Serge KOULBERG est le fils d'un émigré du RION. Son père fut un passager de ce navire qui jeta l'ancre dans la rade d'Ajaccio en Mai 1921, et dont les occupants, au nombre de trois milliers, furent dispersés à travers la Corse.
Son fils a bien voulu nous confier quelques fragments mémoriels intimes que je reproduis avec son autorisation et qui me rappellent étrangement les relations que j'ai entretenues moi-même avec mon propre père.
Le lecteur s'étonnera sans doute de la consonance assez peu "slave" du nom de KOULBERG. Les personnes averties seront moins étonnées. Dans la Russie impériale, les liens avec l'Allemagne étaient assez étroits, et nombre d'Allemands servirent la Russie.
Faut-il rappeler que la grande Catherine était elle-même d'origine allemande, que l’épouse du dernier Tsar, Nicolas II, l'était aussi ?
Curieux périple : né à Moscou, d'un père d'origine allemande lui même issu d'une généalogie suédoise, et d'une mère russe, le père de Serge Koulberg devint, un "émigré russe" dont l'histoire française commença par ........ un séjour dans l'île qui vit naître Napoléon.
Jean Maïboroda
Prologue Serge Koulberg
Mes souvenirs des récits de mon père concernant la Corse se limitent à quelques anecdotes qui se répétaient.
Il y a d’abord la traversée à la nage pour atteindre le continent et je m’étonne après avoir lu le livre de Bruno Bagni qu’il n’ait jamais été question ni de la promiscuité ni de la faim sur le Rion, ni de l’acte somme toute risqué de monter sur ce bateau au départ de Gallipoli. Mon père n'a jamais prononcé le nom de Wrangel, il ne parlait que du général Drosdoff.
Il me semble comprendre que ce sont sans doute les plus jeunes et les plus vaillants qui, arrivés en Corse, ont rapidement trouvé des employeurs, qui ont rapidement appris les langues corse et française, et qui ont fini par s’intégrer dans la société française au point de disparaître des radars des médias.
J’ignorais également qu’un tiers environ des réfugiés avait été purement et simplement renvoyé en Turquie et ne savais rien des péripéties avec le gouvernement de Sao Polo. Mon père d’ailleurs ne disait pas qu’à Gallipoli, le bateau partait vers le Brésil, il disait qu’il partait vers l’Amérique.
Il avait tout juste 21 ans lorsqu’il débarqua à Ajaccio.
L’autre anecdote concernait le fromage corse. Le récit de mon père faisait état d’un déplacement sur une charrette de paysan qui l’avait chargé à Ajaccio pour se rendre à Sainte Marie Siché. Les paysans lui avaient proposé de manger du fromage qui se trouvait "chargé" avec lui sur l’arrière de la charrette, et il avait mangé le fromage entier à la grande stupéfaction des paysans.
Je ne me souviens pas qu’il ait parlé du travail qu’il faisait; je sais seulement qu’il avait été engagé dans un hôtel. Il évoquait cela comme de bons souvenirs.
Par recoupement, il parlait parfois d’un bébé qu’il avait vu dans sa poussette à Ajaccio, ce bébé est né en juillet 1922, je suppose que mon père est resté en Corse au moins jusqu’à cette date-là.
Je sais ensuite qu’en 1925 il contracta un premier mariage avec une femme russe qui accompagnait au piano les films muets dans les salles de cinéma et je sais qu’à ce moment-là il était déjà chauffeur de taxi à Toulon.
Il devint ensuite chauffeur/mécanicien pour un châtelain de Lourmarin, rencontra ma mère vers les années 1935. La famille de ma mère avait transité en Bulgarie de 1921 à 1924 puis, désespérant de voir les soviets chassés de Russie et menacés à Varna, cette famille était arrivée en France où se trouvait déjà, depuis 1911, une sœur de mon grand-père.
Ils se sont tous retrouvés dans la communauté russe de Marseille au milieu de laquelle il me semble avoir grandi, loin des réalités françaises, l’attention centrée sur ce qui se déroulait en URSS.
Cette distance ........ j’en parlerai une autre fois.
I. Assis entre deux langues.
Je n’ai pas connu mon père. Nous nous sommes croisés, sans nous rencontrer, nous avons échangé des mots sans nous parler, il disait de moi: "c’est le fils qui me ressemble le plus", une phrase qui n’a pas trouvé d’entrée en moi pendant longtemps.
Peut-être lui paraissais-je moins intellectuel que mes deux frères.
Le jour où j’ai quitté la Marine Nationale, après huit années d’errance en cage dans un monde exclusivement et lourdement masculin, je suis passé par Marseille lui dire au-revoir, avant de partir vivre ma vie d’alors en Bretagne.
Il était dans la cuisine, penché sur le poêle, seul dans la lumière de décembre, qui entrait obliquement par la porte-fenêtre, tamisée par le réseau serré des branchages de la vigne vierge. Il se retourna vers moi tandis que ses mains continuaient par cœur les gestes de nettoyage du poêle appris depuis des années, balayant l’espace étroit entre les plaques de fonte qui aboutissait au tuyau de fumée, posant et déposant les couronnes concentriques qui en assuraient l’occultation. “Je comptais sur toi pour nos vieux jours”, dit-il, englobant ma mère dans le nous des années à vieillir.
Je ne me souviens plus de ma réponse, je peux juste supposer qu’elle fut de cette amabilité rapide qui n’engage pas à continuer la conversation. Sans doute ai-je dit que je reviendrai avec des points de suspension, mais qu’il n’était pas question de retarder mon départ, sans doute ai-je laissé entendre qu’ils pouvaient toujours compter sur moi, matériellement parlant.
Il faut dire que mon départ de Toulon, deux heures plus tôt, ne s’était pas passé dans les amabilités. Le capitaine d’arme qui me regardait depuis longtemps comme un ennemi personnel sans que m’intéresse d’en approfondir les raisons avait tenu à me préciser qu’il ne m’avait pas accordé un seul jour de permission de plus que ceux auxquels j’avais droit, je lui ai précisé de mon côté que je ne lui avais rien demandé et il en avait rajouté dans le débordement satisfait sur les quelques journées généralement accordées à tous, dans ces cas-là, et qu’il m’avait royalement refusées. Le commandant en second du navire m’avait demandé sur un ton routinier, tout en signant les derniers papiers administratifs, pourquoi je quittais la marine, je ne me souviens plus des mots que j’ai utilisés pour lui dire, pour faire vite, j’ai le dialogue bref en ces cas là, que si j’étais comme tout le monde capable d’obéir à des ordres idiots je n’avais pas les compétences nécessaires pour les transmettre. J’avais acquis (dans la marine ?) cette capacité de toujours réussir à dire ce que j’avais à dire dans une forme habillée de la distance qui échappait à l’opposition frontale. Je dus m’en servir cette fois encore. Piqué au vif, l’officier me signifia que dans le cas où l’idée saugrenue me serait venue de demander un "rempilement " celui-ci m’aurait été refusé, puis nous nous quittâmes sur ces mots que j’avais déjà entendus dans la bouche de monsieur Robert, notre voisin : “pour savoir commander, il faut savoir obéir”.
J’étais encore assombri de cette sensation d’avoir marché dans quelque chose de sale, et, en arrivant à Marseille je ne devais donc pas avoir la fibre très aimable. Une vieille fatigue me prit quand mon père se mit à parler des pères qui vieillissent et des enfants qui partent.
Je comprends mieux cette fatigue aujourd’hui, une fatigue qui s’enroulait autour de la langue et non autour des mots. Comme chaque fois que je m’adressais à mon père, une voix en moi me disait que je devrais lui parler russe mais une autre voix me rappelait que mon russe était hésitant et que mon père saisissait toute imperfection pour s’en moquer méchamment, non pour faire mal, mais pour rappeler que son russe à lui était le seul authentique. Une autre voix me disait que ma langue à moi était désormais le français. Mais une troisième voix qui émerge aujourd’hui au milieu de toutes les autres, me disait que nous n’avions pas, que nous ne pouvions pas avoir de langue commune.
La langue fut sans doute la grande histoire de mon enfance, la grande histoire d’une distance qui ne se réduisit jamais. Mon père comprenait bien le français et je comprenais bien le russe des échanges quotidiens. La langue du ressenti profond, elle, n’en restait pas moins différente. Je sentais bien que mon père ne nous parlait en français, à nous ses enfants, qu’à contre cœur. De plus, depuis qu’il était à la retraite, son français était devenu plus accidenté, la musique russe des intonations et de quelques lettres dont la prononciation résiste à la correspondance s’était accentué dans ses phrases et cela leurs donnait des airs de grandiloquence qui grinçaient dans mon entendement.
Peut-être que, si j’avais su dire en russe ce piétinement devant la langue, cela aurait pu représenter les premiers mots d’un dialogue. Je ne savais le dire qu’en français et je sentais mon père élever des remparts secrets contre cette langue. Le français me renvoyait aussitôt l’image d’une langue empruntée, illicite dans le contexte familial. Mon russe à cette époque-là restait celui que j’avais appris principalement de tante Olga durant mes premières années : un franco-russe familial haut en couleur mais peu exportable. J’en sentais durement toute l’imprécision. Et je n’aimais pas les remarques de mon père à ce sujet, remarques qui me rappelaient ce qu’il disait de ma voix lorsque je me risquais à chanter : “Un ours a dû te marcher sur l’oreille”, disait-il en russe, et lorsque je répondais quelques vagues insolences, il ne manquait pas d’ajouter : “Toi, tu as été élevé par des femmes !” Je reviendrai sur cette expression et sur le dialogue qui fut aussi le dernier entre nous.
De ce jour de mon départ en Bretagne, il me reste la grandiloquence, l’impression que j’étais pressé de partir, au point qu’il ne me reste plus aucune image de mon père après celle-ci, devant le poêle. Je note aujourd’hui qu’il avait 68 ans, c’est-à-dire l’âge que j’ai aujourd’hui en écrivant ces lignes. L’image qui me vient est celle de mon fils qui aurait entendu de moi cette phrase :" je comptais sur toi pour mes vieux jours". Et je mesure le changement d’époque.
Je mesure que mon père était né dans la société décrite par Tchékhov, peu différente de celle que décrivait Gogol ou Tolstoï, je mesure que la révolution, les guerres, l’émigration avaient dû cristalliser cette éducation autour de quelques valeurs dont il aurait été trop difficile de s’écarter pour suivre les évolutions qui avaient lieu ici en France depuis son arrivée. Je dis évolution, je ne dis pas progrès. L’idée que je pouvais être amené à “m’occuper de mes parents ” ne m’est venue que beaucoup plus tard, longtemps après la mort de mon père.
Quand à 24 ans, c’est l’âge que j’avais en cette fin de l’année 68, je pensais à l’instinct théâtral de mon père, c’était sur un mode très négatif. Peut-être reprenais-je sans m’en douter les fréquentes mises au point de ma mère sur ce qui était la réalité et sur ce qui n’était “que du théâtre”. Elle avait sur ce point la confiance en son propre jugement qui ne manque jamais à ceux qui ont été élevés dans la certitude que leur représentation du monde est la seule qui puisse être.
Ce que je garde de la langue russe de mon père, c’est d’abord un regard amusé sur le monde sérieux, beaucoup d’humour dérivant facilement vers la moquerie, c’est une énergie vitale qui s’emparait de tout ce qui se posait dans sa proximité sans s’alourdir de questions, c’est la présence des grands mythes de la littérature russe et un sentiment inconditionnel d’appartenance à cette civilisation-là. Il parlait de sang bleu mais se moquait des puissants avec une bonne santé d’observation, sans failles idéologiques, et un sentiment généreux le portait à être du côté des faibles et des opprimés contre l’arrogance ventripotente des élites. Il avait de quoi faire face aux nostalgies monarchiques de ma mère qui estimait qu’il n’y avait pas moins de féodalité dans nos démocraties occidentales que dans le régime tsariste de la Russie qu’elle avait quittée !
Ce que je garde de la langue russe de mon père, c’est sa voix de baryton qui chante sous la dictée de mots de ma mère, interdite de chant, mais sollicitée dans sa mémoire exacte des paroles. Toutes les occasions étaient bonnes pour cela et quand je n’ai plus entendu mon père chanter, c’est un peu comme si les derniers signes de jeunesse s’en étaient allés dans un quotidien trop étroit où il tournait comme un ours exilé de sa forêt.
Son français, lui, reste, dans mon souvenir, davantage lié à des discours de café du commerce, à des expressions retenues dont il élargissait la surface d’expression pour ponctuer des affirmations répétitives ou pour se moquer des Français, faibles et fragiles, pas très généreux, repliés sur leur petite propriété, tirant Dieu par la manche pour qu’Il ne les oublie pas.
Ainsi, c’est par une question sur la langue que commence toute pensée vers mon père. Sa langue est restée sur le bord de ma route. Elle me fait signe parfois.
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Son fils a bien voulu nous confier quelques fragments mémoriels intimes que je reproduis avec son autorisation et qui me rappellent étrangement les relations que j'ai entretenues moi-même avec mon propre père.
Le lecteur s'étonnera sans doute de la consonance assez peu "slave" du nom de KOULBERG. Les personnes averties seront moins étonnées. Dans la Russie impériale, les liens avec l'Allemagne étaient assez étroits, et nombre d'Allemands servirent la Russie.
Faut-il rappeler que la grande Catherine était elle-même d'origine allemande, que l’épouse du dernier Tsar, Nicolas II, l'était aussi ?
Curieux périple : né à Moscou, d'un père d'origine allemande lui même issu d'une généalogie suédoise, et d'une mère russe, le père de Serge Koulberg devint, un "émigré russe" dont l'histoire française commença par ........ un séjour dans l'île qui vit naître Napoléon.
Jean Maïboroda
Prologue Serge Koulberg
Mes souvenirs des récits de mon père concernant la Corse se limitent à quelques anecdotes qui se répétaient.
Il y a d’abord la traversée à la nage pour atteindre le continent et je m’étonne après avoir lu le livre de Bruno Bagni qu’il n’ait jamais été question ni de la promiscuité ni de la faim sur le Rion, ni de l’acte somme toute risqué de monter sur ce bateau au départ de Gallipoli. Mon père n'a jamais prononcé le nom de Wrangel, il ne parlait que du général Drosdoff.
Il me semble comprendre que ce sont sans doute les plus jeunes et les plus vaillants qui, arrivés en Corse, ont rapidement trouvé des employeurs, qui ont rapidement appris les langues corse et française, et qui ont fini par s’intégrer dans la société française au point de disparaître des radars des médias.
J’ignorais également qu’un tiers environ des réfugiés avait été purement et simplement renvoyé en Turquie et ne savais rien des péripéties avec le gouvernement de Sao Polo. Mon père d’ailleurs ne disait pas qu’à Gallipoli, le bateau partait vers le Brésil, il disait qu’il partait vers l’Amérique.
Il avait tout juste 21 ans lorsqu’il débarqua à Ajaccio.
L’autre anecdote concernait le fromage corse. Le récit de mon père faisait état d’un déplacement sur une charrette de paysan qui l’avait chargé à Ajaccio pour se rendre à Sainte Marie Siché. Les paysans lui avaient proposé de manger du fromage qui se trouvait "chargé" avec lui sur l’arrière de la charrette, et il avait mangé le fromage entier à la grande stupéfaction des paysans.
Je ne me souviens pas qu’il ait parlé du travail qu’il faisait; je sais seulement qu’il avait été engagé dans un hôtel. Il évoquait cela comme de bons souvenirs.
Par recoupement, il parlait parfois d’un bébé qu’il avait vu dans sa poussette à Ajaccio, ce bébé est né en juillet 1922, je suppose que mon père est resté en Corse au moins jusqu’à cette date-là.
Je sais ensuite qu’en 1925 il contracta un premier mariage avec une femme russe qui accompagnait au piano les films muets dans les salles de cinéma et je sais qu’à ce moment-là il était déjà chauffeur de taxi à Toulon.
Il devint ensuite chauffeur/mécanicien pour un châtelain de Lourmarin, rencontra ma mère vers les années 1935. La famille de ma mère avait transité en Bulgarie de 1921 à 1924 puis, désespérant de voir les soviets chassés de Russie et menacés à Varna, cette famille était arrivée en France où se trouvait déjà, depuis 1911, une sœur de mon grand-père.
Ils se sont tous retrouvés dans la communauté russe de Marseille au milieu de laquelle il me semble avoir grandi, loin des réalités françaises, l’attention centrée sur ce qui se déroulait en URSS.
Cette distance ........ j’en parlerai une autre fois.
I. Assis entre deux langues.
Je n’ai pas connu mon père. Nous nous sommes croisés, sans nous rencontrer, nous avons échangé des mots sans nous parler, il disait de moi: "c’est le fils qui me ressemble le plus", une phrase qui n’a pas trouvé d’entrée en moi pendant longtemps.
Peut-être lui paraissais-je moins intellectuel que mes deux frères.
Le jour où j’ai quitté la Marine Nationale, après huit années d’errance en cage dans un monde exclusivement et lourdement masculin, je suis passé par Marseille lui dire au-revoir, avant de partir vivre ma vie d’alors en Bretagne.
Il était dans la cuisine, penché sur le poêle, seul dans la lumière de décembre, qui entrait obliquement par la porte-fenêtre, tamisée par le réseau serré des branchages de la vigne vierge. Il se retourna vers moi tandis que ses mains continuaient par cœur les gestes de nettoyage du poêle appris depuis des années, balayant l’espace étroit entre les plaques de fonte qui aboutissait au tuyau de fumée, posant et déposant les couronnes concentriques qui en assuraient l’occultation. “Je comptais sur toi pour nos vieux jours”, dit-il, englobant ma mère dans le nous des années à vieillir.
Je ne me souviens plus de ma réponse, je peux juste supposer qu’elle fut de cette amabilité rapide qui n’engage pas à continuer la conversation. Sans doute ai-je dit que je reviendrai avec des points de suspension, mais qu’il n’était pas question de retarder mon départ, sans doute ai-je laissé entendre qu’ils pouvaient toujours compter sur moi, matériellement parlant.
Il faut dire que mon départ de Toulon, deux heures plus tôt, ne s’était pas passé dans les amabilités. Le capitaine d’arme qui me regardait depuis longtemps comme un ennemi personnel sans que m’intéresse d’en approfondir les raisons avait tenu à me préciser qu’il ne m’avait pas accordé un seul jour de permission de plus que ceux auxquels j’avais droit, je lui ai précisé de mon côté que je ne lui avais rien demandé et il en avait rajouté dans le débordement satisfait sur les quelques journées généralement accordées à tous, dans ces cas-là, et qu’il m’avait royalement refusées. Le commandant en second du navire m’avait demandé sur un ton routinier, tout en signant les derniers papiers administratifs, pourquoi je quittais la marine, je ne me souviens plus des mots que j’ai utilisés pour lui dire, pour faire vite, j’ai le dialogue bref en ces cas là, que si j’étais comme tout le monde capable d’obéir à des ordres idiots je n’avais pas les compétences nécessaires pour les transmettre. J’avais acquis (dans la marine ?) cette capacité de toujours réussir à dire ce que j’avais à dire dans une forme habillée de la distance qui échappait à l’opposition frontale. Je dus m’en servir cette fois encore. Piqué au vif, l’officier me signifia que dans le cas où l’idée saugrenue me serait venue de demander un "rempilement " celui-ci m’aurait été refusé, puis nous nous quittâmes sur ces mots que j’avais déjà entendus dans la bouche de monsieur Robert, notre voisin : “pour savoir commander, il faut savoir obéir”.
J’étais encore assombri de cette sensation d’avoir marché dans quelque chose de sale, et, en arrivant à Marseille je ne devais donc pas avoir la fibre très aimable. Une vieille fatigue me prit quand mon père se mit à parler des pères qui vieillissent et des enfants qui partent.
Je comprends mieux cette fatigue aujourd’hui, une fatigue qui s’enroulait autour de la langue et non autour des mots. Comme chaque fois que je m’adressais à mon père, une voix en moi me disait que je devrais lui parler russe mais une autre voix me rappelait que mon russe était hésitant et que mon père saisissait toute imperfection pour s’en moquer méchamment, non pour faire mal, mais pour rappeler que son russe à lui était le seul authentique. Une autre voix me disait que ma langue à moi était désormais le français. Mais une troisième voix qui émerge aujourd’hui au milieu de toutes les autres, me disait que nous n’avions pas, que nous ne pouvions pas avoir de langue commune.
La langue fut sans doute la grande histoire de mon enfance, la grande histoire d’une distance qui ne se réduisit jamais. Mon père comprenait bien le français et je comprenais bien le russe des échanges quotidiens. La langue du ressenti profond, elle, n’en restait pas moins différente. Je sentais bien que mon père ne nous parlait en français, à nous ses enfants, qu’à contre cœur. De plus, depuis qu’il était à la retraite, son français était devenu plus accidenté, la musique russe des intonations et de quelques lettres dont la prononciation résiste à la correspondance s’était accentué dans ses phrases et cela leurs donnait des airs de grandiloquence qui grinçaient dans mon entendement.
Peut-être que, si j’avais su dire en russe ce piétinement devant la langue, cela aurait pu représenter les premiers mots d’un dialogue. Je ne savais le dire qu’en français et je sentais mon père élever des remparts secrets contre cette langue. Le français me renvoyait aussitôt l’image d’une langue empruntée, illicite dans le contexte familial. Mon russe à cette époque-là restait celui que j’avais appris principalement de tante Olga durant mes premières années : un franco-russe familial haut en couleur mais peu exportable. J’en sentais durement toute l’imprécision. Et je n’aimais pas les remarques de mon père à ce sujet, remarques qui me rappelaient ce qu’il disait de ma voix lorsque je me risquais à chanter : “Un ours a dû te marcher sur l’oreille”, disait-il en russe, et lorsque je répondais quelques vagues insolences, il ne manquait pas d’ajouter : “Toi, tu as été élevé par des femmes !” Je reviendrai sur cette expression et sur le dialogue qui fut aussi le dernier entre nous.
De ce jour de mon départ en Bretagne, il me reste la grandiloquence, l’impression que j’étais pressé de partir, au point qu’il ne me reste plus aucune image de mon père après celle-ci, devant le poêle. Je note aujourd’hui qu’il avait 68 ans, c’est-à-dire l’âge que j’ai aujourd’hui en écrivant ces lignes. L’image qui me vient est celle de mon fils qui aurait entendu de moi cette phrase :" je comptais sur toi pour mes vieux jours". Et je mesure le changement d’époque.
Je mesure que mon père était né dans la société décrite par Tchékhov, peu différente de celle que décrivait Gogol ou Tolstoï, je mesure que la révolution, les guerres, l’émigration avaient dû cristalliser cette éducation autour de quelques valeurs dont il aurait été trop difficile de s’écarter pour suivre les évolutions qui avaient lieu ici en France depuis son arrivée. Je dis évolution, je ne dis pas progrès. L’idée que je pouvais être amené à “m’occuper de mes parents ” ne m’est venue que beaucoup plus tard, longtemps après la mort de mon père.
Quand à 24 ans, c’est l’âge que j’avais en cette fin de l’année 68, je pensais à l’instinct théâtral de mon père, c’était sur un mode très négatif. Peut-être reprenais-je sans m’en douter les fréquentes mises au point de ma mère sur ce qui était la réalité et sur ce qui n’était “que du théâtre”. Elle avait sur ce point la confiance en son propre jugement qui ne manque jamais à ceux qui ont été élevés dans la certitude que leur représentation du monde est la seule qui puisse être.
Ce que je garde de la langue russe de mon père, c’est d’abord un regard amusé sur le monde sérieux, beaucoup d’humour dérivant facilement vers la moquerie, c’est une énergie vitale qui s’emparait de tout ce qui se posait dans sa proximité sans s’alourdir de questions, c’est la présence des grands mythes de la littérature russe et un sentiment inconditionnel d’appartenance à cette civilisation-là. Il parlait de sang bleu mais se moquait des puissants avec une bonne santé d’observation, sans failles idéologiques, et un sentiment généreux le portait à être du côté des faibles et des opprimés contre l’arrogance ventripotente des élites. Il avait de quoi faire face aux nostalgies monarchiques de ma mère qui estimait qu’il n’y avait pas moins de féodalité dans nos démocraties occidentales que dans le régime tsariste de la Russie qu’elle avait quittée !
Ce que je garde de la langue russe de mon père, c’est sa voix de baryton qui chante sous la dictée de mots de ma mère, interdite de chant, mais sollicitée dans sa mémoire exacte des paroles. Toutes les occasions étaient bonnes pour cela et quand je n’ai plus entendu mon père chanter, c’est un peu comme si les derniers signes de jeunesse s’en étaient allés dans un quotidien trop étroit où il tournait comme un ours exilé de sa forêt.
Son français, lui, reste, dans mon souvenir, davantage lié à des discours de café du commerce, à des expressions retenues dont il élargissait la surface d’expression pour ponctuer des affirmations répétitives ou pour se moquer des Français, faibles et fragiles, pas très généreux, repliés sur leur petite propriété, tirant Dieu par la manche pour qu’Il ne les oublie pas.
Ainsi, c’est par une question sur la langue que commence toute pensée vers mon père. Sa langue est restée sur le bord de ma route. Elle me fait signe parfois.
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II. Impossible d’évoquer mon père sans l’asseoir au volant de la Packard. Un homme heureux, souriant, fier de sa machine.
Longue et puissante voiture américaine, avec sa grosse pédale d’accélérateur qui réagissait à la moindre pression pour en faire, dans un ronronnement qui se gonflait à peine, un bolide. Je me demandais toujours pourquoi avec toute cette puissance mon père se contentait parfois de suivre les autres voitures. J’étais impatient de sa vitesse, de ses dépassements j’aimais l’odeur de métal chaud qui filtrait de son moteur, j’aimais le bruit des montées en puissance de ce moteur, j’aimais aussi le long déroulé des routes qui me faisaient respirer des parfums d’aventure. J’aimais descendre et remonter la vitre qui séparait le compartiment chauffeur du compartiment passager, le mouvement de ces commandes manuelles avait quelque chose de magique et prolongeait sans doute ce sentiment d’appartenir à une caste privilégiée qui se respirait en famille à la moindre occasion. Cette grosse limousine dont il reste dans ma mémoire les ailerons de noir luisant d’entrée d’air sur les côtés du long capot noir, anguleux, et sa calandre chromée qui n’était pas sans rappeler la Roll-Royce, le marchepied que j’ai retrouvé dans des films avec les gangsters d’Al Caponne armés jusqu’au borsalino qui ne s’envolait jamais, et les strapontins habillés de cuir noir que j’aimais plier et déplier comme pour en goûter le luxe dans la perfection imaginative de sa double articulations.
Le luxe, il faut le dire, était, de toute la courte éternité de mon enfance, une dimension essentielle de la famille. Nous n’avons jamais vécu dans le luxe tel qu’il se définit dans les dictionnaires ou dans les revues mondaines, mais ma mère avait vécu ses premières années, celles où le sentiment se forme, dans les blancheurs vaporeuses des nids dorés, et mon père s’y sentait naturellement attiré par tout l’imaginaire aristocratique qu’il s’était construit, avec peut-être quelque lointaine réalité. Il avait fort à faire pour rattraper la respectabilité centenaire des Kapnist, les estampillages de culture du grand-père Traskine qui parlait le latin comme sa langue maternelle, et les souvenirs magnifiés des belles époques soyeuses, médailleuses et voyageuses tournoyant dans le vertige d’une aristocratie paternaliste et éternelle.
La Packard roulait au sang bleu, aux paillettes des mariages, aux villes lointaines dont les noms faisaient résonner à mon oreille le privilège d’y avoir séjourné: Venise, Florence, les lacs suisses et italiens, Monaco ou Biarritz. Jusqu’à la fin de sa vie, mon père en nommait les restaurants et les hôtels et pouvait décrire les routes qui y conduisaient, les cols qu’il fallait franchir, des angoisses mécaniques très précisément localisées. C’est que cette voiture était louée avec chauffeur mécanicien, et mon père savait admirablement goûter et partager dans ses récits, tout le charme de la dépendance où était placé le passager. Ces passagers dans sa mémoire étaient toujours petits, craintifs, mesurant respectueusement la chance de voyager avec un chauffeur aussi honorable, prêt à toutes les dépenses pour entretenir ce chauffeur en bonne condition. Refaisant à plaisir les tics, les hésitations, les dérapages de ces petits hommes il aimait beaucoup faire rire la famille avec les récits fantastiques de ces voyages.
Cette automobile n’était pas la sienne, je ne l’ai su que plus tard. Mon père n’était pas attaché à la propriété. L’usage de la Packard lui suffisait. Cet usage le remplissait d’une satisfaction puissante ou le plaisir de la conduite se conjuguait avec le plaisir du récit, décliné dans ses diverses traverses de vitesse éolienne, d’intuitions mécaniques, avec ses noms nickelés ou platinés comme les vis du même nom, les bielles qui risquaient de couler, les batteries qui menaçaient de s’endormir, les pneus qui risquaient d’éclater. Ces désignations de pièces se mélangeaient dans ma compréhension avec celui de Monsieur Brun, avocat, consul ou dentiste qui prenait place sur les sièges de passager pour parcourir somptueusement les routes célèbres que parcouraient, quelques dizaines d’années plus tôt les aristocrates russes, pour y rencontrer leurs semblables autrichiens, italiens ou français et même quelques fois allemands même si ce voisin-là, agressif et prétentieux n’était jamais regardé sans sous-entendus. Aujourd’hui, dans les années 2000, les nouveaux riches de la Russie semblent revenir sur ces mêmes traces. En avion.
Cette Packard fut l’objet mythique sur lequel le talent théâtral de mon père put donner toute sa mesure et ma mère y prélevait avec joie ces éléments de flatterie légère, pleine d’indulgence et d’intelligence séculaire, par lesquelles les femmes rassurent les hommes sur leur pouvoir et sur leur puissance. Tolstoï parle de cette rare joie que donnent les femmes en écoutant un homme “ ces vraies femmes qui ont le don de choisir et d’assimiler ce qu’il y a de meilleur dans les manifestations de l’homme. ” Et ma mère fut ainsi une spectatrice sans faille, rappelant de temps à autre à mon père les détails de ses récits qu’il oubliait très vite, et avec une sincérité qui m’étonna toujours, les versions précédentes de ses récits qui coïncidaient rarement, à quelques détails saillants près avec la version en cours.
La Packard glissait sans mesure sur un macadam où les voitures n’étaient pas encore trop nombreuses, elle galopait sur les traces des chevaux racés d’Hyppolite et des courses effrénées d’Anna Alexandrovna, notre future grand-mère, de son frère et de ses cousins à travers les bois de Troubaïtsy ou de Brigadirovka où les sensations fortes des cavalcades se mêlaient au badinage amoureux. Anna y construisait ses repères et ses goûts alors que, dès ses seize ans, de premières demandes en mariage commençaient à retentir dans la forêt qui en avait vu d’autres. L’un lui promettait des avenirs radieux en Allemagne, l’autre lui offrait la lune et le soleil réunis mais elle avait un faible et beaucoup d’admiration pour un cousin un peu triste, plus âgé qu’elle d’une douzaine d’années, un homme qu’elle perçu d’une immense culture et qui en imposait dans son uniforme de juge qu’il semblait ne jamais quitter… même s’il n’avait pour vivre que les roubles gagnés à la sueur de ses plaidoiries au tribunal de Soumy. Ma mère dira plus tard en parlant de la sienne : “elle avait choisi son mari et jamais ne le regretta. Comme moi ! ”
Les chevaux tenaient une place centrale dans les complicités qu’Anna entretenait avec sa mère, les chevaux de la Packard offraient à sa fille aînée le promontoire de sa nouvelle destinée.
La Packard faisait sa place au milieu des équipages, des phaétons, des coupés, des Kibityka et des quadriges, des Tilbury et des troïkas, au milieu des ïles, des steppes et des étangs, de Poltava à Odessa, de Kharkov en Crimée. La Packard consolait de ces grands espaces et de l’absence de cette parenté abondante, sans compter les domestiques et les gouvernantes, les voisins et les amis qui laissait l’impression de fréquenter la société toute entière.
En France, la Packard se remplissait de famille et de voisins, d’amis et de toute une joyeuse compagnie qui recréait en quelques instants sur les bords d’une plage ou dans quelque pinède autour de Marseille quelque chose de ces fêtes aventureuses qui à Dolgolevka ou à Souharabovska réunissaient des dizaines de personnes, parfois des villages entiers.
Le proche, pour nous à Marseille, c’était la mer, le lointain c’était Alzon, dans le Gard, après la traversée de ces collines d’arbustes de courte taille balayés par le Mistral et la Tramontane, ces garrigues languedociennes, qui ne sont pas sans parenté avec la steppe. Longtemps dans mon imaginaire, les arrivées joyeuses et les grands départs représentèrent les temps forts d’une vie sociale épanouie.
La Packard slalomait entre les générations où la mémoire d’un ancêtre guerroyant sous Catherine II côtoyait sans accroc celle d’un mariage sous Nicolas II , d’un bal sous les Alexandre, passait en silence devant la maison des Novikov à Odessa, rue Novikov précisément, repartait vers les campagnes lointaines et les grands regroupements familiaux qui entretenaient l’image d’une société suspendue quelque part au-dessus de la société elle-même. L’un était un riche propriétaire foncier, l’autre directeur d’une école militaire, le troisième était général, le quatrième descendait de Mahomet, le cinquième était maréchal de la noblesse, le sixième dirigeait une usine de transformation du sucre et tous, à quelques exceptions près vigoureusement dénoncées, tous étaient “très aimés par les villageois, très estimés par leurs pairs” même si tous, loin s’en faut, à commencer par notre grand-père, n’étaient pas très riches.
Mais, si elle transbordait de riches souvenirs heureux, la Packard avait aussi à bousculer les ombres, à effacer les années noires de la rue Paradis, la promiscuité traversée sans effroi, les courants d’air, le froid et la pauvreté qui emporta peu à peu les plus jeunes et les plus anciens, les deuils qui desséchèrent la mémoire et au bout desquels ne restèrent que des survivants. “Mais le chagrin pur et parfait est aussi impossible que la joie pure et parfaite “, écrit Tolstoï, expliquant plus loin que “la blessure morale qui provient d’un déchirement de l’être intérieur, si étrange que cela paraisse, se referme peu à peu, de même que la blessure physique. Et une fois que la blessure profonde est refermée et paraît cicatrisée, la blessure morale comme la blessure physique ne guérit que sous la poussée intérieure de la force vitale. … l’amour se réveilla et la vie se réveilla avec lui” (lorsque Natacha épouse Pierre)
Mon père pilotait avec un respect méfiant, amusé et superbe, ces souvenirs qui n’étaient pas les siens, ma mère s’enracinait dans son présent familial avec toute la force de son énergie vitale. La révolution, les guerres, les morts avaient certes cassé en elle quelques ressorts de générosité, glissé en elle la haine de tout ce qu’elle résumait sous le nom de “communisme”, elles avaient fermé la portes à ces illusions nourrissantes qui élargissent la vie quand on ne s’y enferme pas, mais ces épreuves n’avaient pas touché au ressort de la vie elle-même, à la joie d’être en vie, de se réjouir de la joie des proches et à maintenir la mémoire qui inscrit l’homme dans son histoire. être riche de son passé ou de celui de ses ancêtres resta pour ma mère, jusqu’à son dernier jour, une richesse inestimable. Pour mon père, les années Packard lui avaient assuré une place incontestable dans ce passé aristocratique. Sa riche imagination et sa faconde en assura les embranchements.
Longue et puissante voiture américaine, avec sa grosse pédale d’accélérateur qui réagissait à la moindre pression pour en faire, dans un ronronnement qui se gonflait à peine, un bolide. Je me demandais toujours pourquoi avec toute cette puissance mon père se contentait parfois de suivre les autres voitures. J’étais impatient de sa vitesse, de ses dépassements j’aimais l’odeur de métal chaud qui filtrait de son moteur, j’aimais le bruit des montées en puissance de ce moteur, j’aimais aussi le long déroulé des routes qui me faisaient respirer des parfums d’aventure. J’aimais descendre et remonter la vitre qui séparait le compartiment chauffeur du compartiment passager, le mouvement de ces commandes manuelles avait quelque chose de magique et prolongeait sans doute ce sentiment d’appartenir à une caste privilégiée qui se respirait en famille à la moindre occasion. Cette grosse limousine dont il reste dans ma mémoire les ailerons de noir luisant d’entrée d’air sur les côtés du long capot noir, anguleux, et sa calandre chromée qui n’était pas sans rappeler la Roll-Royce, le marchepied que j’ai retrouvé dans des films avec les gangsters d’Al Caponne armés jusqu’au borsalino qui ne s’envolait jamais, et les strapontins habillés de cuir noir que j’aimais plier et déplier comme pour en goûter le luxe dans la perfection imaginative de sa double articulations.
Le luxe, il faut le dire, était, de toute la courte éternité de mon enfance, une dimension essentielle de la famille. Nous n’avons jamais vécu dans le luxe tel qu’il se définit dans les dictionnaires ou dans les revues mondaines, mais ma mère avait vécu ses premières années, celles où le sentiment se forme, dans les blancheurs vaporeuses des nids dorés, et mon père s’y sentait naturellement attiré par tout l’imaginaire aristocratique qu’il s’était construit, avec peut-être quelque lointaine réalité. Il avait fort à faire pour rattraper la respectabilité centenaire des Kapnist, les estampillages de culture du grand-père Traskine qui parlait le latin comme sa langue maternelle, et les souvenirs magnifiés des belles époques soyeuses, médailleuses et voyageuses tournoyant dans le vertige d’une aristocratie paternaliste et éternelle.
La Packard roulait au sang bleu, aux paillettes des mariages, aux villes lointaines dont les noms faisaient résonner à mon oreille le privilège d’y avoir séjourné: Venise, Florence, les lacs suisses et italiens, Monaco ou Biarritz. Jusqu’à la fin de sa vie, mon père en nommait les restaurants et les hôtels et pouvait décrire les routes qui y conduisaient, les cols qu’il fallait franchir, des angoisses mécaniques très précisément localisées. C’est que cette voiture était louée avec chauffeur mécanicien, et mon père savait admirablement goûter et partager dans ses récits, tout le charme de la dépendance où était placé le passager. Ces passagers dans sa mémoire étaient toujours petits, craintifs, mesurant respectueusement la chance de voyager avec un chauffeur aussi honorable, prêt à toutes les dépenses pour entretenir ce chauffeur en bonne condition. Refaisant à plaisir les tics, les hésitations, les dérapages de ces petits hommes il aimait beaucoup faire rire la famille avec les récits fantastiques de ces voyages.
Cette automobile n’était pas la sienne, je ne l’ai su que plus tard. Mon père n’était pas attaché à la propriété. L’usage de la Packard lui suffisait. Cet usage le remplissait d’une satisfaction puissante ou le plaisir de la conduite se conjuguait avec le plaisir du récit, décliné dans ses diverses traverses de vitesse éolienne, d’intuitions mécaniques, avec ses noms nickelés ou platinés comme les vis du même nom, les bielles qui risquaient de couler, les batteries qui menaçaient de s’endormir, les pneus qui risquaient d’éclater. Ces désignations de pièces se mélangeaient dans ma compréhension avec celui de Monsieur Brun, avocat, consul ou dentiste qui prenait place sur les sièges de passager pour parcourir somptueusement les routes célèbres que parcouraient, quelques dizaines d’années plus tôt les aristocrates russes, pour y rencontrer leurs semblables autrichiens, italiens ou français et même quelques fois allemands même si ce voisin-là, agressif et prétentieux n’était jamais regardé sans sous-entendus. Aujourd’hui, dans les années 2000, les nouveaux riches de la Russie semblent revenir sur ces mêmes traces. En avion.
Cette Packard fut l’objet mythique sur lequel le talent théâtral de mon père put donner toute sa mesure et ma mère y prélevait avec joie ces éléments de flatterie légère, pleine d’indulgence et d’intelligence séculaire, par lesquelles les femmes rassurent les hommes sur leur pouvoir et sur leur puissance. Tolstoï parle de cette rare joie que donnent les femmes en écoutant un homme “ ces vraies femmes qui ont le don de choisir et d’assimiler ce qu’il y a de meilleur dans les manifestations de l’homme. ” Et ma mère fut ainsi une spectatrice sans faille, rappelant de temps à autre à mon père les détails de ses récits qu’il oubliait très vite, et avec une sincérité qui m’étonna toujours, les versions précédentes de ses récits qui coïncidaient rarement, à quelques détails saillants près avec la version en cours.
La Packard glissait sans mesure sur un macadam où les voitures n’étaient pas encore trop nombreuses, elle galopait sur les traces des chevaux racés d’Hyppolite et des courses effrénées d’Anna Alexandrovna, notre future grand-mère, de son frère et de ses cousins à travers les bois de Troubaïtsy ou de Brigadirovka où les sensations fortes des cavalcades se mêlaient au badinage amoureux. Anna y construisait ses repères et ses goûts alors que, dès ses seize ans, de premières demandes en mariage commençaient à retentir dans la forêt qui en avait vu d’autres. L’un lui promettait des avenirs radieux en Allemagne, l’autre lui offrait la lune et le soleil réunis mais elle avait un faible et beaucoup d’admiration pour un cousin un peu triste, plus âgé qu’elle d’une douzaine d’années, un homme qu’elle perçu d’une immense culture et qui en imposait dans son uniforme de juge qu’il semblait ne jamais quitter… même s’il n’avait pour vivre que les roubles gagnés à la sueur de ses plaidoiries au tribunal de Soumy. Ma mère dira plus tard en parlant de la sienne : “elle avait choisi son mari et jamais ne le regretta. Comme moi ! ”
Les chevaux tenaient une place centrale dans les complicités qu’Anna entretenait avec sa mère, les chevaux de la Packard offraient à sa fille aînée le promontoire de sa nouvelle destinée.
La Packard faisait sa place au milieu des équipages, des phaétons, des coupés, des Kibityka et des quadriges, des Tilbury et des troïkas, au milieu des ïles, des steppes et des étangs, de Poltava à Odessa, de Kharkov en Crimée. La Packard consolait de ces grands espaces et de l’absence de cette parenté abondante, sans compter les domestiques et les gouvernantes, les voisins et les amis qui laissait l’impression de fréquenter la société toute entière.
En France, la Packard se remplissait de famille et de voisins, d’amis et de toute une joyeuse compagnie qui recréait en quelques instants sur les bords d’une plage ou dans quelque pinède autour de Marseille quelque chose de ces fêtes aventureuses qui à Dolgolevka ou à Souharabovska réunissaient des dizaines de personnes, parfois des villages entiers.
Le proche, pour nous à Marseille, c’était la mer, le lointain c’était Alzon, dans le Gard, après la traversée de ces collines d’arbustes de courte taille balayés par le Mistral et la Tramontane, ces garrigues languedociennes, qui ne sont pas sans parenté avec la steppe. Longtemps dans mon imaginaire, les arrivées joyeuses et les grands départs représentèrent les temps forts d’une vie sociale épanouie.
La Packard slalomait entre les générations où la mémoire d’un ancêtre guerroyant sous Catherine II côtoyait sans accroc celle d’un mariage sous Nicolas II , d’un bal sous les Alexandre, passait en silence devant la maison des Novikov à Odessa, rue Novikov précisément, repartait vers les campagnes lointaines et les grands regroupements familiaux qui entretenaient l’image d’une société suspendue quelque part au-dessus de la société elle-même. L’un était un riche propriétaire foncier, l’autre directeur d’une école militaire, le troisième était général, le quatrième descendait de Mahomet, le cinquième était maréchal de la noblesse, le sixième dirigeait une usine de transformation du sucre et tous, à quelques exceptions près vigoureusement dénoncées, tous étaient “très aimés par les villageois, très estimés par leurs pairs” même si tous, loin s’en faut, à commencer par notre grand-père, n’étaient pas très riches.
Mais, si elle transbordait de riches souvenirs heureux, la Packard avait aussi à bousculer les ombres, à effacer les années noires de la rue Paradis, la promiscuité traversée sans effroi, les courants d’air, le froid et la pauvreté qui emporta peu à peu les plus jeunes et les plus anciens, les deuils qui desséchèrent la mémoire et au bout desquels ne restèrent que des survivants. “Mais le chagrin pur et parfait est aussi impossible que la joie pure et parfaite “, écrit Tolstoï, expliquant plus loin que “la blessure morale qui provient d’un déchirement de l’être intérieur, si étrange que cela paraisse, se referme peu à peu, de même que la blessure physique. Et une fois que la blessure profonde est refermée et paraît cicatrisée, la blessure morale comme la blessure physique ne guérit que sous la poussée intérieure de la force vitale. … l’amour se réveilla et la vie se réveilla avec lui” (lorsque Natacha épouse Pierre)
Mon père pilotait avec un respect méfiant, amusé et superbe, ces souvenirs qui n’étaient pas les siens, ma mère s’enracinait dans son présent familial avec toute la force de son énergie vitale. La révolution, les guerres, les morts avaient certes cassé en elle quelques ressorts de générosité, glissé en elle la haine de tout ce qu’elle résumait sous le nom de “communisme”, elles avaient fermé la portes à ces illusions nourrissantes qui élargissent la vie quand on ne s’y enferme pas, mais ces épreuves n’avaient pas touché au ressort de la vie elle-même, à la joie d’être en vie, de se réjouir de la joie des proches et à maintenir la mémoire qui inscrit l’homme dans son histoire. être riche de son passé ou de celui de ses ancêtres resta pour ma mère, jusqu’à son dernier jour, une richesse inestimable. Pour mon père, les années Packard lui avaient assuré une place incontestable dans ce passé aristocratique. Sa riche imagination et sa faconde en assura les embranchements.