http://www.telerama.fr/livres/face-au-styx,152139.php
Croire qu'on peut écrire un article sur ce roman parce qu'on a des mots, des virgules et des points à disposition, c'est comme se sentir autorisé à danser sur la scène du Bolchoï sous prétexte qu'on a des pieds et des mains comme tout le monde. Dimitri Bortnikov secoue tant de lettres et de points d'exclamation, dans son livre-percussion, il jette tant de phrases à la face du monde, tant d'apostrophes aux vivants et aux morts, qu'on a l'impression qu'il a pris tout le langage disponible, ne laissant derrière lui que vide et silence. Là où passe la plume de Bortnikov, la parole ne repousse plus. Sauf après une période de réanimation, de jachère cérébrale. Alors le lecteur retrouve ses esprits et se dit qu'il n'a pas rêvé : une écriture céleste et rocailleuse lui est tombée sur la tête.
Comment tenir debout quand on lit l'histoire d'un homme en perte d'équilibre, vacillant sur sept cent cinquante pages ? Un Russe prénommé Dimitri, qui grenouille à Paris. Tiens, tiens. Mais surtout, « très surtout », dirait Bortnikov, n'attendez pas le testament français académique d'un écrivain post-soviétique fou de notre pays. D'abord parce que Dimitri Bortnikov n'est pas du genre à s'incliner. Il aime plutôt faire un peu peur. Même les majuscules n'osent pas se dresser après les points de son livre, c'est dire. La nostalgie, très peu pour lui, inutile de pleurer sur ce qui fut : « le temps s'affole la bête ! hors de cage, l'époque ! putain et cieux ! en un rot tout a changé ! Mitterrand — c'est déjà le XIXe ! de Gaulle — c'est le Moyen Age ! houuu ! déjà trop loin même pour les presbytes ! Staline, Hitler et toute la clique ! on dirait — temps d'Homère ! je parle pas de Lénine ! âges légendaires ! le même sac pour les tsars et Ulysse ! Robespierre et Saint-Just — aussi près que Baba Yaga ! et puis ça s'accélère de jour en jour ! »
Pour conjurer le temps qui passe, Dimitri vit avec les morts. Il a trouvé le petit boulot idéal : aide-ménager pour personnes âgées. Deux tabourets et une porte, il a toujours ce qu'il faut à portée de main pour déposer les corps désertés par la vie. Mais attention, pas de cynisme chez lui. Dimitri s'attache, surtout aux vieilles dames à bout de souffle, capables de s'inventer des fréquentations avec Churchill ou de se pendre au-dessus des packs d'Evian qu'il n'avait pas achetés pour cela. Parmi ses amis de pensée, avec lesquels il dialogue nuit et jour, défunts brillants cousus derrière ses paupières comme des pierres précieuses, il y a son grand-père, une fillette moldave, un ami d'enfance pendu lui aussi — c'est une manie dans son entourage, peut-être pour tisser un lien concret entre la mort et la vie... Et les vivants, les solides, les increvables ? L'amante Fevronia, le fiston Ourson ? Ils ont droit à leurs trois pas de valse, intermittents d'un spectacle effroyable, sortant la tête du roman puis redisparaissant dans les fonds obscurs.
A force de fréquenter les morts, Dimitri finit par ressembler à un cadavre. Clochard affamé, terrifié par son propre reflet dans les vitrines, il a la bougeotte errante et, retour à l'envoyeur, se retrouve au pays natal. Voilà pour la géographie, mais peu importent les contrées réellement arpentées, les frontières officiellement franchies. La véritable terre d'asile de cet homme, c'est la langue. Drapé dans sa logorrhée tour à tour scatologique, mystique, politique et, le plus souvent, comique, il attend un geste, une parole, une attention, pour se taire : « mais pourquoi personne ne me parle plus ! pourquoi personne ne me dit la chose la plus simple ! on m'en dit trente mille ! et jamais la bonne ! il suffit juste d'un mot... souffle et regard ! "Tu es égaré... reviens. il est temps de rentrer..." et j'abandonnerai tout, moi ! » — Marine Landrot
| Ed. Rivages, 752 p.
Marine Landrot
_________________________
http://www.atlantico.fr/decryptage/face-au-styx-bortnikov-c-est-celine-revu-et-corrige-frederic-dard-3034112.html
Avec son deuxième roman, écrit directement en français, Dimitri Bortnikov nous offre une fresque hallucinée, un texte-torrent plein de rage et de lyrisme, à la découverte d'un monde interlope. Vraiment impressionnant.
L'AUTEUR
Né en 1968 à Samara (au bord de la Volga, à 860 kms au sud-est de Moscou et à proximité de la frontière avec le Kazakhstan), installé à Paris depuis 1999, Dimitri Bortnikov est tenu pour l’un des meilleurs auteurs russes contemporains.
Jeune homme, il s’imaginait médecin, il sera cuisinier, professeur de danse, soldat…
Devenu écrivain, il publie une dizaine de romans dans sa langue (dont « Le Syndrome de Fritz »).
Parisien, il décide d’écrire directement en français, ça donne « Repas de mort » (2011) et « Face au Styx » (2017). Dimitri Bortnikov a acquis la nationalité française en 2012, lui qui dit : « Mon ego, j’essaie de le tenir en laisse pour qu’il ne dépasse pas mes babouches » ou encore « Je n’écris pas pour devenir écrivain »…
THEME
Dans un texte-fleuve aussi enveloppant que furieux et qui originellement courait sur 3 000 pages, il y a Dimitrius, surnommé Dimitri, jeune homme « mi-russe, mi-maboule », tronche « à faire pleurer Virgile d’un œil et rire de l’autre ».
Il est « écrivaillon », vit à Paris, s’y promène, y déambule. Un texte sur Soutine l’a fait remarquer par quelques personnes mais ne lui a valu rien d’autre qu’un job d’assistant de vie auprès de personnes âgées.
Dans la capitale française, il y rencontre des personnes « hallucinées » après avoir fait le tri- il a écarté les Scandinaves, « bio à mort », et les Anglais, « les meilleurs sont en Russie », pour ne garder au final que la « vieille France ». Tout cela déclenche chez lui une remontée de souvenirs de son enfance russe, ce qui l’aide également à supporter (un peu mieux) les affres de l’exil. Ce sont des allers-retours entre les deux rives du Styx, entre une ville natale près des steppes de l’Asie centrale et ce Paris où il a choisi de vivre. Ce sont aujourd’hui à Paris quelques vieilles marquises parmi lesquelles une dont « les grands ancêtres grattaient le dos à Pierre le Grand et qui prétend avoir eu une histoire avec Winston Churchill », un écrivain réputé, un clochard chanteur des rues à la voix de basse, un apparatchik millionnaire; hier, dans la ville natale, pépé Jo le grand-père qui a fait trois guerres, Babanya la trisaïeule aveugle qui l’a élevé, son ami « le gibbeux » qui s’est suicidé par amour…
POINTS FORTS
-Entre rire et pitié, jouissance et anéantissement, vie et mort dans des pages hallucinées, une plongée urbaine dans une forêt profonde semblable à celle qui mena Dante aux Enfers.
-Un voyage dans le monde interlope où le verbe torrentiel fait loi
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Un Russe erre dans Paris, dialoguant avec des amis morts ou vivants.
L'auteur prend le lecteur au piège d'une logorrhée étourdissante.
L'auteur prend le lecteur au piège d'une logorrhée étourdissante.
Croire qu'on peut écrire un article sur ce roman parce qu'on a des mots, des virgules et des points à disposition, c'est comme se sentir autorisé à danser sur la scène du Bolchoï sous prétexte qu'on a des pieds et des mains comme tout le monde. Dimitri Bortnikov secoue tant de lettres et de points d'exclamation, dans son livre-percussion, il jette tant de phrases à la face du monde, tant d'apostrophes aux vivants et aux morts, qu'on a l'impression qu'il a pris tout le langage disponible, ne laissant derrière lui que vide et silence. Là où passe la plume de Bortnikov, la parole ne repousse plus. Sauf après une période de réanimation, de jachère cérébrale. Alors le lecteur retrouve ses esprits et se dit qu'il n'a pas rêvé : une écriture céleste et rocailleuse lui est tombée sur la tête.
Comment tenir debout quand on lit l'histoire d'un homme en perte d'équilibre, vacillant sur sept cent cinquante pages ? Un Russe prénommé Dimitri, qui grenouille à Paris. Tiens, tiens. Mais surtout, « très surtout », dirait Bortnikov, n'attendez pas le testament français académique d'un écrivain post-soviétique fou de notre pays. D'abord parce que Dimitri Bortnikov n'est pas du genre à s'incliner. Il aime plutôt faire un peu peur. Même les majuscules n'osent pas se dresser après les points de son livre, c'est dire. La nostalgie, très peu pour lui, inutile de pleurer sur ce qui fut : « le temps s'affole la bête ! hors de cage, l'époque ! putain et cieux ! en un rot tout a changé ! Mitterrand — c'est déjà le XIXe ! de Gaulle — c'est le Moyen Age ! houuu ! déjà trop loin même pour les presbytes ! Staline, Hitler et toute la clique ! on dirait — temps d'Homère ! je parle pas de Lénine ! âges légendaires ! le même sac pour les tsars et Ulysse ! Robespierre et Saint-Just — aussi près que Baba Yaga ! et puis ça s'accélère de jour en jour ! »
Pour conjurer le temps qui passe, Dimitri vit avec les morts. Il a trouvé le petit boulot idéal : aide-ménager pour personnes âgées. Deux tabourets et une porte, il a toujours ce qu'il faut à portée de main pour déposer les corps désertés par la vie. Mais attention, pas de cynisme chez lui. Dimitri s'attache, surtout aux vieilles dames à bout de souffle, capables de s'inventer des fréquentations avec Churchill ou de se pendre au-dessus des packs d'Evian qu'il n'avait pas achetés pour cela. Parmi ses amis de pensée, avec lesquels il dialogue nuit et jour, défunts brillants cousus derrière ses paupières comme des pierres précieuses, il y a son grand-père, une fillette moldave, un ami d'enfance pendu lui aussi — c'est une manie dans son entourage, peut-être pour tisser un lien concret entre la mort et la vie... Et les vivants, les solides, les increvables ? L'amante Fevronia, le fiston Ourson ? Ils ont droit à leurs trois pas de valse, intermittents d'un spectacle effroyable, sortant la tête du roman puis redisparaissant dans les fonds obscurs.
A force de fréquenter les morts, Dimitri finit par ressembler à un cadavre. Clochard affamé, terrifié par son propre reflet dans les vitrines, il a la bougeotte errante et, retour à l'envoyeur, se retrouve au pays natal. Voilà pour la géographie, mais peu importent les contrées réellement arpentées, les frontières officiellement franchies. La véritable terre d'asile de cet homme, c'est la langue. Drapé dans sa logorrhée tour à tour scatologique, mystique, politique et, le plus souvent, comique, il attend un geste, une parole, une attention, pour se taire : « mais pourquoi personne ne me parle plus ! pourquoi personne ne me dit la chose la plus simple ! on m'en dit trente mille ! et jamais la bonne ! il suffit juste d'un mot... souffle et regard ! "Tu es égaré... reviens. il est temps de rentrer..." et j'abandonnerai tout, moi ! » — Marine Landrot
| Ed. Rivages, 752 p.
Marine Landrot
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http://www.atlantico.fr/decryptage/face-au-styx-bortnikov-c-est-celine-revu-et-corrige-frederic-dard-3034112.html
"Face au Styx" : Bortnikov, c'est Céline revu et corrigé par Frédéric Dard
Avec son deuxième roman, écrit directement en français, Dimitri Bortnikov nous offre une fresque hallucinée, un texte-torrent plein de rage et de lyrisme, à la découverte d'un monde interlope. Vraiment impressionnant.
L'AUTEUR
Né en 1968 à Samara (au bord de la Volga, à 860 kms au sud-est de Moscou et à proximité de la frontière avec le Kazakhstan), installé à Paris depuis 1999, Dimitri Bortnikov est tenu pour l’un des meilleurs auteurs russes contemporains.
Jeune homme, il s’imaginait médecin, il sera cuisinier, professeur de danse, soldat…
Devenu écrivain, il publie une dizaine de romans dans sa langue (dont « Le Syndrome de Fritz »).
Parisien, il décide d’écrire directement en français, ça donne « Repas de mort » (2011) et « Face au Styx » (2017). Dimitri Bortnikov a acquis la nationalité française en 2012, lui qui dit : « Mon ego, j’essaie de le tenir en laisse pour qu’il ne dépasse pas mes babouches » ou encore « Je n’écris pas pour devenir écrivain »…
THEME
Dans un texte-fleuve aussi enveloppant que furieux et qui originellement courait sur 3 000 pages, il y a Dimitrius, surnommé Dimitri, jeune homme « mi-russe, mi-maboule », tronche « à faire pleurer Virgile d’un œil et rire de l’autre ».
Il est « écrivaillon », vit à Paris, s’y promène, y déambule. Un texte sur Soutine l’a fait remarquer par quelques personnes mais ne lui a valu rien d’autre qu’un job d’assistant de vie auprès de personnes âgées.
Dans la capitale française, il y rencontre des personnes « hallucinées » après avoir fait le tri- il a écarté les Scandinaves, « bio à mort », et les Anglais, « les meilleurs sont en Russie », pour ne garder au final que la « vieille France ». Tout cela déclenche chez lui une remontée de souvenirs de son enfance russe, ce qui l’aide également à supporter (un peu mieux) les affres de l’exil. Ce sont des allers-retours entre les deux rives du Styx, entre une ville natale près des steppes de l’Asie centrale et ce Paris où il a choisi de vivre. Ce sont aujourd’hui à Paris quelques vieilles marquises parmi lesquelles une dont « les grands ancêtres grattaient le dos à Pierre le Grand et qui prétend avoir eu une histoire avec Winston Churchill », un écrivain réputé, un clochard chanteur des rues à la voix de basse, un apparatchik millionnaire; hier, dans la ville natale, pépé Jo le grand-père qui a fait trois guerres, Babanya la trisaïeule aveugle qui l’a élevé, son ami « le gibbeux » qui s’est suicidé par amour…
POINTS FORTS
-Entre rire et pitié, jouissance et anéantissement, vie et mort dans des pages hallucinées, une plongée urbaine dans une forêt profonde semblable à celle qui mena Dante aux Enfers.
-Un voyage dans le monde interlope où le verbe torrentiel fait loi
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http://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/Face-Styx-danse-mort-Dimitri-Bortnikov-2017-02-02-1200821890
« Face au Styx », la danse de mort de Dimitri Bortnikov
Ce nouveau texte de Dimitri Bortnikov – le second écrit directement en français de cet écrivain d’origine russe – est un roman-fleuve, un torrent. Mêlant épisodes tragiques et burlesques, citations ou allusions littéraires et inventions verbales, passé et présent, paysages parisiens et steppes lointaines, souvenirs d’enfance et détails scatologiques, qui courent inexorablement vers un lieu redouté et espéré, inimaginable et pressenti, le Styx sans doute, rivière des morts dans la Grèce ancienne.
Un exil volontaire dans un Paris blessé
Dimitrius a quitté sa Russie natale pour un exil volontaire à Paris. Attiré par les images et les mythes de la littérature française qu’il porte en lui, l’héritier des cultures européennes, il espère y trouver les conditions favorables à la création littéraire et d’abord à l’écriture d’un essai sur Soutine.
Ce qu’il découvre et arpente, c’est la ville du XXIe siècle, celle des chômeurs et des travailleurs pauvres, des éclopés et des handicapés, des files d’attente devant les portes de la CAF et de l’ANPE, et, même s’il est, dit-il, « bac plus cinq », il n’obtient que des petits boulots précaires comme des aides à la personne, en l’occurrence de très vieilles dames guettées par la maladie et la folie, travail souvent interrompu par leur mort, volontaire parfois.
Un mélange des époques, de la Russie et de la France
Cette déambulation dans un Paris blessé se mêle à une autre, errance dans ses souvenirs des confins de la Sibérie, le printemps parisien le rapprochant instantanément des soirs russes, « quand les chauves-souris se mettent à voler ici au-dessus du magnolia déjà noir ».
Les époques – l’enfance rude et joyeuse et un présent menacé – s’entremêlent dans le temps particulier de la fiction, tandis que dans la mémoire se succèdent ou se superposent des espaces différents : Saint-Pétersbourg, la Sibérie, séquences militaires et pénitentiaires, images surgies d’un vécu culturel, grandes ombres comme celles de Gogol, ou de Dostoïevski, vers de Pouchkine qu’il se récite pour tromper la faim et dans la poursuite de repères.
La recherche de sens dans un monde sans Satan ni Dieu
En effet, l’enjeu essentiel de ce déluge de mots, de ce torrent jubilatoire, est la recherche d’un sens dans un monde où tout signe de salut semble avoir disparu. Dans les lieux de son errance, est-ce la Résurrection promise par les popes de son enfance ou le Styx noir et glacé de la mythologie grecque – c’est-à-dire le Néant – qui attend Dimitrius ? Pour « faire parler l’être muet qui vit en nous », atteindre « le double fond de l’âme », il appelle ses morts qui se mêlent aux vivants. Il leur parle, ils sont là en une danse macabre et grotesque, Babanya l’arrière-grand-mère aveugle, Jo le grand-père, combattant de toutes les guerres et surtout le petit Bossu, son ami qui s’était suicidé, ils sont proches des femmes qu’il a rencontrées, n’a pas assez aimées, ou peu de temps, et dont il voudrait être aimé vraiment.
Cette cavalcade fait songer bien sûr aux dérives dans le Pétersbourg de Biély, à ses Carnets d’un toqué, à Boulgakov et sa vision carnavalesque de la ville dans Le Maître et Marguerite. Mais Satan n’est pas là, et dans ce monde postmoderne, plat et sans âme, Dimitrius n’a pas retrouvé Dieu. Avant d’en finir, il s’écrie : « Et les choses, les démons et les anges nous quittent, le ciel est vide enfin ! »
Francine de Martinoir
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Un exil volontaire dans un Paris blessé
Dimitrius a quitté sa Russie natale pour un exil volontaire à Paris. Attiré par les images et les mythes de la littérature française qu’il porte en lui, l’héritier des cultures européennes, il espère y trouver les conditions favorables à la création littéraire et d’abord à l’écriture d’un essai sur Soutine.
Ce qu’il découvre et arpente, c’est la ville du XXIe siècle, celle des chômeurs et des travailleurs pauvres, des éclopés et des handicapés, des files d’attente devant les portes de la CAF et de l’ANPE, et, même s’il est, dit-il, « bac plus cinq », il n’obtient que des petits boulots précaires comme des aides à la personne, en l’occurrence de très vieilles dames guettées par la maladie et la folie, travail souvent interrompu par leur mort, volontaire parfois.
Un mélange des époques, de la Russie et de la France
Cette déambulation dans un Paris blessé se mêle à une autre, errance dans ses souvenirs des confins de la Sibérie, le printemps parisien le rapprochant instantanément des soirs russes, « quand les chauves-souris se mettent à voler ici au-dessus du magnolia déjà noir ».
Les époques – l’enfance rude et joyeuse et un présent menacé – s’entremêlent dans le temps particulier de la fiction, tandis que dans la mémoire se succèdent ou se superposent des espaces différents : Saint-Pétersbourg, la Sibérie, séquences militaires et pénitentiaires, images surgies d’un vécu culturel, grandes ombres comme celles de Gogol, ou de Dostoïevski, vers de Pouchkine qu’il se récite pour tromper la faim et dans la poursuite de repères.
La recherche de sens dans un monde sans Satan ni Dieu
En effet, l’enjeu essentiel de ce déluge de mots, de ce torrent jubilatoire, est la recherche d’un sens dans un monde où tout signe de salut semble avoir disparu. Dans les lieux de son errance, est-ce la Résurrection promise par les popes de son enfance ou le Styx noir et glacé de la mythologie grecque – c’est-à-dire le Néant – qui attend Dimitrius ? Pour « faire parler l’être muet qui vit en nous », atteindre « le double fond de l’âme », il appelle ses morts qui se mêlent aux vivants. Il leur parle, ils sont là en une danse macabre et grotesque, Babanya l’arrière-grand-mère aveugle, Jo le grand-père, combattant de toutes les guerres et surtout le petit Bossu, son ami qui s’était suicidé, ils sont proches des femmes qu’il a rencontrées, n’a pas assez aimées, ou peu de temps, et dont il voudrait être aimé vraiment.
Cette cavalcade fait songer bien sûr aux dérives dans le Pétersbourg de Biély, à ses Carnets d’un toqué, à Boulgakov et sa vision carnavalesque de la ville dans Le Maître et Marguerite. Mais Satan n’est pas là, et dans ce monde postmoderne, plat et sans âme, Dimitrius n’a pas retrouvé Dieu. Avant d’en finir, il s’écrie : « Et les choses, les démons et les anges nous quittent, le ciel est vide enfin ! »
Francine de Martinoir
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https://www.marianne.net/culture/dimitri-bortnikov-ecrivain-en-fusion-et-pas-maquereau
Dimitri Bortnikov, écrivain en fusion… et pas maquereau !
Par Hubert Artus
Publié le 28/01/2017
Roman total, fresque enragée et féerique entre Paris et l'Asie, habitée par l'homme et par l'animal, “Face au Styx” est un des livres marquants de cette rentrée hivernale. “Marianne” a rencontré l'auteur, Russe naturalisé français vivant à Paris dans un hôtel de passe. Ça décoiffe.
Si la joie vit à Paris - je sais où elle crèche, rue Delambre. Elle sort rarement, la joie », lit-on au beau milieu de ce roman-fleuve (750 pages). Il y a cette joie rare, dans Face au Styx, qui est un geyser littéraire, une fresque hallucinée nous menant des bas-fonds du XIVe arrondissement de la capitale aux steppes de l'Asie centrale. C'est une farandole de personnages tragiques et pittoresques, à commencer par un certain Dimitrius, le narrateur, jeune émigré russe, flâneur invétéré, qui nous plonge dans un quotidien où jour et nuit se confondent, rythmé par des rencontres de maquereaux, d'un ancien apparatchik millionnaire, d'un chanteur de rue, de « Marquise » ou encore de chats, de chiens et de rats. Mais le jeune homme convoque aussi son passé russe, revisitant ses propres fantômes et saluant des figures défuntes tels ce vétéran de guerre (Pépé Jo), une aïeule aveugle, et ses amours perdues.
Si l'auteur invoque le Styx, fleuve de la mythologie grecque, c'est pour mieux unir dans le même espace temps, celui d'un récit total, les vivants et les morts, le monde actuel et celui des légendes de l'Est, le dicible et l'indicible. Cinquième roman de l'auteur publié en France, c'est aussi son deuxième écrit directement dans notre langue. Une langue qu'il caresse autant qu'il la tabasse : syntaxe percutée, en fusion, enquillage de mots sans articles, mitrailles de ponctuations, mais aussi descriptions langoureuses, envolées lyriques et amoureuses, chant d'amour à Paris aussi bien qu'à la vie.
Né en 1968 à Samara, à 800 km au sud-est de Moscou, son auteur vit en France depuis le début du siècle et a acquis la nationalité française en 2012. Marianne a rencontré cet homme, aussi lyrique et enragé que son dernier roman, et surtout son univers.
Marianne : Comment ce texte « hénaurme » a-t-il maturé ?
Dimitri Bortnikov : Ce livre représente huit ans de travail. Le brouillon du texte fait 3 000 pages ! J'ai fait pour l'écrire plusieurs résidences d'écriture. A la fin, il était évidemment impossible de travailler dans une telle matière, dans des milliers de pages, ou alors tu le travailles par bribes et ça n'est pas bon. Alors, chez un ami peintre, je me suis immergé dedans. C'est-à-dire que j'ai imprimé tout, et collé les 3 000 pages de manuscrit aux murs de l'atelier. Je me suis posté au centre de la pièce, juché sur une chaise, avec une longue-vue, et j'ai scruté les pages une à une. C'est comme ça que j'ai pu voir quel passage allait mieux avec tel autre passage, ou la page X avec la page Y. J'ai même dormi dans la pièce, avec mon propre texte. Quand tu es dans ton texte - et surtout dans cet état -, tu sens véritablement ton livre, et là il prend forme. Il naît. Ça a duré deux semaines. Résultat : les 3 000 pages sont devenues un manuscrit de 1 500, que j'ai envoyé à mon éditrice, à Rivages, en deux boîtes à chaussures. Mon éditrice les a lues, elle a coupé ce qu'il fallait et a tout bien ficelé. Aujourd'hui, ça fait quasi 800 pages… Un boulot dingue !
On retrouve votre humour qui grattouille, qui provoque…
Mis à part toutes mes « dimitreries », ce qui comptait pour moi, c'était la joie. D'où le personnage de Pépé Jo. C'est une personne qui existait réellement, je n'ai rien ajouté : il fallait juste appuyer sur un bouton et le ressusciter. Tirer sur ses couilles pour qu'il se mette à parler. C'est le protagoniste littérairement le plus brut et le moins élaboré, il fallait juste le secouer un peu. Dans ce livre, la joie l'emporte sur le chagrin, au bout du compte. Il y a une certaine cruauté, c'est vrai, car je me penche sur des choses vers lesquelles les gens n'aiment pas se pencher. J'ai l'impression d'avoir fait bander les cadavres des morts que j'invoque, jusqu'à ne pas pouvoir refermer le cercueil ! Les choses deviennent vivantes. Et heureusement, car sinon ce serait juste des mots, juste… de la littérature ! Ce livre est un aspirateur ! Je ne cherche pas l'effet, je cherche la vie.
C'est le deuxième livre que vous écrivez directement en français. Qu'est-ce qui a changé depuis ce choix d'une autre langue d'écriture ?
Le russe, c'est vraiment fini pour moi. Même la liste des courses, je la fais en français maintenant. Je ne peux plus délirer en russe ! Je ne peux même pas draguer une fille en russe. C'est devenu une sorte de souvenir, ce n'est plus vivant. Je ne l'ai plus en bouche, cette langue. Je ne lis plus en russe, ni livre, ni presse, ni rien. Quand je vais en Russie, maintenant, la terre me parle, le ciel me parle, les gens me parlent, mais ce n'est plus pareil. Je ne traduis plus les émotions que j'y ressens en une langue. Mon russe n'a pas évolué avec celui du pays, il est resté celui du début XXe , c'est celui de Dostoïevski, de Tolstoï. Il est vivant… mais enterré vivant. Je ne l'entends plus.
“J'ai l'impression d'avoir fait bander les cadavres des morts que j'invoque jusqu'à ne pas pouvoir refermer le cercueil !”
Comment l'écrivain que vous êtes a-t-il rencontré la littérature ?
C'est mon arrière-grand-mère qui m'a bercé. Imaginez : vous livrez un bébé de 8 mois à une vieille femme née aveugle. Eh bien, c'est ce qui m'est arrivé. Mon père était d'une famille de petite noblesse, ma mère, d'une famille de serfs. Ils ont tous deux fait des études. Puis m'ont envoyé chez cette arrière-grand-mère. J'ai appris à lire avec elle. Elle était pleureuse de profession, donc sa vie était vouée aux mourants et aux défunts. Et mon enfance de même, car je l'ai passée à visiter des morts avec elle et ses « collègues »… Tout le monde priait, tout le temps. Imaginez l'angoisse dans laquelle je vivais : la nuit, la neige, un cadavre sur la table, on vous met dans un coin avec des vieilles qui lisent des psaumes. Il y avait une vieille, avec une énorme bible en slavon, qui lisait tous les psaumes. J'ai appris à lire en la regardant, elle, en suivant sa bouche et son doigt. J'ai ensuite commencé à lire pour divertir mon arrière-grand-mère. Et quand vous lisez 10 fois le même texte à voix haute, vous en avez marre. Du coup, je me suis mis à improviser, à inventer, à déconner, à changer un peu le texte : ce n'était plus David qui était le père de Salomon, mais l'inverse, ce genre de choses. J'ai alors compris qu'on peut commencer un texte par n'importe quel bout : il suffit que tu aies un désir, une vraie soif. Quand on retrouve sa vraie soif, plus besoin de te poser des questions, de savoir qui est l'orateur qui parle, ou autre. C'est la soif que j'ai retrouvée, cette soif du verbe, que j'ai retrouvée ici aussi, dans Face au Styx.
Depuis quand vivez-vous en France ?
Depuis presque vingt ans. A la fin des années 90, je vivais alors avec une femme, la mère de mon fils Igor, et j'en ai rencontré une autre, une Française qui parlait russe. On voyageait ensemble en Russie. Mais je suis resté avec ma femme. Entre 2000 et 2003, on a beaucoup fait la navette entre la France et Moscou. Après, je me suis installé en France, et mon mariage battait de l'aile. J'ai fait neuf mois dans la Légion étrangère, pour oublier tout ça et surtout pour vivre de façon anonyme : j'avais tous les papiers et visas requis, mais j'en avais marre. J'ai fait la période d'essai, mais je suis parti avant de signer mon contrat dans ce corps militaire. Mais ce n'était rien comparé à mes deux ans de service national dans l'armée Rouge, entre 1986 et 1988 : j'étais vers le cercle polaire. J'y ai rencontré pas mal de gens intéressants, pas fréquentables du tout mais intéressants. J'ai fait connaissance avec de vrais chamans de Yakoutie. Bref, après la Légion, j'ai un peu vécu au Mans, avant de venir vivre à Paris, en 2006. Je retourne en Russie tous les ans, pour aller voir une tante, à Samara, où je suis né.
Pourquoi la France ?
Après avoir remporté un concours organisé par la Fondation Soros [u n e des fondations philanthropiques du milliardaire George Soros] consistant à écrire des cours de littérature russe, j'ai eu le choix de partir pour New York ou Paris. J'ai choisi la France, et étudié à la Sorbonne. J'étais bien logé, à Maisons-Alfort. Je ne parlais pas un mot de français. J'ai alors connu une dame de grande classe, qui m'a embauché comme cuistot, et m'a appris la langue et les usages. Dès qu'elle a su que mes livres étaient publiés en Russie, elle m'a dit d'arrêter, m'assurant que j'aurai toujours une place à sa table, mais que je devais écrire. J'ai donc commencé à vraiment écrire. J'ai acheté un petit studio à Paris. Aujourd'hui, je suis obligé de le louer, et je vis dans des hôtels de passe, avec des prostituées. Parfois je m'occupe de leurs gosses ou de leur courrier. Mais je ne suis pas maquereau !
Vous avez la nationalité française depuis 2012. Allez-vous voter ?
Evidemment, je vais voter. Et je ne vais pas voter à droite. Mon père était de droite, ma mère était de gauche, et toute ma vie j'ai voté à gauche. La gauche Mélenchon. Le PS est un parti chez qui tout est « partiel », indécis, sur la question du libéralisme comme sur la grâce, l'exil, la façon de vouloir recourber la courbe du chômage. On ne peut pas prendre ça au sérieux ! Mais bon, je dois dire que c'est la faute de M. Mitterrand, tout ça. C'est lui qui a foutu par terre le Parti communiste. Le PC, c'était un garde-fou. Avant, on disait : « Tu veux que les communistes soient au pouvoir ? Non ? Alors vote PS. » C'est lui qui a fait en sorte que le PS fasse moins peur. Puis plus peur du tout. J'adhère à la vision deleuzienne de la gauche : une gauche christique, dont le destin est d'être dans l'opposition, jamais au pouvoir. Elle doit fouetter, toujours combattre la droite.
Qui sont les écrivains qui ont fait de vous l'écrivain que vous êtes ?
François Villon, Rabelais, Voltaire, Pascal pour les Français. Ivan le Terrible, Dostoïevski, Leskov, Platonov pour les Russes. Je ne lis pas de littérature contemporaine. Pourquoi ? Parce qu'il y a Platon, Socrate, Tolstoï, Shakespeare. Soyons sérieux ! Ils sont plus vivants que les vivants, pour moi ! Moi, je ne suis qu'un dé à coudre à côté de ces grands écrivains. Je les lis, les relis, car je veux apprendre. Et il faut lire Tocqueville, il faut que tous les politiciens lisent Tocqueville !
Publié le 28/01/2017
Roman total, fresque enragée et féerique entre Paris et l'Asie, habitée par l'homme et par l'animal, “Face au Styx” est un des livres marquants de cette rentrée hivernale. “Marianne” a rencontré l'auteur, Russe naturalisé français vivant à Paris dans un hôtel de passe. Ça décoiffe.
Si la joie vit à Paris - je sais où elle crèche, rue Delambre. Elle sort rarement, la joie », lit-on au beau milieu de ce roman-fleuve (750 pages). Il y a cette joie rare, dans Face au Styx, qui est un geyser littéraire, une fresque hallucinée nous menant des bas-fonds du XIVe arrondissement de la capitale aux steppes de l'Asie centrale. C'est une farandole de personnages tragiques et pittoresques, à commencer par un certain Dimitrius, le narrateur, jeune émigré russe, flâneur invétéré, qui nous plonge dans un quotidien où jour et nuit se confondent, rythmé par des rencontres de maquereaux, d'un ancien apparatchik millionnaire, d'un chanteur de rue, de « Marquise » ou encore de chats, de chiens et de rats. Mais le jeune homme convoque aussi son passé russe, revisitant ses propres fantômes et saluant des figures défuntes tels ce vétéran de guerre (Pépé Jo), une aïeule aveugle, et ses amours perdues.
Si l'auteur invoque le Styx, fleuve de la mythologie grecque, c'est pour mieux unir dans le même espace temps, celui d'un récit total, les vivants et les morts, le monde actuel et celui des légendes de l'Est, le dicible et l'indicible. Cinquième roman de l'auteur publié en France, c'est aussi son deuxième écrit directement dans notre langue. Une langue qu'il caresse autant qu'il la tabasse : syntaxe percutée, en fusion, enquillage de mots sans articles, mitrailles de ponctuations, mais aussi descriptions langoureuses, envolées lyriques et amoureuses, chant d'amour à Paris aussi bien qu'à la vie.
Né en 1968 à Samara, à 800 km au sud-est de Moscou, son auteur vit en France depuis le début du siècle et a acquis la nationalité française en 2012. Marianne a rencontré cet homme, aussi lyrique et enragé que son dernier roman, et surtout son univers.
Marianne : Comment ce texte « hénaurme » a-t-il maturé ?
Dimitri Bortnikov : Ce livre représente huit ans de travail. Le brouillon du texte fait 3 000 pages ! J'ai fait pour l'écrire plusieurs résidences d'écriture. A la fin, il était évidemment impossible de travailler dans une telle matière, dans des milliers de pages, ou alors tu le travailles par bribes et ça n'est pas bon. Alors, chez un ami peintre, je me suis immergé dedans. C'est-à-dire que j'ai imprimé tout, et collé les 3 000 pages de manuscrit aux murs de l'atelier. Je me suis posté au centre de la pièce, juché sur une chaise, avec une longue-vue, et j'ai scruté les pages une à une. C'est comme ça que j'ai pu voir quel passage allait mieux avec tel autre passage, ou la page X avec la page Y. J'ai même dormi dans la pièce, avec mon propre texte. Quand tu es dans ton texte - et surtout dans cet état -, tu sens véritablement ton livre, et là il prend forme. Il naît. Ça a duré deux semaines. Résultat : les 3 000 pages sont devenues un manuscrit de 1 500, que j'ai envoyé à mon éditrice, à Rivages, en deux boîtes à chaussures. Mon éditrice les a lues, elle a coupé ce qu'il fallait et a tout bien ficelé. Aujourd'hui, ça fait quasi 800 pages… Un boulot dingue !
On retrouve votre humour qui grattouille, qui provoque…
Mis à part toutes mes « dimitreries », ce qui comptait pour moi, c'était la joie. D'où le personnage de Pépé Jo. C'est une personne qui existait réellement, je n'ai rien ajouté : il fallait juste appuyer sur un bouton et le ressusciter. Tirer sur ses couilles pour qu'il se mette à parler. C'est le protagoniste littérairement le plus brut et le moins élaboré, il fallait juste le secouer un peu. Dans ce livre, la joie l'emporte sur le chagrin, au bout du compte. Il y a une certaine cruauté, c'est vrai, car je me penche sur des choses vers lesquelles les gens n'aiment pas se pencher. J'ai l'impression d'avoir fait bander les cadavres des morts que j'invoque, jusqu'à ne pas pouvoir refermer le cercueil ! Les choses deviennent vivantes. Et heureusement, car sinon ce serait juste des mots, juste… de la littérature ! Ce livre est un aspirateur ! Je ne cherche pas l'effet, je cherche la vie.
C'est le deuxième livre que vous écrivez directement en français. Qu'est-ce qui a changé depuis ce choix d'une autre langue d'écriture ?
Le russe, c'est vraiment fini pour moi. Même la liste des courses, je la fais en français maintenant. Je ne peux plus délirer en russe ! Je ne peux même pas draguer une fille en russe. C'est devenu une sorte de souvenir, ce n'est plus vivant. Je ne l'ai plus en bouche, cette langue. Je ne lis plus en russe, ni livre, ni presse, ni rien. Quand je vais en Russie, maintenant, la terre me parle, le ciel me parle, les gens me parlent, mais ce n'est plus pareil. Je ne traduis plus les émotions que j'y ressens en une langue. Mon russe n'a pas évolué avec celui du pays, il est resté celui du début XXe , c'est celui de Dostoïevski, de Tolstoï. Il est vivant… mais enterré vivant. Je ne l'entends plus.
“J'ai l'impression d'avoir fait bander les cadavres des morts que j'invoque jusqu'à ne pas pouvoir refermer le cercueil !”
Comment l'écrivain que vous êtes a-t-il rencontré la littérature ?
C'est mon arrière-grand-mère qui m'a bercé. Imaginez : vous livrez un bébé de 8 mois à une vieille femme née aveugle. Eh bien, c'est ce qui m'est arrivé. Mon père était d'une famille de petite noblesse, ma mère, d'une famille de serfs. Ils ont tous deux fait des études. Puis m'ont envoyé chez cette arrière-grand-mère. J'ai appris à lire avec elle. Elle était pleureuse de profession, donc sa vie était vouée aux mourants et aux défunts. Et mon enfance de même, car je l'ai passée à visiter des morts avec elle et ses « collègues »… Tout le monde priait, tout le temps. Imaginez l'angoisse dans laquelle je vivais : la nuit, la neige, un cadavre sur la table, on vous met dans un coin avec des vieilles qui lisent des psaumes. Il y avait une vieille, avec une énorme bible en slavon, qui lisait tous les psaumes. J'ai appris à lire en la regardant, elle, en suivant sa bouche et son doigt. J'ai ensuite commencé à lire pour divertir mon arrière-grand-mère. Et quand vous lisez 10 fois le même texte à voix haute, vous en avez marre. Du coup, je me suis mis à improviser, à inventer, à déconner, à changer un peu le texte : ce n'était plus David qui était le père de Salomon, mais l'inverse, ce genre de choses. J'ai alors compris qu'on peut commencer un texte par n'importe quel bout : il suffit que tu aies un désir, une vraie soif. Quand on retrouve sa vraie soif, plus besoin de te poser des questions, de savoir qui est l'orateur qui parle, ou autre. C'est la soif que j'ai retrouvée, cette soif du verbe, que j'ai retrouvée ici aussi, dans Face au Styx.
Depuis quand vivez-vous en France ?
Depuis presque vingt ans. A la fin des années 90, je vivais alors avec une femme, la mère de mon fils Igor, et j'en ai rencontré une autre, une Française qui parlait russe. On voyageait ensemble en Russie. Mais je suis resté avec ma femme. Entre 2000 et 2003, on a beaucoup fait la navette entre la France et Moscou. Après, je me suis installé en France, et mon mariage battait de l'aile. J'ai fait neuf mois dans la Légion étrangère, pour oublier tout ça et surtout pour vivre de façon anonyme : j'avais tous les papiers et visas requis, mais j'en avais marre. J'ai fait la période d'essai, mais je suis parti avant de signer mon contrat dans ce corps militaire. Mais ce n'était rien comparé à mes deux ans de service national dans l'armée Rouge, entre 1986 et 1988 : j'étais vers le cercle polaire. J'y ai rencontré pas mal de gens intéressants, pas fréquentables du tout mais intéressants. J'ai fait connaissance avec de vrais chamans de Yakoutie. Bref, après la Légion, j'ai un peu vécu au Mans, avant de venir vivre à Paris, en 2006. Je retourne en Russie tous les ans, pour aller voir une tante, à Samara, où je suis né.
Pourquoi la France ?
Après avoir remporté un concours organisé par la Fondation Soros [u n e des fondations philanthropiques du milliardaire George Soros] consistant à écrire des cours de littérature russe, j'ai eu le choix de partir pour New York ou Paris. J'ai choisi la France, et étudié à la Sorbonne. J'étais bien logé, à Maisons-Alfort. Je ne parlais pas un mot de français. J'ai alors connu une dame de grande classe, qui m'a embauché comme cuistot, et m'a appris la langue et les usages. Dès qu'elle a su que mes livres étaient publiés en Russie, elle m'a dit d'arrêter, m'assurant que j'aurai toujours une place à sa table, mais que je devais écrire. J'ai donc commencé à vraiment écrire. J'ai acheté un petit studio à Paris. Aujourd'hui, je suis obligé de le louer, et je vis dans des hôtels de passe, avec des prostituées. Parfois je m'occupe de leurs gosses ou de leur courrier. Mais je ne suis pas maquereau !
Vous avez la nationalité française depuis 2012. Allez-vous voter ?
Evidemment, je vais voter. Et je ne vais pas voter à droite. Mon père était de droite, ma mère était de gauche, et toute ma vie j'ai voté à gauche. La gauche Mélenchon. Le PS est un parti chez qui tout est « partiel », indécis, sur la question du libéralisme comme sur la grâce, l'exil, la façon de vouloir recourber la courbe du chômage. On ne peut pas prendre ça au sérieux ! Mais bon, je dois dire que c'est la faute de M. Mitterrand, tout ça. C'est lui qui a foutu par terre le Parti communiste. Le PC, c'était un garde-fou. Avant, on disait : « Tu veux que les communistes soient au pouvoir ? Non ? Alors vote PS. » C'est lui qui a fait en sorte que le PS fasse moins peur. Puis plus peur du tout. J'adhère à la vision deleuzienne de la gauche : une gauche christique, dont le destin est d'être dans l'opposition, jamais au pouvoir. Elle doit fouetter, toujours combattre la droite.
Qui sont les écrivains qui ont fait de vous l'écrivain que vous êtes ?
François Villon, Rabelais, Voltaire, Pascal pour les Français. Ivan le Terrible, Dostoïevski, Leskov, Platonov pour les Russes. Je ne lis pas de littérature contemporaine. Pourquoi ? Parce qu'il y a Platon, Socrate, Tolstoï, Shakespeare. Soyons sérieux ! Ils sont plus vivants que les vivants, pour moi ! Moi, je ne suis qu'un dé à coudre à côté de ces grands écrivains. Je les lis, les relis, car je veux apprendre. Et il faut lire Tocqueville, il faut que tous les politiciens lisent Tocqueville !