https://www.herodote.net/Europe_Russie_les_occasions_manquees-article-2769.php Europe-Russie : les occasions manquées
Cette analyse a été publiée une première fois en 2014. Elle conserve toute sa pertinence aujourd'hui.
• D'une part, l'autocrate biélorusse, menacé de sanctions diverses pour cause d'atteintes aux droits humains, riposte en lançant vers l'Union européenne quelques poignées de « migrants ».
• D'autre part, le président russe menace d'attaquer l'Ukraine, ne tolérant pas que celle-ci se laisse courtiser par l'OTAN et envisage d'accueillir des bases américaines au coeur de l'aire historique russe...
Ignorants des réalités géopolitiques et de leurs propres intérêts, quel besoin les dirigeants européens avaient-ils de faire la leçon au président biélorusse Alexandre Loukachenko, coupable de truquer des élections ? Était-il utile de lui infliger des sanctions économiques ? Combien d'autres pays dans le monde, de l'Arabie à la Chine, violent les Droits de l'Homme de façon bien plus brutale sans être pour autant sanctionnés par les Européens ? Et que dire du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed qui s'est vu remettre le Prix Nobel de la Paix avant de se lancer dans une guerre cruelle contre son propre peuple ?
Poussé dans ses retranchements, Loukachenko a donc contre-attaqué en visant le point faible de l'Union européenne, son incapacité à protéger ses frontières. Comme avant lui le Turc Erdogan et les dirigeants marocains et algériens, il a poussé vers l'UE quelques milliers de « migrants ». C'est le énième épisode d'une confrontation entre Moscou et ses affidés d'un côté, l'Union européenne et les États-Unis de l'autre, une confrontation absurde par le fait que les deux camps ont objectivement plus d'intérêts en commun que de motifs de dissensions...
Rappelons en premier lieu que la Biélorussie ou « Russie blanche » (capitale : Minsk) n'est pas une quelconque Syldavie arriérée. C'est la partie la plus avancée de la Russie historique, la partie la moins avancée étant le chouchou de l'Union européenne, l'Ukraine ou « petite Russie » (capitale : Kiev). Les chiffres sont cruels, en particulier la mortalité infantile (décès avant un an pour 1000 naissances) : comme l'historien Emmanuel Todd l'a prouvé avec brio dès 1976, cet indicateur révèle l'état d'une société car il dépend de la qualité du système de santé mais aussi du niveau éducatif des mères, de la qualité de l'alimentation, etc. On voit ci-après que la Biélorussie affiche un excellent taux (plus bas qu'en France !), qui la rapproche de la Scandinavie, tandis que l'Ukraine, instable et délabrée depuis la dislocation de l'URSS, se rapprocherait plutôt de la Turquie !
Population (millions)
Mortalité infantile (2019)
Indice de fécondité (2019) Russie
144,4
4,9
1,5 Biélorussie
9,4
2,4
1,38 Ukraine
44,4
7,2
1,23 France
67
3,6
1,87
Ces contrastes au sein du monde russe ne sont pas le fruit de la fatalité mais la conséquence de notre diplomatie et des jeux politiques propres à ces pays.
Reportons-nous en arrière. Maître tout-puissant de l'URSS pendant deux décennies, Leonid Brejnev meurt impotent, à 75 ans, le 10 novembre 1982, après un dernier bras de fer avec les États-Unis de Ronald Reagan dans la crise des euromissiles. Lui succède Iouri Andropov. Ce réformateur issu du KGB, la police politique, est bien plus conscient que Brejnev des réalités géopolitiques. Également vieux et malade, il meurt quinze mois plus tard, le 9 février 1984. La vieille garde brejnévienne ne trouve rien de mieux que de le remplacer par le conservateur Konstantin Tchernenko. Il meurt à son tour le 10 mars 1985, à 73 ans.
Comme ils n'ont plus de vieux malades encore disponibles, les conservateurs laissent la place à un dirigeant jeune (54 ans) et réformateur, Mikhaïl Gorbatchev. Jouant d'audace, celui-ci renverse la table, bouscule les vieux brejnéviens et entreprend de libéraliser le régime. Deux mots courent sur toutes les lèvres, de Vladivostok à San Francisco : glasnost (« transparence ») et perestroika (« reconstruction »). Les pays d'Europe centrale en profitent pour soulever le joug soviétique qui les oppresse depuis plus de quarante ans. Partout la guerre civile menace et l'on craint une intervention militaire soviétique comme à Berlin (1953), Budapest (1956), Prague (1968).
Gorbatchev, en bons termes avec les dirigeants occidentaux, conclut avec eux un pacte : « Je laisserai les choses se faire mais promettez-moi que jamais vous n'étendrez l'OTAN vers l'Europe centrale, à nos frontières, car cela serait ressenti comme une menace directe par le peuple russe ». Promis, répondent en chœur les Occidentaux. Mais Gorbatchev ne croit pas devoir demander une assurance écrite... Cet échange aurait été rapporté par l'ambassadeur américain à Moscou, qui a assisté à la réunion... Se non è vero, è molto ben trovato.
C'est ainsi que s'effondre l'« Empire du Mal », dans l'allégresse générale et sans presque une goutte de sang. Bien que devenue sans objet, l'OTAN, une alliance conçue pour contenir l'URSS, ne disparaît pas pour autant.
Premier malentendu, première trahison : les 15-17 juillet 1991, au G7 de Londres, Mikhaïl Gorbatchev mesure l'ingratitude des Occidentaux quand il sollicite l'aide économique qui lui sauverait la mise et surtout assurerait à son pays une transition en douceur. Les Britanniques et surtout les Américains font la sourde oreille. À la différence des Européens qui bénéficient d'une longue expérience historique, les Américains n'ont pas encore compris que toute guerre doit se terminer par un compromis négocié. Ils entendent que celle-ci - la guerre froide - se termine sur l'anéantissement de l'URSS.
Deuxième trahison : le 12 mars 1999, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ratifient leur entrée dans l'OTAN, bientôt suivies par les États baltes, anciennement soviétiques, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie. Cette intrusion dans l'« étranger proche » est amèrement ressentie par les Russes. Ils y voient une manifestation d'hostilité et de rejet à leur égard. Elle est d'autant moins justifiée que le joyeux trublion installé à la tête de la Russie, Boris Eltsine, a « libéralisé » à outrance son économie suivant les conseils de ses nouveaux amis occidentaux ! Il a appliqué à la lettre les conseils des « Chicago boys », économistes de l'école ultralibérale de Milton Friedman. C'est ainsi que tous les actifs du pays (mines et usines) ont été bradés aux anciens cadres du Parti, transformés en oligarques à l'avidité sans limite.
Le naufrage économique de la Russie a des conséquences sur les indicateurs humains du pays. Déjà très mauvais à la fin de l'URSS, ils se dégradent encore au cours des années 1990 : espérance de vie, taux de suicide, mortalité infantile, indice de fécondité. À l'aube du XXIe siècle, on ne donne pas cher de la survie du pays, qui vieillit et se dépeuple.
Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine, usé par l'alcool, cède la présidence de la République à un inconnu de 47 ans, Vladimir Poutine, officier du KGB devenu patron du FSB, l'organe qui lui a succédé. L'homme cache son jeu. C'est un patriote pur jus qui va se donner pour mission de redresser la Russie.
Démocratiquement élu - quoiqu'avec des méthodes brutales -, il devient immensément populaire pour des raisons objectives qu'a analysées l'historien Emmanuel Todd. L'économie russe se redresse, entraînée par la hausse de prix des énergies dont regorge le sous-sol russe (gaz et pétrole) ainsi que par le protectionnisme douanier destiné à protéger ce qui reste de l'industrie. Au passage, Poutine remet au pas les oligarques et les emprisonne au besoin.
Les indicateurs humains de la Russie témoignent de ce redressement comme l'atteste l'anthropologue Emmanuel Todd. L'indice de fécondité, en particulier, remonte de 1,2 à 1,7 en quinze ans, éloignant le spectre de la disparition physique de la Russie. En matière de fécondité, la Russie fait mieux que l'Ukraine, la Pologne ou encore l'Allemagne.
En matière géopolitique, Poutine ne cache pas son ambition de restaurer l'influence russe dans son « étranger proche » tout en redevenant un interlocuteur respecté de l'Occident dans le cadre d'une coopération mutuellement bénéfique. C'est le voeu qu'il formule (en allemand !) lors d'une intervention devant les députés du Bundestag, à Berlin, le 21 septembre 2001. Son voeu est partagé par Gerhard Schröder, un Rhénan protestant et très russophile, arrivé à la chancellerie en octobre 1998.
Mais en octobre 2005, Schröder est remplacé par Angela Merkel, une protestante d'origine prussienne qui a gardé de sa jeunesse en RDA (République Démocratique Allemand) une détestation profonde de l'URSS et donc de la Russie. L'enthousiasme pro-européen de Poutine va être très vite refroidi par les coups bas de Berlin et Washington.
• Une première chausse-trappe concerne le Kossovo, province serbe à majorité albanaise. Le 10 juin 1999, le Conseil de sécurité de l'ONU a adopté à l'unanimité comme il se doit la résolution 1244 qui prévoit d'accorder à la province une très large autonomie au sein de la Yougoslavie ou de ce qui en reste (la Serbie). La Russie, membre permanent du Conseil, s'y est ralliée à la condition expresse qu'il ne soit pas question d'indépendance car elle ne veut pas déchoir face à la Serbie alliée et amie. L'indépendance du Kossovo est malgré cela proclamée le 17 février 2008. Moscou encaisse difficilement cette nouvelle trahison. Au demeurant, les Occidentaux n'ont guère à se féliciter de leur exploit : l'État croupion du Kossovo est devenu un repaire mafieux arrivant même à corrompre les hauts fonctionnaires européens chargés de le contrôler !
• En août 2008, quand les dirigeants libéraux de la Géorgie se prennent à rêver d'Europe et d'OTAN, Poutine se dit qu'on ne l'y prendra plus et il remet au pas ce petit pays dont on voit mal comment il pourrait se passer de la protection de la Russie, coincé au fin fond du Caucase, entre la Turquie et l'Azerbaïdjan.
• Poutine serait-il naïf ? On a peine à le croire. Pourtant, il se fait rouler une nouvelle fois dans la tragédie libyenne. Le 17 mars 2011, au Conseil de sécurité, il laisse passer une résolution qui autorise des frappes aériennes destinées à protéger les civils de Benghazi. Mais l'OTAN va outrepasser l'autorisation en engageant sa puissance de feu aérienne aux côtés des rebelles. C'est même un avion de l'OTAN qui va ôter la vie au dictateur Kadhafi. Le résultat est calamiteux avec un État libyen livré aux bandes armées et le Sahel mis à feu et à sang par les anciens mercenaires de Kadhafi.
• La fois suivante, quand il est question d'intervenir en Syrie contre le dictateur Assad, Poutine, instruit par la leçon libyenne, se rebiffe et use de son veto au Conseil de sécurité... Avec un résultat hélas tout aussi calamiteux : une guerre civile interminable et le chaos islamiste.
Pendant ce temps, l'Union européenne, représentée par l'inconsistant Barroso et l'ineffable Lady Ashton, engage un dialogue avec l'Ukraine. L'Ukraine ? Un État très pauvre et sans réalité nationale que décrit sans complaisance Emmanuel Todd. Il a été créé par Lénine, qui a réuni des territoires cosaques et russophones ainsi que des territoires anciennement sous tutelle polonaise, lituanienne, austro-hongroise ou ottomane. Sa capitale, Kiev, est connue comme la « mère des villes russes ».
Oublieux du précédent géorgien, les Européens éloignent l'Ukraine de sa sœur siamoise, la Russie. Ils envisagent même son entrée dans l'OTAN. Et durant l'hiver 2013, le nouveau gouvernement ukrainien n'a rien de plus pressé que d'enlever à la langue russe, parlée par plus du quart de la population, son statut de langue officielle... C'est un peu comme si un gouvernement flamingand ultranationaliste accédait au pouvoir en Belgique et enlevait au français son statut de langue officielle !
Poutine réagit avec la même fermeté que Kennedy en 1962, quand Khrouchtchev installa à Cuba des missiles dirigés vers la Floride voisine. Il tente d'abord de retenir l'Ukraine puis, faute d'y arriver, engage l'épreuve de force en Crimée et dans le Donbass russophone. L'Europe surenchérit avec des sanctions économiques contre la Russie, laquelle est menacée de s'effondrer. N'ayant rien à perdre, Poutine organise le 17 mars 2014 un référendum dans la péninsule de Crimée, une province russe rattachée cinquante ans plus tôt à la république soviétique d'Ukraine. Le scrutin conduit à l'annexion unilatérale de la Crimée à la Russie (note).
Une nouvelle manche s'engage mais rien ne dit que l'Union européenne et Washington la gagneront. Les pays du « Sud », autant les Turcs que les Chinois, les Iraniens, les Brésiliens, les Indiens ou les Arabes, ne veulent à aucun prix d'un retour à l'hégémonie américaine. Ils font les yeux doux à la Russie et refusent d'appliquer de quelconques sanctions à son égard.
Le 2 décembre 2014, Poutine s'est ainsi rapproché du président turc Erdogan, bien que la Turquie fasse partie officiellement de l'OTAN et soit, pour la galerie, candidate à l'Union européenne. Au sein même de l'Union européenne, des voix dissidentes se font entendre. Le président russe bénéficie ainsi de la sympathie des dirigeants hongrois, chypriotes, grecs et même italiens, ces derniers n'appréciant guère les sanctions à l'égard de Moscou, qui lèsent leur économie.
Les médias persistent toutefois à diffuser dans l'opinion publique l'image d'une Russie archaïque, forcément archaïque, dirigée par un tyran sanguinaire (note). Est-ce donc à dessein que l'Occident humilie la Russie ou par inconscience ? La question est ouverte.
Les Américains auraient-ils conservé « la nostalgie de leur grandeur du temps de la guerre froide » comme le suggère Emmanuel Todd ? Peut-être. Il est vrai que le secteur militaro-industriel lié à l'OTAN peut trouver avantage à relancer une nouvelle « guerre froide » pour sécuriser ses effectifs et ses commandes. Les États-Unis souhaitent sans doute aussi éviter que l'Europe fasse corps « de l'Atlantique à l'Oural », selon la formule du général de Gaulle -, car elle pourrait alors devenir un concurrent sérieux.
Dans le champ de l'inconscient, les hypothèses sont diverses et s'additionnent. Les Polonais, Baltes et Suédois ont un contentieux historique de quelques siècles avec Moscou et rêvent de faire la peau à l'ours russe avec le concours de l'OTAN. Quant aux Allemands, ils se souviennent en leur for intérieur de Tannenberg, Stalingrad et de la RDA. Mais ils ont par ailleurs grandement besoin du gaz russe...
Le plus incroyable est que cette tension entre les deux composantes de l'Europe intervient au moment où celle-ci est soumise à forte pression des deux côtés, par la Chine et les États-Unis, et menacée de l'intérieur par les mouvements islamistes. Le bon sens voudrait que nous mettions en sourdine nos différents pour faire face ensemble à ces défis, tout comme Churchill et Staline en 1941. Bien quanticommuniste jusqu'à la moelle, le premier ne craignit pas de s'allier au second contre leur ennemi commun.
Une politique judicieuse eut aujourd'hui consisté en un rapprochement entre l'Union européenne et la sphère russe, Ukraine et Biélorussie comprises, en vue de mutualiser les capacités financières, industrielles et énergétiques des uns et des autres selon le souhait affiché par Poutine devant le Bundestag en 2001. Mais n'est pas Churchill qui veut !
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30 décembre 1922 Baptême de l'URSS
Le 30 décembre 1922, cinq ans après le coup d'État des bolcheviques (la Révolution d'Octobre ), la Russie change son nom pour celui d'URSS.
Il s'agit d'une fédération qui regroupe la Russie proprement dite, l'Ukraine, la Biélorussie et la Transcaucasie. Au fil des décennies, elle en viendra à compter quinze Républiques à l'autonomie très formelle.
L'avènement de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, un nom sans référence géographique, veut témoigner de la vocation du marxisme-léninisme à s'étendre à toute l'humanité et à abolir les vieilles nations. Le nom donné à ses habitants est Soviétique (du mot russe Soviet qui désigne une assemblée ou un conseil révolutionnaire).
Tandis que Lénine, le fondateur du régime communiste, disparaît peu à peu de la scène politique, ses héritiers putatifs se disputent sur l'opportunité de privilégier ou non la révolution mondiale. Finalement Staline, partisan de consolider avant tout la révolution en URSS, l'emporte sur son principal rival, Trotski.
Ces débats ne sont plus de saison. L'URSS est morte le 21 décembre 1991, avant son soixante-neuvième anniversaire, laissant la place à une évanescente CEI (Communauté des États indépendants), et les anciennes nations d'Europe orientale, bien que très affaiblies par les drames des dernières décennies, tentent tant bien que mal de retrouver leur place.
La mort prématurée de l’URSS en 1991 et le retour d'une Russie nostalgique de son passé tsariste ont pris de court la plupart des commentateurs... mais donné raison post-mortem au général de Gaulle. En homme d’État pétri de culture historique, Charles de Gaulle ne parlait jamais en petit comité de l’URSS mais toujours de la Russie car il considérait son retour comme inéluctable.