que les viols de masse s’accomplissaient avec la complicité de l’encadrement et que l’irresponsabilité, l’alcoolisme et le mépris de la vie du soldat écornent l’image d’un peuple héros.Document tout autant que livre d’histoire, cet ouvrage n’a pas d’équivalent en langue française.
Jean Lopez est l’un des meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique et l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire militaire. Dernier livre publié : Berlin. Les offensives géantes de l’Armée Rouge (Economica, 2009).Lasha Otkhmezuri est géorgien. Dernier livre paru (en collaboration) : Les Cicatrices des nations. L’Europe malade de ses frontières (François Bourin, 2008).
Autre commentaire, tiré de : http://www.theatrum-belli.com/archive/2011/05/08/en-kiosque-grandeur-et-misere-de-l-armee-rouge-de-jean-lopez
Les douze textes présentés ici sont, à l'exception de deux d'entre eux, le résultat d'interviews menées, en face à face ou au téléphone, durant le printemps et l'été 2010, en Russie, en Ukraine, en Géorgie et aux États-Unis. Les deux exceptions sont celles de messieurs Nikouline et Govariov. Nikolaï Nikolaevitch Nikouline est décédé en 2009 ; sa veuve a accepté que soient publiés ici des extraits de son livre de souvenirs Vospominanya o voynie. Alexeï Semionovitch Govariov, mort en 1997, a laissé une disquette relatant, en anglais, son expérience de la guerre, disquette parvenue par des chemins détournés jusqu'à l'un des deux auteurs du présent ouvrage.
Interviews, livre et disquette recueillent les mots de onze hommes et d'une femme qui ont en commun d'avoir endossé l'uniforme de l'Armée rouge entre 1941 et 1945, plus longtemps pour certains. Tous sont des vétérans de la Grande Guerre patriotique, ainsi que les Soviétiques hier et les Russes aujourd'hui appelaient et appellent toujours le conflit germano-soviétique, déclenché le 22 juin 1941 par une attaque surprise, clos le 9 mai 1945 à Berlin et à Prague. Les témoins sont tous très âgés — entre 85 et 92 ans. Il était plus que temps de recueillir leur parole, d'autant plus qu'en Russie l'espérance de vie des hommes, comparée à celle de la France, est inférieure de douze années. Mais leur mémoire est étonnamment fraîche, et les affects attachés aux souvenirs toujours vivaces. Au cours des interviews, les larmes ont coulé, les voix se sont brisées, de longs silences se sont installés et il a fallu fractionner plus d'une fois l'entretien. Bien sûr, il s'agit de souvenirs élaborés et réélaborés durant plus d'un demi-siècle, transformés, déformés, reformés par des lectures, des jugements émis bien longtemps après les faits. Il n'empêche : le lecteur reconnaîtra l'accent de la vérité. La source de ces affects et de cette vérité tient à l'immensité du traumatisme engendré par la Grande Guerre patriotique, traumatisme individuel et collectif, instrumentalisé par les pouvoirs successifs — Staline et Brejnev hier, Poutine aujourd'hui — mais jamais apaisé, jamais surmonté. Les douze témoins avaient soif de parler. Chacun l'a fait, parfois jusqu'à l'épuisement, mais la durée des entretiens a varié, entre trois et onze heures. Lorsque le discours se perdait ou tournait en rond, l'intervieweur a relancé en s'appuyant sur un questionnaire type, qui constitue l'ossature d'une partie des interviews. Celles-ci ne sont pas livrées sous la forme d'un verbatim, qui aurait été fastidieux, mais d'une réécriture que nous avons voulue la plus fidèle possible à la conversation originale. Chaque interviewé a relu "son" texte, en français ou en traduction russe, et l'a parfois retouché.
On doit à Staline cette appellation singulière de "Grande Guerre patriotique". Il l'utilise pour la première fois dans son discours radiodiffusé du 3 juillet 1941. Discours dramatique dont se souviennent tous les témoins qui ont pu l'entendre, parfois avec une précision stupéfiante. "Il était sans assurance, sans aplomb, sa gorge était sèche, on entendait qu'il buvait de l'eau" (Grigory Pomeranz). Douze jours après le début de l'agression allemande, Staline s'adresse enfin aux 170 millions de Soviétiques. Il lit durant douze minutes d'une voix lente, monocorde, mêlant patriotisme russe et soviétique — plus une pointe d'accent religieux décelable dans ce fameux brat'ia y siostry, "frères et sœurs", posé dès l'adresse. Sur presque 2.000 mots, on ne trouve pas une fois le substantif "communisme" ou l'adjectif "communiste", ou "bolchevique"... Cette guerre, dit Staline, est une "guerre patriotique de libération". L'expression est datée et tous les Russes savent d'où elle vient : depuis le XIXe siècle, on l'utilise pour désigner la lutte contre la Grande Armée de Napoléon en 1812. Mais cette guerre ainsi posée dans la continuité de l'histoire russe, prévient cependant Staline, "ne peut pas être considérée comme une guerre ordinaire. Elle n'est pas seulement une guerre entre deux armées ; elle est aussi une grande guerre du peuple soviétique tout entier contre l'armée fasciste allemande". La grande guerre du peuple soviétique tout entier : voici posée la première pierre du grand mythe dont l'Union soviétique va se nourrir jusqu'à sa fin.
De 1945 à 1991, une masse énorme de souvenirs, de romans, de poésies, de pièces, de chansons, de scénarios de cinéma, a traité de la guerre en sacrifiant au mythe, bon gré mal gré. La censure a veillé à ce que rien ne vienne l'entamer, le contester ou le détourner. La tâche des censeurs a été immense car rien n'avait préparé l'appareil de propagande à faire face à une guerre défensive, à un conflit gigantesque et sauvage mené jusqu'au cœur même de la Russie. Les littérateurs se sont retrouvés devant la nécessité de mettre en forme et de donner un sens à une multitude d'expériences psychologiques et physiques qu'ils n'avaient pas eu à traiter jusque-là : la mort, la mutilation, la peur, le froid, la faim, l'amour bafoué, la solitude, le contact avec l'étranger, la trahison, l'exposition massive à une propagande non soviétique, etc. Le mythe de la Grande Guerre patriotique est la réponse du couple littérateurs-censeurs à ces besoins ressentis non seulement par les 30 millions d'hommes et de femmes sous l'uniforme mais encore par tous les membres d'une société mobilisée avec une intensité et sur une échelle inconnues de tout autre belligérant.
Parmi les exemples de traitement littéraire du mythe, un des plus connus est celui d'Un homme véritable, gros récit publié en 1946 par le correspondant de guerre de la Pravda Boris Polevoï. Immense succès populaire attesté par trente éditions (!), et à l'origine de celui du film éponyme d'Alexandre Stolper, tourné en 1948. Le livre de Polevoï raconte la guerre du pilote de chasse Alexeï Petrovitch Mares'ev (1916-2001). Abattu en avril 1942 au-dessus des lignes allemandes, Mares'ev, grièvement brûlé, se brise en outre une jambe au cours de l'atterrissage forcé. Il parcourt 40 kilomètres en dix-huit jours en rampant sur les coudes et les genoux, échappe aux patrouilles allemandes en se jetant dans l'eau glacée des marais et finit par rejoindre les lignes soviétiques. Épuisé, les membres inférieurs nécrosés, Mares'ev subit une double amputation des jambes. Équipé de deux prothèses, il demande à retourner au combat, intègre le 63e régiment aérien de chasseurs de la Garde et parvient à abattre encore sept avions allemands, portant son score à onze. Titulaire des plus hautes décorations, il devient en septembre 1956 secrétaire exécutif du puissant comité des vétérans de la Grande Guerre patriotique. Mares'ev est la réponse héroïque et mythique aux problèmes — la douleur, la mutilation, la captivité, le retour au combat — qu'ont eu à affronter des centaines de milliers de pilotes et de soldats soviétiques. Chaque vétéran a pu se sentir grandi par cette image héroïque proposée à l'admiration de la société ; chacun a dû souffrir, face à cette image surhumaine, de l'impossibilité de faire part de la nature réelle des souffrances subies.
Le mythe de la Grande Guerre patriotique n'est pas que l'affaire des écrivains. Chaque ville, chaque bourg a son monument aux morts ou son char T-34 hissé sur un socle en béton. Les musées de la guerre sont innombrables, comme les lieux de mémoire devenus de véritables lieux de pèlerinage : la colline du Kourgan Mamaï de Stalingrad, le port de Sébastopol, la plaine de Prokhorovka, les catacombes d'Odessa, la forteresse de Brest... Sous Brejnev, les vétérans ont été mobilisés par milliers pour porter le mythe dans les écoles sous une forme strictement définie à l'avance. L'un des auteurs de cet ouvrage se souvient de ses années de lycée en Union soviétique quand, durant les cours d'histoire, le professeur égrenait les raisons principales des revers de l'Armée rouge en 1941-1942. "On devait les savoir par cœur. C'était la seule chose qu'on nous demandait de savoir par cœur. C'était un credo religieux : aucune variation n'était tolérée."
(…) Les douze témoins dont les mots sont rassemblés ici étaient en 1941 des citoyens ordinaires : un paysan, des ouvriers, un orphelin misérable, des lycéens, des étudiants. Des Russes, des Juifs, un Géorgien. Après guerre, quelques-uns ont choisi le chemin de la dissidence — Elena Bonner, Grigory Pomeranz —, d'autres ont été marginalisés par leur judéité ; la majorité s'est bien réinsérée dans le système soviétique. Aujourd'hui, presque tous ont rompu avec tout ou partie du mythe de la Grande Guerre patriotique. Arrivés au soir de leur existence, ils sont plus ou moins parvenus à faire le tri entre la gloire et l'infamie, le massacre et le sacrifice, l'héroïsme et la survie.
Extrait de l'introduction de Jean Lopez
Jean Lopez est l'un des meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique et l'auteur de plusieurs ouvrages sur ce thème, dont "Berlin. Les offensives géantes de l'Armée rouge" (Economica, 2009). Lasha Otkhmezuri est ancien diplomate, fin connaisseur de la Russie et conseiller de la rédaction du magazine Guerres et Histoire.