2. "La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient".
Partant de cet aphorisme prêté à l'éminent Ibn Khaldoun, il paraît à tout le moins prudent, s'agissant de la guerre en Ukraine, de ne pas tenir la doxa officielle de l'État ou celle des "grandes" chaines d'infos du P.A.F pour parole d'évangile…. non plus d'ailleurs que celle émanant des cercles inconditionnellement russophiles.
En effet, sans évoquer les médias d'Etat qui traduisent et répercutent logiquement la "pensée" du Pouvoir en place, il faut bien admettre que les trois chaines privées d'infos "en continu" du P.A.F, soit dit en passant aux mains de ce que nous pourrions appeler nos propres oligarques, distribuent quotidiennement, à des degrés divers, une information univoque et résolument partisane.
Fort heureusement les réseaux sociaux et autres sources d'information parallèles permettent une information plurielle et contradictoire.
J.M
https://www.philomag.com/articles/gogol-un-ecrivain-entre-deux-mondes
Nicolas Gogol est un écrivain binational. Né dans un village au cœur de l’Ukraine, parti en Russie et écrivant en langue russe, Nicolas Vassiliévitch Gogol (1809-1852) a navigué entre deux pays. Son œuvre est partagée entre le soleil ukrainien de son enfance et la neige russe, les paysans virils des campagnes de Poltava et les petits fonctionnaires zélés de Saint-Pétersbourg. Gogol offre une peinture tendre, drôle, parfois cruelle – et éminemment subjective – de ces deux univers.
Si l’Ukraine et la Russie veulent toutes deux faire de Gogol leur héros, c’est parce qu’il est bel et bien issu des deux mondes. Né dans la province de Poltava – au cœur d’une région que l’on appelait à l’époque « Petite Russie » et qui correspond à l’Ukraine actuelle – dans le village de Velyki Sorochyntsi, Gogol part vivre à Saint-Pétersbourg à dix-neuf ans. Une fois sur place, il regrette les chaudes contrées ukrainiennes de son enfance, au point d’en faire un recueil de contes : Les Soirées du hameau, publiées en 1831. Ce premier livre est un hommage à sa région d’enfance. Nostalgique de sa terre d’origine, l’auteur a néanmoins composé toute son œuvre en russe.
Un choix de langue que l’écrivain Vladimir Nabokov, qui a rédigé sa biographie, juge salutaire. « Il faut remercier le destin, qui a fait en sorte que Gogol ne se tourne pas vers le dialecte ukrainien comme moyen d’expression, car alors, il aurait été perdu. Quand je cherche un bon cauchemar, j’imagine Gogol écrivant en ukrainien des trucs en ukrainien sur les fantômes du Dniepr […] et les Cosaques fringants. » La période dite « petite russienne » est ainsi balayée d’un revers de main. Nabokov, en biographe partial, lui préfère la partie dite « pouchkinienne » de son œuvre, dans laquelle il écrit non plus sur l’Ukraine, mais sur la Russie, avec des œuvres comme Le Nez (1836), Les Âmes Mortes (1842) ou encore Le Manteau (1843).
Entre rire et nostalgie
Deux époques, deux ambiances. La période ukrainienne est lyrique, parfois un peu naïve. Sans doute parce que cette région lui rappelle son enfance, Gogol l’associe à un paradis serein. La nouvelle Ménage d’autrefois (1835), qui raconte l’histoire d’un vieux couple petit-russe, décrit bien cet éden ukrainien, calme et un brin suranné. « J’aime parfois m’abandonner à cette vie placide, m’égarer dans cette solitude sans nom : là, nul désir ne dépasse la palissade de la courette, la haie de la pommeraie, les chaumières du village penchées sur le flanc et perdues parmi les saules, les sureaux, les poiriers. » Une douceur de vivre et une simplicité de mœurs qui ponctuent les jours et les nuits ukrainiennes, souvent teintées chez Gogol d’une atmosphère un peu magique.
Ne nous méprenons pas pour autant, Gogol le lyrique peut aussi être comique. La foire ukrainienne, haut lieu de rencontres, est un immense marché très animé. Dans Les Soirées du hameau, elle devient le théâtre de beuveries, de tentatives de séduction et d’invectives en tous genres : des petits tableaux carnavalesques que Gogol dépeint avec malice. Voyez, par exemple, comment un homme épris d’une jeune fille aux « sourcils noirs » se fait rabrouer par l’aigre marâtre de cette dernière : « Puisses-tu t’étrangler, vaurien de galapiat !… Fasse que ton père ait le crâne fêlé à coups de pichet !… Que le pied lui manque sur la glace, à ce maudit antéchrist !… Et que dans l’autre monde, le démon lui grille la barbe ! »
Le chaud-froid gogolien
À l’opposé des marchés animés et des nuits paisibles, les terres russes décrites par Gogol semblent bien lugubres. Le Manteau, une nouvelle aux accents fantastiques, décrit ce froid mordant (et déprimant) avec précision. « À Saint-Pétersbourg, tous ceux qui n’ont qu’un revenu de quatre cents roubles, ou un peu plus ou un peu moins, ont un terrible ennemi, et cet ennemi si redoutable n’est autre que le froid du Nord, quoiqu’on le dise généralement très favorable à la santé. » Un climat si terrible que « les hauts dignitaires en personne » en ont « les larmes aux yeux ».
Gogol a dépeint non seulement le froid, mais aussi la médiocrité et la misère des petits fonctionnaires de la bureaucratie russe. Le portrait du fonctionnaire pétersbourgeois qu’il esquisse dans Le Manteau est à la fois pathétique et comique : « De petite taille, il avait le visage quelque peu grêlé, les cheveux quelque peu rouges, le crâne passablement chauve, les tempes et les joues sillonnées de rides, sans compter les autres imperfections. Tel était le portrait de notre héros, comme l’avait fait le climat de Saint-Pétersbourg. »
Un portrait cruel, mettant l’accent sur la faiblesse, qui tranche avec la virilité parfois un peu grotesque des Cosaques. Les soldats ukrainiens, grands buveurs et bagarreurs de Tarass Boulba, une nouvelle publiée en 1843, en sont les exemples les plus représentatifs. Voici, par exemple, le repas gargantuesque qu’exige le père de famille et héros éponyme de la nouvelle : « Donne-nous un mouton entier ou toute une chèvre ; apporte-nous de l’hydromel de quarante ans ; et donne-nous de l’eau-de-vie, beaucoup d’eau-de-vie ; pas de cette eau-de-vie avec toutes sortes d’ingrédients, des raisins secs et autres vilenies ; mais de l’eau-de-vie toute pure, qui pétille et mousse comme une enragée. » Gogol, en Rabelais ukrainien, s’éloigne parfois de son éloge de la simplicité rustique pour montrer ce à quoi peut ressembler l’opulence débonnaire des guerriers cosaques.
Deux univers caricaturés
Malgré leur côté truculent, ce serait toutefois une erreur que de s’arrêter à ces descriptions archétypiques, terrain glissant d’une construction identitaire douteuse… Il est bien connu que parler de « l’âme d’une nation », décrire le « caractère » typique des habitants d’une région du monde fait souvent le lit de clichés aussi réducteurs qu’abusifs. Gogol lui-même, d’ailleurs, aspirait à une culture russo-ukrainienne commune : « Nous autres, Petits-Russiens et Russes, il nous faut une seule poésie, calme et forte […] Celui qui écrit aujourd’hui doit penser à autre chose qu’à la discorde », dit-il à propos de Taras Chevtchenko (1814-1861), considéré comme le père de la poésie ukrainienne.
Mais ce n’est pas une raison pour oublier, voire mépriser, les écrits spécifiquement ukrainiens de Gogol, comme le fait consciemment Nabokov dans sa biographie de l’écrivain. Si l’auteur des Soirées du hameau folklorise l’Ukraine, il le fait de manière informée, en témoignant d’une réelle volonté de raconter et mettre en scène – en la mythifiant – la culture « petite-russienne ». Il a, par exemple, demandé à sa mère de lui fournir des informations précises sur la langue ukrainienne, et passé de longue heures à enrichir ce qu’il appelait son « carnet de toutes choses », dans lequel il collectait minutieusement des données ethnographiques, linguistiques et des documents de tout ordre sur la vie cosaque.
Passionné des chants et des légendes locales, Gogol a sincèrement voulu restituer quelque chose de « l’âme ukrainienne ». Son œuvre de jeunesse offre un hommage tendre, nostalgique et drôle à la région de son enfance. Elle nous permet de découvrir les paysages et les traditions de ce pays sous un jour solaire et jovial, qui manque terriblement en ces temps troublés.
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