https://www.youtube.com/watch?v=rNsRUJJHUco
https://www.youtube.com/watch?v=XkKSPD4ThdM
#Makine #Buisson #littérature Andreï Makine et Jean-Christophe Buisson au Dialogue Franco-Russe
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Brillante interview, ou plutôt brillant échange, qui dépasse le cadre strict de l'ouvrage pour aborder des problèmes d'actualité en termes de géopolitique, sans omettre le rappel d'invariants civilisationnels et historiques.
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https://www.grasset.fr/livres/lami-armenien-9782246826576
Andreï Makine
A travers l’histoire d’une amitié adolescente, Makine révèle dans ce véritable bijou de littérature classique un épisode inoubliable de sa jeunesse.
Le narrateur, treize ans, vit dans un orphelinat de Sibérie à l’époque de l’empire soviétique finissant. Dans la cour de l’école, il prend la défense de Vardan, un adolescent que sa pureté, sa maturité et sa fragilité désignent aux brutes comme bouc-émissaire idéal. Il raccompagne chez lui son ami, dans le quartier dit du « Bout du diable » peuplé d’anciens prisonniers, d’aventuriers fourbus, de déracinés égarés «qui n’ont pour biographie que la géographie de leurs errances. »
Il est accueilli là par une petite communauté de familles arméniennes venues soulager le sort de leurs proches transférés et emprisonnés en ce lieu, à 5 000 kilomètres de leur Caucase natal, en attente de jugement pour « subversion séparatiste et complot anti-soviétique » parce qu’ils avaient créé une organisation clandestine se battant pour l’indépendance de l’Arménie.
De magnifiques figures se détachent de ce petit « royaume d’Arménie » miniature : la mère de Vardan, Chamiram ; la sœur de Vardan, Gulizar, belle comme une princesse du Caucase qui enflamme tous les cœurs mais ne vit que dans la dévotion à son mari emprisonné ; Sarven, le vieux sage de la communauté…
Un adolescent ramassant sur une voie de chemin de fer une vieille prostituée avinée qu’il protège avec délicatesse, une brute déportée couvant au camp un oiseau blessé qui finira par s’envoler au-dessus des barbelés : autant d’hommages à ces « copeaux humains, vies sacrifiées sous la hache des faiseurs de l’Histoire. »
Le narrateur, garde du corps de Vardan, devient le sentinelle de sa vie menacée, car l’adolescent souffre de la « maladie arménienne » qui menace de l’emporter, et voilà que de proche en proche, le narrateur se trouve à son tour menacé et incarcéré, quand le creusement d’un tunnel pour une chasse au trésor, qu’il prenait pour un jeu d’enfants, est soupçonné par le régime d’être une participation active à une tentative d’évasion…
Ce magnifique roman convoque une double nostalgie : celle de cette petite communauté arménienne pour son pays natal, et celle de l’auteur pour son ami disparu lorsqu’il revient en épilogue du livre, des décennies plus tard, exhumer les vestiges du passé dans cette grande ville sibérienne aux quartiers miséreux qui abritaient, derrière leurs remparts, l’antichambre des camps.
EAN : 9782246826576
EAN numérique: 978224682
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/andre--makine/content/1811928-andrei-makine-biographie
Andreï Makine : Biographie
Né en Sibérie en 1957, enfance et adolescence dans un orphelinat sibérien (parents disparus, probablement déportés). Bien qu’ayant eu une scolarité erratique, brillant élève de philosophie et de français qu’il étudie depuis l’école primaire. Boursier, rédige une thèse de doctorat sur la littérature française à l’Université de Moscou. À 30 ans, s’installe à Paris, professeur de russe, dépose une thèse de doctorat sur Ivan Bounine à la Sorbonne. Premier roman La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990). Choisit le français comme langue scripturale. Prix Goncourt, Prix Médicis, Prix Goncourt des Lycéens 1995 (Le Testament français) ; Prix Eeva Joenpelto (Finlande) 1988 (Le Testament français); Prix RTL-Lire 2001 (La Musique d’une vie); Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco 2005 (pour l’ensemble de son œuvre); Prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à l’Ecran 2005 (La Femme qui attendait). Vit actuellement à Paris mais se tient, autant que possible, à l’écart de la vie littéraire, se consacre entièrement à la littérature. L’obtention du Goncourt lui valut, entre autres, la nationalité française préalablement refusée.
Les romans d’Andreï Makine, le benjamin des Goncourt franco-russes, recèlent une subtile intertextualité aux littératures, histoires et cultures russe et française, doublée d’une érudition pleine de compassion pour la nature humaine. De nombreux écrivains russes ont choisi d’écrire en français. En cela, Andreï Makine n’est pas une exception. En outre, il ne rompt pas complètement avec sa langue maternelle à son arrivée en France. En témoignent sa thèse sur Ivan Bounine et les cours de russe donnés avant qu’il se consacre entièrement à la littérature. La composante première de son œuvre est de donner la parole à ceux qui en étaient dépourvus, les habitants de l’ancienne URSS. Bien que relaté en français, une grande partie de l’univers makinien se situe en Russie. Dans sa thèse de doctorat, l’auteur décrit comme une antinomie « significative pour la pensée esthétique et philosophique russe » (La Prose de I. A. Bounine) les concepts du « byt » et du « bytié ». Le premier serait « le vécu, le quotidien, les us et coutumes, l’ensemble des conventions socio-psychologiques, le cadre socio-psychologique de l’existence. Le “bytié” signifiera dans cette perspective terminologique, le dépassement du “byt”, le retour à l’univers perçu dans son état extra fonctionnel ». L’une des constantes de la poétique de Makine est donc son caractère antinomique, fréquemment illustré par une scission entre le quotidien et son dépassement, voire par une inversion de la problématique. C’est en accentuant cette antinomie que Makine écrit ses romans et fait vivre ses héros : inversion de la problématique de l’exil et de l’identité dans Le Testament français, où le jeune narrateur se sent étranger dans son pays natal et a la nostalgie de la France pourtant inconnue. Présence de Françaises exilées en Russie : Charlotte Lemonnier dans le Testament français, Alexandra dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme. Inversion de la problématique de l’inceste dans Le Crime d’Olga Arbélina, où l’enfant abuse de l’adulte. Inversion de la problématique de la guerre et de la paix et de la notion de héros dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique où le héros est un anti-héros puisque le personnage principal est le père et non la fille (bien que ce soit par les agissements de cette dernière que l’inversion finale a lieu). C’est donc par le biais de l’inversion qui délimite de manière plus aiguë la problématique abordée, que les personnages se meuvent dans l’ « entre-deux-mondes », interstice entre deux cultures, deux visions, deux identités parfois comme Alexeï Berg dans La Musique d’une vie.
Ainsi, plusieurs romans thématisent l’exil, la migration et le bilinguisme qui en découle, un bilinguisme dans lequel s’insèrent le conflit entre la mémoire collective et la mémoire individuelle d’une part, thème récurrent de l’œuvre makinienne et, d’autre part, la contradiction entre les mémoires collectives française et russe, démontrant par là leur caractère construit. Ce phénomène est particulièrement visible dans les descriptions de films insérées dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique et L’Amour humain. Makine réalise ainsi une critique sociale, une satire à l’aide de moyens littéraires économiques et efficaces d’où sont bannis les grands développements théoriques. Il évite ainsi la stagnation de la narration qui serait propre au roman à thèse. Un autre atout majeur de Makine est d’avoir engagé une transversalité des arts par-delà la délimitation trop rigide des frontières généralement admises au moyen de l’ekphrasis (description détaillée d’une œuvre d’art) sous laquelle perce l’ironie.
Chez Makine, le bilinguisme, voire le plurilinguisme, et la double appartenance culturelle se manifestent majoritairement au niveau des personnages, chacun d’eux ne manipulant traditionnellement qu’un seul registre linguistique. C’est le cas dans La Femme qui attendait où Otar délivre des histoires salaces dans un langage cru alors que le narrateur s’exprime dans un langage soigné et intellectuel, si bien que la divergence linguistique souligne la différence des caractères. Dans Le Testament français, l’auteur soulève la question de la double appartenance culturelle et évoque la manière dont le narrateur devient conscient de porter en lui une greffe française qui l’empêche de se conformer à son environnement russe. Ne pouvant s’amputer de cette part de soi tout en étant incapable d’être soi-même, il refuse sa double identité. À l’âge adulte, le narrateur émigrera en France et jettera un regard sur son passé russe. Sa double appartenance lui permettra ce retour en arrière où la France – dans sa réalité quotidienne – occultera cette France rêvée d’alors. À l’inverse, dans La Vie d’un homme inconnu, le narrateur Choutov, écrivain russe émigré en France, intellectuel blasé et blessé par le politiquement correct, découvrira lors d’un retour à Saint-Pétersbourg, après vingt ans vécus à Paris, que la Russie qu’il a connue a disparu.
En ce qui concerne la thématique de la migration au sens propre du terme, le narrateur est un émigré assumé dans plusieurs romans (Confession d’un porte-drapeau déchu, La Vie d’un homme inconnu, Au temps du fleuve Amour, La Musique d’une vie, Requiem pour l’Est) tandis que dans Le Testament français, le processus d’acculturation et de déculturation se déroule dans le pays natal du narrateur, la Russie qu’il n’a encore jamais quittée. L’émigration et l’exil sont ordinairement mis en scène comme l’unique moyen de subsistance, le social et le politique jouant un rôle déterminant et l’histoire celui d’un personnage à part entière que l’on subit ou fuit. Le cas typique est celui d’Olga dans Le Crime d’Olga Arbélina fuyant la Révolution. De fait, presque tous les narrateurs makiniens sont des émigrés et le va-et-vient entre deux cultures ou langues s’articule subséquemment dans le passage de l’une à l’autre tout en transcendant l’une et l’autre grâce à des changements de perspective. Pour ce faire, Andreï Makine se sert en grande partie de descriptions de photographies, de films, de moments musicaux, mais aussi de commentaires de personnages bilingues – comme ceux de Charlotte sur les mérites respectifs de différentes traductions de Baudelaire. De plus, ces descriptions sont majoritairement des lieux de focalisation où se joignent les liens interculturels franco-russes. Dans Le Testament français, les photos de la visite du Tsar en France en fournissent un bel exemple. Dans Au temps du fleuve Amour, trois adolescents apprennent le français grâce à des films de Belmondo. La projection cinématographique a ceci de particulier que la synchronisation s’y effectue sans effacer la langue première mais en s’y superposant. Le film lui-même devient bilingue et fournit la traduction simultanée des dialogues, la version originale restant audible sous le russe. Le narrateur explique ainsi le processus d’apprentissage de la langue « Le français pénétra en nous par imprégnation, sans grammaire ni explication. Nous copions ses sons d’abord comme des perroquets, par la suite comme des enfants ». Avec les descriptions musicales, Makine accentue enfin non seulement les enjeux esthétiques de l’écriture, mais aussi les enjeux éthiques et politiques respectifs, la musique étant un instrument de fascination politique des masses. Ceci apparaît lors de l’analyse des couplets enchâssés dans la plupart des romans, mais aussi dans La Femme qui attendait où le chœur des vieilles femmes souligne la situation engendrée par les guerres.
Au niveau de la signification des mots, tout un imaginaire culturel s’offre au narrateur du Testament. Le mot « tsar » se prononce d’une manière légèrement divergente dans les deux langues mais reste phonétiquement reconnaissable. Cette différence est mise en lumière par l’emploi de deux alphabets dans le roman. L’un, cyrillique, exprime, pour le jeune narrateur, la manière dont Nicolas II est présenté par la propagande soviétique. L’autre, latin, représente la vision transmise par sa grand-mère. Un autre exemple de l’imbrication de deux langages reflétant chacun un imaginaire culturel distinct et prêtant par là à confusion est fourni dans le roman Au temps du fleuve Amour : Outkine et Samouraï se disputent à propos de la prononciation de « Belmondo » – Bel-mon-do ou Bel-mon-do. Et le narrateur, décontenancé par le [o] final, indication du genre neutre en russe, s’interroge : s’agit-il d’un homme ou d’une femme. Même constat lors de l’emploi du mot « village » dans Le Testament français. Alors que Charlotte répète : « Oh ! Neuilly à l’époque, était un simple village », le seul village que le narrateur connaisse est Saranza, formé par des isbas russes. Pour l’enfant, Neuilly se transforme ainsi en un village de cabanes en bois où Marcel Proust se promène dans les allées de sable en tenue de tennis. Makine joue donc avec deux langages sociaux distincts, imbriqués, et qui donnent naissance au jet scriptural, et il recourt – pour citer Bakhtine – « aux deux langages pour ne pas remettre entièrement ses intentions à aucun des deux ». Dans Le Crime d’Olga Arbélina, il est question de l’orthographe lorsque le gardien du cimetière commente l’inscription d’une dalle mortuaire : « Elle résiste bien au temps cette faute. Officier de cavallerie. Avec deux l. Heureusement, tout le monde ne lit pas les caractères cyrilliques ». Alors qu’avec khotite tchayou écrit en caractères cyrilliques, le bilinguisme du lecteur est mis à contribution. En effet, le lecteur parlant russe pourra sans mal lire et comprendre le sens de la phrase. De même, dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique, des mots russes intercalés dans le texte créent une complicité avec le lecteur russophone. Des notes de bas de page par contre offrent la traduction pour le lecteur francophone. Ceci dit, La Terre et le ciel de Jacques Dorme et Le Testament français sont très certainement les deux romans où les références directes à la langue française et sa beauté prévalent.
Cependant, Andreï Makine est résolument conscient de la beauté et des valeurs de sa langue d’adoption. Ainsi, le narrateur de La Terre et le ciel de Jacques Dorme déplore fortement la langue des banlieues qui s’échappe de la sono d’une voiture sous forme d’une chanson, souillant la pureté du français, thème repris d’ailleurs dans Cette France qu’on oublie d’aimer (commandité par Gallimard pour sa collection « Café Voltaire »). La description du « pays rêvé » culmine dans cet essai, mais le comparant au quotidien, le « pays vécu » décevant. Rédigé en quatre parties, « Certaines idées de la France », « La Forme française », « Déformation », « Voyage au bout de la France », le lecteur peut y suivre une évolution de la pensée de l’auteur fustigeant les idéaux de l’intelligentsia de « cette » France contemporaine.
Si Le Testament français forme indéniablement le point charnière de la carrière d’Andreï Makine à ce jour, il n’est nullement représentatif de son œuvre dans sa totalité. Que l’on pense à la pièce de théâtre Le Monde selon Gabriel, un monde d’où la parole est bannie, où l’on ne communique plus que par portable, où le poète est enchaîné, bâillonné, et neuf milliards d’humains cloués devant les scènes télévisuelles mimées par des comédiens, commentées par un Grand Imagier invisible : Le Choc des civilisations, Le Palmarès des victimes, La Révolution culturelle. Une globalisation manipulant les consciences, transformant les hommes en zombies accueillant la dictature douce du flux ininterrompu des informations formatées. Une antilope – symbole récurrent de l’imaginaire makinien et empaillée cette fois – accompagne les acteurs du drame, un chef-d’œuvre d’équilibre miraculeusement établi grâce à une écriture qui régit les codes et règles tacites d’une collectivité qui ressemble fortement à ce que pourrait devenir (ou est peut-être déjà) la nôtre. Cette pièce novatrice est plus qu’une parodie ou une satire, c’est une réflexion sur notre société, nos démarches, nos émotions et nos choix. Ou encore L’Amour humain d’où la France est totalement absente, mais la Russie et la propagande soviétique y remplissent un rôle proéminent.
Néanmoins, le Goncourt et sa réception, reste le plus commenté à ce jour. La critique concentrée sur ce roman, s’est principalement penchée sur les éléments – supposés – autobiographiques : la grand-mère en figure de proue. Cela est tout à fait compréhensible si l’on prend en considération l’origine russe de Makine. Peu de chercheurs, cependant, ont fait l’effort de contrôler les dires de l’auteur et d’approfondir, par exemple, la langue d’écriture des premiers romans. Dans la plupart du temps, une reprise intégrale des articles parus dans les medias – tous plus sensationnels les uns que les autres – a suffi ; Makine par sa stature et son accent se prêtant volontiers à la naissance d’une légende. Ainsi la critique a-t-elle fait régulièrement l’amalgame entre l’auteur et ses narrateurs, sujets à cette oscillation entre deux cultures, répétant inlassablement la sempiternelle question “Qui suis-je ?” La tentative d’y répondre par l’écriture se retrouve chez la plupart des personnages principaux, qui sans être toujours écrivains, écrivent une fois en exil à l’Ouest. Malgré tout, sa grande maîtrise du français a valu à l’auteur de rallier tous les suffrages de cette même critique le comparant à un « Proust russe » ou à un « Tolstoï français ».
Andreï Makine a aussi publié plusieurs romans sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde. Cela lui permet de faire passer un autre message dans un tout autre style. Selon Gabriel Osmonde, la littérature pourrait changer le monde si les humains devenaient plus conscients de leur « troisième naissance ».
Murielle Lucie Clément
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Andreï Makine
- La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Robert Laffont, 1990
- La Prose de I. A. Bounine, Poétique de la nostalgie, thèse de doctorat, Paris IV, 1991
- Confession d’un porte-drapeau déchu, Paris, Belfond, 1992
- Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994
- Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, (Prix Goncourt, Prix Médicis et Prix Goncourt des Lycéens)
- Le Crime d’Olga Arbélina, Paris, Mercure de France, 1998
- Requiem pour l’Est, Paris, Mercure de France, 2000
- La Musique d’une vie, Paris, Éditions du Seuil, 200, (Grand Prix RTL-Lire 2001)
- La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Paris, Mercure de France, 2003
- La Femme qui attendait, Paris, Éditions du Seuil, 2004
- Cette France qu’on oublie d’aimer, Paris, Flammarion, coll. Café Voltaire, 2006
- L’Amour humain, Paris, Éditions du Seuil, 2006
- Le Monde selon Gabriel, Monaco, Éditions du Rocher, 2007 (Théâtre)
- La Vie d’un homme inconnu, Paris, Seuil, 2009
- Le Livre des brèves amours éternelles, Paris, Seuil, 2011
- Une femme aimée, Paris, Seuil, 2013
Gabriel Osmonde :
- Le Voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Albin Michel, 2001
- Les 20.000 Femmes de la vie d'un homme, Albin Michel, 2004
- L'Œuvre de l'amour, Pygmalion, 2006
- Alternaissance, Pygmalion, 2011
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Michelle Bubenicek, directrice de l'École des chartes, accueille Andreï Makine, écrivain membre de l'Académie ...
24 avr. 2019
"SI ON NE TOUCHE PAS, ON NE COMPREND PAS" -
Andreï Makine a été distingué le 31 mars par le Prix des romancières pour son ouvrage L'ami arménien (Grasset). Il invite à se placer à hauteur d'homme pour parvenir à rendre compte des massacres qui parcourent notre histoire.
Par Pauline Gabinari,
Créé le 31.03.2021
Mis à jour le 01.04.2021
Vous avez déjà reçu le Goncourt, le Médicis, le Goncourt des Lycéens... pourquoi celui-là est différent ?
Ce qui me touche, c'est que ce prix ose dire son nom. Il est attribué par des romancières pour qui il importe peu que le lauréat soit un homme ou une femme. Elles choisissent un livre qui leur plaît, sans prendre en compte le sexe ou l’orientation sexuelle. Alors qu'aujourd'hui la société est à cran sur ce sujet, cette attitude rend la relation hommes-femmes plus sincère, plus ouverte.
Votre livre paraît quelques mois après la fin du conflit au Haut Karabagh….
Le roman a été rattrapé par l'Histoire. Quand j'ai rendu mon manuscrit, il y a plus d'un an déjà, la guerre n'était pas encore là. Mon ami arménien vivait dans mon cœur depuis longtemps. Ce conflit est une horrible tragédie. Il y a eu 6000 morts, des jeunes garçons tués et aujourd’hui, ce sont les mères qui pleurent.
Comment mettre des mots sur ces évènements dramatiques ?
Ce qui nous manque, c’est l'incarnation. On peut dire qu’il y a eu 25 millions de morts russes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais on ne peut pas l’imaginer. À l’inverse, si je vous dis que cela correspond à treize fois la population de Paris là, on est saisi. Dès qu’on voit les victimes une à une, cela provoque un choc. Le roman sert à ça, il personnifie. C’est presque biblique ou évangélique. C’est Saint Thomas qui pose ses mains dans les stigmates du Christ. Il faut toucher. Si on ne touche pas, on ne comprend pas.
Récemment, Joe Biden a laissé entendre que Vladimir Poutine était un tueur. Que pensez-vous du regain des tensions entre votre pays d’origine et le monde occidental ?
Une méfiance s’est installée. Les Américains dépensent un argent fou pour se réarmer. C’est une folie totale, mais c’est le mécanisme capitaliste qui est à l'œuvre. Il faut fabriquer et vendre des armes. Et pour les vendre, il faut allumer des foyers de guerre. Je ne veux pas dire que les Russes sont tous blancs et innocents. Mais il existe en tout cas chez eux cette volonté de travailler ensemble. Notre planète est tellement petite... Elle est déjà surpeuplée, surpolluée. L'humanité a des défis énormes devant elle. Se déchirer, trouver des griefs à chacun, refuser l'autre dans ce qu'il représente d'humain, c'est très grave. Au lieu de se réarmer, nous devons essayer de trouver des projets [communs]. L’Ami arménien est un appel à la raison et à l’union de tous les peuples.
JOHAN-FRÉDÉRIK HEL GUEDJ
15 janvier 2021
À travers l’histoire d’une amitié adolescente, Andreï Makine révèle dans "L'ami arménien" (Grasset) un épisode de sa jeunesse à travers un narrateur de treize ans qui vit dans un orphelinat de Sibérie, à la fin de l’URSS.
«Il m’a appris à être celui que je n’étais pas». Cette confession énigmatique ouvre «L’Ami arménien». Le narrateur nous éclaire, à demi: «Nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort».
Le tragique de cette amitié est doublement hanté de fraîcheur et de menace. La fraîcheur: «À notre hauteur, c’est le même air qu’au milieu des nuages, n’est-ce pas? Donc, le ciel commence à partir d’ici», explique Vardan, l’ami de 14 ans, au narrateur, qui en a 13. Un peu plus loin, à nouveau, celui-ci confie: «Désormais, en pensant à Dieu, j’imaginerais sa présence infiniment plus proche de nous».
D’un bout à l’autre, «L’Ami arménien», d'Andreï Makine, oscille entre cette amitié et son histoire tragique. Depuis «Le Double» de Féodor Dostoïevski, ce dédoublement croise «l’être russe», dont celui-ci disait qu’il était «habité par deux abîmes du bien et du mal». Ici, l’abîme s’ouvre sur les rives de l’Ienisseï, en Sibérie centrale. À l’orphelinat du narrateur, face au persécution des autres pensionnaires, Vardan est «absent».
«Nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bienL’un d’eux lui crache au visage, afin de «dégrader la rectitude de ses traits». Le narrateur se défend en maniant sa ceinture armée d’une plaque d’acier aiguisée en lame et le raccompagne au «Bout du diable», où sont réfugiés les Arméniens, au pied d’un monastère transformé en prison, quartier que ceux-ci appellent le «royaume d’Arménie». Il découvre Chamiram, la mère de Vardan, et son «timbre de voix» qui le transfigure en adulte. La grande joie de la découverte de ce «royaume d’Arménie» va de pair avec une grande douleur, un « mal arménien » qui obstrue les poumons de Vardan.
Lors de leurs escapades aux abords de la prison, Vardan attire son regard vers un vol d’oies, qui composent leur «épure ailée». Aussitôt après cette scène mythologique, réminiscence du «Merveilleux voyage de Nils Holgersson», qui parcourt la Suède avec son vol d’oies, ce dernier, «devant cette beauté», éprouve pour la première fois de sa vie «la douleur de ne pas pouvoir la dire aux autres».
C’est pourtant ce qu’il nous offre. Makine possède l’art du retranchement, une écriture «en arrière de la main», comme disent les cavaliers, qui lui vient peut-être de sa posture d’étranger dans sa propre langue, comme l’écrivait Gilles Deleuze à propos de Beckett, cet irlandais qui écrivait en français, comme l’Académicien russe qui écrit dans sa langue d’adoption.
https://www.journaldemontreal.com/2021/02/27/souvenirs-dune-epoque-tragique-et-lumineuse
Karine Vilder
27 février 2021
En revenant sur un épisode marquant de son adolescence, l’écrivain français Andreï Makine signe un magnifique roman d’apprentissage.
Tous ceux qui ont lu Au temps du fleuve Amour, Le testament français, La musique d’une vie ou L’archipel d’une autre vie savent déjà au moins deux choses sur l’homme de lettres Andreï Makine : qu’il est né en Sibérie au cœur des années 50, et que depuis 2016, il a son siège attitré sous la grande coupole de l’Académie française, à Paris. Un singulier parcours dont il revisite parfois certains pans à travers ses livres, comme il vient de le faire avec L’ami arménien.
Dans ce tout nouveau roman, Andreï Makine revient en effet sur un épisode de son adolescence resté profondément ancré dans sa mémoire. À l’époque, il vivait dans un orphelinat de Sibérie centrale et, pendant les premiers jours de septembre, à la reprise des classes, il n’a pas tardé à remarquer que les petites brutes de l’école s’en prenaient régulièrement à un nouvel élève de complexion délicate prénommé Vardan. Une situation inacceptable qu’il décidera de régler lui-même en prenant la défense de ce jeune Arménien, dont il deviendra vite l’ami. Et comme on peut s’en douter au vu du titre, c’est cette amitié aussi belle que touchante qui nous sera ici racontée.
« On fait souvent de l’autofiction en France, et tout cela est très égotiste, explique Andreï Makine, qu’on a pu joindre chez lui, à Paris. À mon avis, l’écrivain doit s’intéresser au vécu d’autrui et ce qui m’intéressait dans ce livre, ce n’était pas tant mes sentiments que le personnage de Vardan. Il souffrait d’une maladie qu’on ne savait pas soigner dans les années 70 [la maladie arménienne] et Vardan se savait condamné. Oui, on l’est tous, sauf que lui l’était à très brève échéance et quand on voit comme lui le terme se rapprocher rapidement, on vit sa vie en condensé. »
Le quartier des espérances
À 14 ans, Vardan va ainsi être nettement plus mûr que la majorité des gamins de son âge. Qui ne seront du reste pas très nombreux à traîner dans les ruelles du « Bout du diable », un quartier situé non loin de la prison où quelques Arméniens attendent d’être jugés pour « subversion séparatiste et complot antisoviétique ». Leurs proches voudraient apporter un soutien à ces prisonniers. Ce qui vaut aussi pour Vardan et les siens, l’époux de sa sœur Gulizar faisant partie des hommes qui ont été arrêtés et transférés à 5000 km du Caucase.
« Avec le drame qui s’est passé récemment dans la région du Haut-Karabagh, mon roman a été rattrapé par l’actualité, souligne Andreï Makine. Mais il aurait pu être actuel il y a 30 ans ou 100 ans. Le génocide arménien n’a pas seulement été perpétré en 1915. Il a commencé à la fin du XIXe siècle, continué dans les années 20 et un million et demi d’êtres ont été exterminés. Notre monde humain reste extrêmement sauvage et je pense qu’un personnage comme Vardan permet d’en prendre conscience. En parlant de cette communauté arménienne qui a vécu une longue suite de tragédies, on peut peut-être éveiller les gens. »
Plus tout à fait le même
Avant d’en arriver là, Vardan a longuement séjourné dans la mémoire d’Andreï Makine. « Pour le rendre vivant, incarné, il fallait que je comprenne dans quel état d’esprit il était, que je sois à l’unisson avec ce qu’il était », précise-t-il. Et, pour ce faire, il a d’abord dû attendre de gagner en âge afin de pouvoir lui aussi saisir ce que l’on ressent, lorsqu’on voit son propre terme se rapprocher.
Quant au récit qui en découle, il est tout simplement saisissant, son jeune narrateur parvenant à restituer aussi bien la face cachée du communisme que le minuscule « royaume d’Arménie » où vit son ami. Mais quand on a demandé à Andreï Makine si son récit était entièrement autobiographique, ce dernier a tenu à apporter quelques nuances. « Celui qui raconte l’histoire de Vardan me ressemble beaucoup, car il s’agit de l’enfant que j’étais à l’époque. Mais ce garçon a 13 ans et je l’observe avec le recul et l’expérience de ma vie tout entière. »
UN MÉLANGE DE FRANÇAIS et de KRASNOYARSK
Auteur : George KHABAROV
11/04/2013
Il y a 25 ans, la Russie présentait Andrei Makin à la France. Aujourd'hui, il est l'un des écrivains occidentaux célèbres. Il a donné une interview "top secret" en 2003
En 1995, pour la première fois dans l'histoire de la littérature française, le prix Goncourt a été décerné à un écrivain russe. Il a été reçu par Andrei Makin pour le roman "Testament français". « J'étais émerveillé », m'avait alors confié le président de l'Académie Goncourt, Edmond Charles-Roux. "C'est de la grande littérature." Du jour au lendemain, Andrei est devenu une célébrité européenne. « Comme tous les Russes, me dira plus tard Makin, je suis fataliste. Je l'étais avant de recevoir le prix Goncourt, et je reste maintenant ». Et soudain, il a ajouté: "Je pense que je le mérite." Dans le même 1995, le livre a reçu un autre prestigieux prix Médicis, puis toute une couronne d'autres prix, dont le prix italien, qui récompense le meilleur livre de ceux qui ont reçu les prix littéraires de cette année.
Depuis lors, le Testament français a été traduit en 35 langues, avec un tirage total de 2,5 millions d'exemplaires. En Russie, le roman a été publié dans la littérature étrangère, mais il n'est jamais sorti en tant que livre séparé. Récemment, un nouveau roman de Makin a été publié - "La Terre et le Ciel de Jacques Dorm. Chronique de l'amour". Lui, comme presque tous les précédents, est écrit sur un thème "russe-français". Il convient de mentionner deux autres romans les plus célèbres d'Andrei Makin. C'est "Le Crime d'Olga Arbenina" - sur le sort de la princesse russe, qui vit avec son fils dans la "Horde d'Or", une ville française qui a abrité l'émigration russe. Et "Requiem pour l'Est" - un roman sur la vie de trois générations d'une famille russe, dont la part tombe les épreuves les plus difficiles du siècle dernier - la révolution, la guerre civile, la collectivisation, la Grande Guerre patriotique.
Le destin d'Andrei Makin s'est développé comme il sied à celui d'un fataliste. Makin, 45 ans, est arrivé en France en 1988 et a demandé l'asile politique. On sait peu de choses sur sa vie d'avant - Andrei parle de lui-même avec parcimonie. Il est né à Krasnoïarsk. Il a été élevé par sa grand-mère, française de naissance, Charlotte Lemonnier, arrivée en Russie avant 1917. Elle lui apprend le français, lui fait découvrir l'histoire, la littérature et la culture françaises. En même temps, elle aimait beaucoup la Russie. « En Russie, expliqua-t-elle à son petit-fils, l'écrivain était le souverain suprême. Ils attendaient de lui à la fois le Jugement dernier et le Royaume de Dieu. » Après avoir obtenu son diplôme, Makin a enseigné la littérature à Novgorod. « Dans les dernières années du communisme, se souvient Andrei, nous avons eu un peu de liberté, mais le régime est resté répressif. Avec la perestroïka, tout le monde s'est lancé dans les affaires, La Russie a suivi la voie du capitalisme mafieux. La vraie littérature du pays a disparu. Mais je n'avais rien en commun avec les nouveaux Russes, alors j'ai préféré partir..."
A Paris, il se retrouve dans la situation d'un sans-abri et habite même quelque temps dans une crypte du cimetière du Père Lachaise. Il gagnait de l'argent en enseignant le russe et écrivait des romans, en français. Andrei est convaincu que le premier roman en France est plus difficile à publier qu'en Russie. Beaucoup d'angoisses mentales lui ont été apportées par les éditeurs, qui ont envoyé des lettres pleines d'ironie refusant d'imprimer des manuscrits, qu'ils n'ont même pas daigné feuilleter. Confiants dans leur expérience professionnelle irréprochable, ils pensaient qu'il était impossible de bien écrire en français avec un nom russe. Pour les réaliser, Andrei a commencé à écrire sur la page de titre : « Traduit du russe par André Lemonier ». « J'ai tout fait pour être publié, se souvient le lauréat du Goncourt. - Envoyé le même manuscrit sous différents pseudonymes, changé les noms de romans,
Les critiques locaux de Makin étaient divisés en deux camps - les admirateurs ardents et les opposants tout aussi ardents. Ce dernier écrit qu'il "ne connaît pas les lois universelles de la littérature", et ne manque pas l'occasion de lui rappeler son origine russe, affirmant que "Le Crime d'Olga Arbenina" ressemble à une mauvaise traduction du russe. Andrey n'aime pas toujours les éloges des fans non plus. En particulier, lorsqu'il est surnommé « Proust des steppes russes », marquant son « impressionnisme slave ». "Bien sûr," me plaignit Andrey, "puisque le russe signifie vodka et balalaïka. Ils ne savent rien de la Russie. En raison des événements en Tchétchénie, la russophobie grandit sous nos yeux. La Russie pour l'Europe est une force brutale terrible, grossière, qui ne fait qu'effrayer, car elle vit selon des lois complètement différentes de celles du reste de l'humanité... "Makin déteste clairement la soi-disant" intelligentsia parisienne ", qu'il a ridiculisé avec colère dans Requiem for the East. « Ces pionniers littéraires et idéologiques, dit-il, sont en réalité des gens sans convictions. Ils développeront rapidement une théorie qui les glorifiera et rapportera de l'argent, puis le rejettera ... "
Makin se considère comme un écrivain français. En effet, presque tout le monde le lit, mais en Russie il reste une quantité inconnue. "Je doute que la Russie ait besoin de moi maintenant", dit l'écrivain. - Mes romans lui parviendront quand nous ne serons plus là. Le lecteur russe les regardera avec un tout autre regard détaché "
De toute évidence, Bounine a le plus influencé l'écrivain Makin. Andrey a même soutenu sa thèse "La poétique de la nostalgie dans la prose de Bounine" à la Sorbonne. Et il l'a fait, selon ses propres mots, pour que Bounine soit mieux connu ici. "Bounine, s'il n'avait pas émigré, il n'aurait jamais écrit Vie d'Arseniev, il n'aurait pas volé à une telle hauteur", est convaincu Makin. - Il existe une telle nationalité - un émigrant. C'est alors que les racines russes sont fortes, mais que l'influence de la France est énorme."
- Votre roman « La Terre et le Ciel de Jacques Dorm. Chronicle of Love », comme toutes les précédentes, est écrite sur un thème russo-français. A part Henri Troyes, personne n'a autant écrit à ce sujet...
- Je ne pense pas que l'intrigue soit si importante. Elle est importante d'abord, car elle détermine le schéma, la construction du livre, puis tout repose sur sa tonalité esthétique. Pour moi, la tâche principale a toujours été de raconter quelque chose qui fait époque sur deux cents pages.
- L'appartenance à deux cultures et à deux langues n'entraîne-t-elle pas une double personnalité ?
- A un clivage culturel et linguistique - oui, probablement. Mais l'essentiel est la langue poétique, dont je considère les dialectes français, japonais, russe et tous les autres. Pourquoi comprenons-nous la poésie médiévale japonaise, pourquoi ses images nous sont-elles proches ? Il semblerait que ce soit un pays complètement incompréhensible, une langue japonaise hermétiquement fermée - et en même temps, lorsque les pétales de cerise qui tombent sont décrits, pour nous, Russes, c'est très proche et compréhensible.
- Vous êtes un écrivain bilingue. Il y en avait peu dans l'histoire - Nabokov, Konrad ...
L'auteur de "l'Invitation à l'exécution" a affirmé que sa tête parlait anglais, son cœur parlait russe et son oreille préférait le français ...
- Je ne crois pas Nabokov. Il était le plus grand canular. Prenez, par exemple, l'histoire de "Lolita", qu'il aurait voulu brûler, et lorsque sa femme a sorti le manuscrit du feu, un étudiant est apparu sur le pas de la porte et a été témoin de cette scène. Mais ce ne sont pas seulement de tels canulars. C'était un magicien du langage, un brillant styliste. Mais je ne suis absolument pas sûr qu'il entende et se sente mieux en français qu'en russe.
- Quels sont les avantages de la langue française ?
- Le français donne beaucoup - d'abord la discipline de la pensée, avec laquelle notre esprit russe est constamment aux prises. En russe, j'écrirais beaucoup plus amorphe. Le français nous oblige à être strict avec la phrase. C'est une langue dictatoriale dans sa pureté et sa simplicité, elle ne pardonne rien. En russe, on peut se répéter. On peut, comme Dostoïevski, enchaîner trois ou quatre adjectifs sur une phrase. Ce n'est pas possible en français. S'il y a un adjectif dans une phrase, alors le second "ne convient pas", il le décompose.
- Mais le russe a aussi ses charmes littéraires...
- Certainement. Le grand avantage de la langue russe est la flexibilité de la phrase, lorsque le sujet peut être placé à la fin et le prédicat au début de la phrase. Tout ce qui est matériel et concret s'exprime mieux à l'aide du russe, et pour tout ce qui est abstrait, le français est bien plus adapté. Essayez de dire "pale lilas" en français. Toute la subtilité de Bounine, toute sa poésie est basée sur ces adjectifs complexes.
- Pourquoi avez-vous décidé d'écrire votre premier livre en français ? N'était-ce pas un défi, un désir d'affirmation de soi ?
- Non. C'était plus facile pour moi d'écrire en français car j'avais une bonne idée du lecteur français. Quand un écrivain dit qu'il écrit pour lui-même, c'est un mensonge. Pour moi, le lecteur est doté d'une sorte de pouvoir divin. Celui vers qui je me tourne est plus intelligent que moi, il me critique constamment, jette quelque chose, se moque de quelque chose. Peut-être de la compassion...
- Pouchkine et Tolstoï parlaient couramment le français, mais ils écrivaient toujours en russe ...
- Je dis toujours que dans les écoles françaises il faut étudier la langue française la plus pure de Pouchkine. Il a vécu à une époque critique, lorsque l'ancien lectorat étroit - pas plus d'un millier et demi de personnes - s'est étendu à quinze mille grâce à l'essor des imprimeries et à la croissance des différentes classes. Il a été obligé de s'adresser à ce nouveau cercle d'une largeur sans précédent dans la langue la plus compréhensible, c'est-à-dire en russe.
- Bien que Pouchkine ait dit que le but de la poésie est la poésie, il s'est penché sur sa vocation de sacerdoce...
- Et il avait absolument raison. La définition d'un poète en tant que prophète est tout à fait pertinente aujourd'hui. Dans le même temps, le commerce, la littérature tabloïd ont toujours été et seront. Et aujourd'hui, vous pouvez "lancer" n'importe quel livre et en faire un best-seller, qui sera oublié dans deux mois.
- Eh bien, pour Brodsky, le but principal de la littérature russe est la consolation, une justification de l'ordre existentiel...
- La consolation est encore une diminution du rôle de la littérature. Elle ne devrait consoler personne. La littérature n'est pas une psychothérapie.
- Pensez-vous qu'un écrivain devrait être un ermite, une personne hors de ce monde ?
- Les écrivains passent la majeure partie de leur vie dans une solitude totale. J'évite les réunions, même lorsqu'il s'agit d'invitations du président Chirac. Pour un écrivain, de telles rencontres n'ont pas de sens, et elles prennent beaucoup de temps.
- Avez-vous également ignoré la dernière invitation à un dîner en l'honneur de la visite de Poutine à Paris ?
- Ainsi que tous les précédents. J'évite tout événement formel.
- Vous avez un jour comparé la Russie à un soldat dont la jambe amputée continue de faire mal. En médecine, cela s'appelle la douleur fantôme...
- Je connais très peu la Russie d'aujourd'hui. En 2001 j'y suis allé avec Jacques Chirac, mais c'était une courte visite et j'ai très peu vu. Vivre en Russie est difficile, mais le fait qu'elle ne se soit pas effondrée et qu'elle ait conservé son identité est déjà formidable.
- Néanmoins, vous défendez la Russie contre les piqûres ironiques des intellectuels parisiens convaincus que les Russes sont allergiques à la démocratie...
- J'explique constamment que la Russie a parcouru un long chemin en quelques années. Il pourrait y avoir 14 Algériens ou Indochine en Russie, mais une transition relativement civilisée d'un régime absolument répressif à la démocratie, même initiale et relative, a eu lieu. Maintenant, ils disent qu'en Russie, les autorités attaquent la presse - les journaux sont fermés, la censure est introduite sur les chaînes de télévision. C'est mauvais, mais il ne faut pas oublier que dans les années 50 en France, tous les dirigeants des médias étaient dans la fonction de fonctionnaires. Ils ont été convoqués par le ministre de l'Intérieur et ont enseigné : « Vous devez écrire ceci et cela.
- Le meilleur guide local de la Russie sont les notes du marquis de Custine, qui a visité notre pays en 1839. « En Russie, la grâce la plus raffinée coexiste avec la barbarie la plus répugnante », écrit-il. - Le peuple russe est une nation de muets... "
« Parfois, je pense qu'il avait raison. J'aime aussi le dicton de Mme de Staël, qui a dit un jour que les Russes n'atteignent jamais leurs objectifs, car ils les dépassent toujours, c'est-à-dire qu'ils vont plus loin.
- Il y a une phrase tellement courante qu'en Russie il y a de la culture, mais il n'y a pas de civilisation, et en Amérique il y a une civilisation, mais il n'y a pas de culture.
- Tous les aphorismes sont boiteux. Je dirais qu'en Russie il n'y a toujours pas de respect pour l'individu et l'individu n'est pas reconnu comme une valeur intouchable.
- Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour toi quand tu es venu à Paris et que tu es resté ici pour toujours ?
- Je devais travailler et survivre, avoir une certaine somme d'argent pour chaque jour.
- Mais ici, vous pouvez presque toujours obtenir une allocation ...
- Je n'ai jamais recherché d'avantages sociaux ou professionnels. De manière générale, je pense que le système dit d'« assistance », c'est-à-dire l'assistance sociale, va ruiner la France. Les gens deviennent des parasites, ils ont une sorte d'avantages tout le temps. Lorsqu'un Français vient acheter un billet de train, il sort mille cartes et bénéficie d'une réduction pour chacune. Je déteste cet élément de socialisme, il est très fort ici.
- Avez-vous eu des moments de désespoir en France ?
- Il y avait. Mais lié à des problèmes purement littéraires. J'ai été sauvé par le fait que j'ai reçu un bon durcissement soviétique. Elle nous aide beaucoup, et cette expérience ne doit pas être écartée. D'ailleurs, je déteste le mot "scoop" et j'arrête de parler à une personne qui utilise ce terme amer, inventé par les esclaves. Ainsi, l'expérience soviétique s'est avérée utile - l'endurance, la capacité de se contenter de peu. Après tout, derrière tout se cache la volonté de négliger le matériel et de lutter pour le spirituel.
- Cependant, il n'y a pas de caractères plus dissemblables que le russe et le français...
- Tu as tout à fait raison. Ils sont dissemblables, mais complémentaires, et il existe donc une énorme force d'attraction mutuelle entre nos cultures. La France est un miroir dans lequel nous regardons, et les Français regardent « en nous ».
- Je ne pense pas que la Russie soit si intéressante pour les Français...
- Et j'en suis absolument sûr. D'immenses salles se rassemblent pour mes représentations dans les petites villes. Beaucoup n'ont même pas lu mes livres, mais ils viennent parce qu'il y a un intérêt énorme et sincère pour la Russie.
- « Il écrit comme s'il priait », ai-je lu à votre sujet dans le journal Figaro. - Sur les genoux. Pour entendre de la musique. Le tien. " Bien dit. Est-ce vraiment le cas ?
- Pour moi c'est. Bien que cela semble un peu haut-volé, vous ne pouvez pas en dire autant de vous-même. En même temps, il y a un gros travail d'écriture. Je la compare à celle du mineur et je pense que la métaphore de Maïakovski est tout à fait exacte : "Vous épuisez un seul mot pour mille tonnes de minerai verbal..."
- Le Testament français a été traduit en russe et publié en Littérature étrangère. Pourquoi le roman n'a-t-il pas été publié en tant que livre séparé ?
- J'attends avec impatience un bon traducteur. Tout ce qui m'est envoyé ne vaut rien. Nous nous asseyons avec mon traducteur en anglais toute la journée, vérifiant chaque mot. Ce n'est qu'après que je peux dire : "Oui, c'est mon livre en anglais"
- Nabokov a attendu longtemps la traduction de Lolita, puis il l'a prise et l'a traduite lui-même ...
- Et je n'aime ni Lolita ni sa traduction - il y a tellement d'anglais là-bas ! Ce n'est pas écrit en russe.
- Le « chapeau » du lauréat du Goncourt était-il lourd ?
- La critique est si faible que vous ne la prenez pas au sérieux. J'ai assez confiance en moi et en la valeur de ce que j'écris et dis. Nous devons aller de l'avant sans écouter ni louanges ni injures.
- Quand écrirez-vous un roman purement français ?
- Je vais certainement écrire. Mais j'ai une dette. J'ai besoin de défendre cette génération de Russes, qui est presque décédée, ces vieilles femmes et ces vieillards avec des médailles qui tintent sur la poitrine. Quand ce sera fini, qui en parlera ? Personne.
- Si un écrivain russe veut publier son roman en Occident, sur quoi doit-il écrire ?
- Il est nécessaire d'écrire une caricature - sur la saleté russe, les ivrognes, en un mot, sur Tchernukha. Et elle ira. Vous ferez du mal à la Russie et à la littérature russe, mais vous réussirez. Moi, par contre, je saisis des moments d'esprit, de beauté, de résistance humaine de ce chernukha.
- Dans votre roman "La Terre et la Mort de Jacques Dorm" vous écrivez avec amertume que la langue française en France est en train de se détruire dans l'indifférence générale la plus totale...
- Oui, je suis surpris du faible niveau de littérature française. 90 pour cent sont des biens de consommation. Mais la littérature est toujours une affaire d'élite. La créativité et la perception sont toutes deux élitistes. La lecture est un travail énorme, la naissance d'une personne à nouveau.
- L'un des héros de votre livre "Requiem for the East", publié en 2000, dit prophétiquement que le monde entier sera bientôt sous la botte américaine, et que l'Europe n'est plus des nations, mais une servante à qui il est permis de préserver le folklore national , comme dans un bordel, où chaque fille a son propre rôle : l'une est une Espagnole alanguie, l'autre est une froide Scandinave et ainsi de suite...
- « Requiem a été fortement attaqué en France. Quand il a été publié, j'ai été accusé d'anti-américanisme, appelé Poutine, qui touche presque le salaire du président de la Russie. Mais maintenant, mon éditeur navigue rapidement et a republié le livre. Je ne veux pas dire que j'ai « prophétisé », mais la littérature, bien sûr, est capable de deviner l'avenir.
- Pourquoi les intellectuels reconstituent-ils si volontiers la suite royale, si seulement le souverain leur fait signe du doigt ? La Russie d'aujourd'hui en est un exemple frappant...
- Cela m'embrouille beaucoup. Si j'étais à leur place, j'essaierais de rester neutre. L'intelligentsia doit valoriser sa liberté de critiquer ou de féliciter quand elle le souhaite. Et il est dans l'intérêt des autorités - le même Poutine - d'avoir une saine opposition en la personne de l'intelligentsia. Ce n'est pas pour rien que les rois gardaient des bouffons qui disaient la vérité.
- Eh bien, ce n'est pas une tradition russe...
- Oui, bien sûr, le bouffon est plus un personnage occidental. En Russie, une opposition de type tolstoïen est nécessaire, lorsqu'une personne se rend dans son « domaine » et peut résister à n'importe qui. Ils l'ont excommunié de l'église, et il a sa propre église, et il y prie. La Russie manque justement d'une telle masse intellectuelle.
- Soljenitsyne voulait assumer un tel rôle ...
« Mais il n'a pas réussi. Peut-être était-il en retard. C'est encore un homme du passé. J'ai un grand respect pour lui et j'étais inquiet quand ils ont commencé à l'attaquer et à le critiquer... Je me souviens à quel point il était laid en Russie. Mais l'écrivain n'y est pas étranger. Un des membres de l'Académie Goncourt m'a dit un jour : « Si seulement un millième des vilaines choses qu'ils ont dites sur Balzac avaient été racontées sur moi, je me serais pendu. Après tout, Balzac de son vivant était simplement considéré comme un écrivain prolifique. Et Flaubert ? Personne n'avait besoin, il était assis dans sa Normandie, se plaignait d'énormes dettes et souffrait de maladies.
- La Russie s'efface-t-elle de votre mémoire ?
- Quelque chose, au contraire, apparaît plus clairement. Je comprends mieux quelque chose, je le saisis mieux que si j'habitais là-bas. Mais, bien sûr, je ne peux plus imaginer la génération moderne. Ceux qui ont maintenant 30 ans ne sont plus la génération soviétique, mais ceux qui ont la vingtaine ne savent tout simplement rien de l'URSS.
- Avec qui des écrivains du passé aimeriez-vous vous promener dans Paris ?
- Avec Ivan Alekseevich Bounine. J'ai une idée très précise de cette balade. Rappelez-vous comment Nabokov sarcastiquement sur lui? "Le vieux Bounine s'est empêtré dans son manteau ..." Et Ivan Alekseevich a laissé une écharpe dans sa manche - tout le monde l'a, j'oublie souvent moi-même, je mets ma main dans ma manche, puis je commence à trembler. Mais Nabokov ne pouvait toujours pas s'arrêter
et plaisantait: "Le vieillissant Bounine voulait parler de son âme sur la vodka, mais je n'aime pas ça", a-t-il appelé tout cela "coachman, ne conduisez pas d'équitation". Il voulait montrer sa supériorité. Mais Dieu l'a puni. Et quand dans "Other Shores" Nabokov imite Bounine, alors soudainement quelque chose de vivant apparaît dans sa prose sèche et réduite en ébullition. Sur fond de Bounine, Nabokov pâlit immédiatement avec ses papillons, on dirait un styliste torturé.
- De quoi parleriez-vous avec Bounine ?
- Je lui poserais des questions sur l'émigration, sur Tatiana Loginina (artiste, élève de Natalia Gontcharova, qui a publié sa correspondance avec Bounine. - Ndlr.). Je demanderais si elle était le prototype de Bunin Rus ?
- Lui donneriez-vous vos livres à lire ?
« Je ne suis pas sûr qu'il les aurait aimés. Bounine aimait Tvardovsky, Vasily Terkin. Il n'était pas un anti-soviétique scandaleux, comme on le présentait, et très apprécié quand quelque chose de profond et de folk apparaissait dans la littérature russe.
- Et si vous rencontriez Nabokov dans la rue, vous détourneriez-vous et traverseriez-vous de l'autre côté ?
- Pourquoi? Je serais capable de m'adapter à lui, de jouer dans sa clé. Mais en même temps, je devrais surmonter une sorte de résistance interne...
domptant le Peuple
22 JANVIER 2013 | PAR ANTOINE PERRAUD - MEDIAPART.
A-t-il combattu, voire été blessé, en Afghanistan, dans les rangs de l'Armée rouge ? A-t-il été plus loin – en Angola et ailleurs en Afrique – pour des missions plus... spéciales ? Certaines scènes de son Requiem pour l'Est (2000) poussent à l'imaginer : le narrateur y devient mercenaire-desperado après la liquidation de ses parents. Je l'avais alors interrogé, pour Télérama, obtenant cette réponse : « Je ne peux que vous citer Jules Renard : “La vérité qui dépasse cinq lignes, c'est le roman.” Pourquoi, alors, traquer les quatre lignes et demie autobiographiques par-ci par-là ? Je répugne à prendre un bistouri pour sélectionner quelques morceaux de choix : le cuisseau, c'est de moi, mais pas la palette ni la poitrine fumée ! Si je me protège ainsi, c'est parce que je crois qu'on détruit une œuvre en l'accolant à une biographie. »
Installé en France depuis 1987, Andreï Makine bâtit une œuvre avec l'orgueil, l'exigence, la “mission” d'un homme de lettres du XIXe siècle. La flamme de sa torche éclaire la nuit de nos consciences... Son mugissement de Mage horripile une critique in the wind se voulant marqueur de modernité ! Pour ma part, je prise son entreprise entamée en 1990 avec La Fille d'un héros de l'Union soviétique – il avait alors fait croire que c'était traduit du russe en s'inventant un translateur, tant les éditeurs refusaient d'admettre que l'ouvrage pût avoir été rédigé en français par cet ours mal léché (à la suite du Goncourt, l'écrivain obtint presto la nationalité française jusque-là refusée).
Je ne suis pas dupe, pour autant, de ce qu'implique parfois sa prose puissante et envoûtante, quand elle quitte les rivages de la nostalgie romanesque pour vitupérer l'époque (Makine publia, en 2006, un catéchisme urticant : Cette France qu'on oublie d'aimer). Et l'écrivain m'en voulut d'avoir signalé, en 2003, à propos de La Terre et le ciel de Jacques Dorme, « quelques pages fâcheuses de la fin du livre, où une plume soudain vidée de son mystère souverain cloue au pilori, comme en un reportage très Fig Mag, des rappeurs en scooter qui terrorisent une bourgade du nord de la France ».
Dix ans plus tard, je goûte son treizième roman, qui vient de paraître : Une femme aimée (Seuil). Il joue sur une immense envergure temporelle, puisqu'il s'attache aux péripéties du tournage d'un film consacré à l'impératrice Catherine II (1729-1796) par un héros makinien – donc à la fois esclave et maître de son destin enchevêtré : un cinéaste russe d'origine allemande. Cet Oleg Erdmann donne le premier coup de manivelle dans la visqueuse Urss brejnevienne ; il transformera ensuite l'affaire en feuilleton érotico-macabre pour la télévision d'un oligarque, Eltsine régnant...
Andreï Makine méprise la faiblesse russe davantage qu'il ne s'inquiète de la force a-démocratique d'un Kremlin qui reprend la main. Moscou la gâteuse lui semble plus funeste que Moscou la musculeuse.
En 2000, quand je l'interrogeai à propos des opérations dans le Caucase, l'écrivain me répliqua : « Il y a cinq ans, lors des premiers combats en Tchétchénie, plus meurtriers encore qu'à présent, le président Clinton couvrait Eltsine d'éloges : “Vous êtes comme Abraham Lincoln lors de la guerre de Sécession !” Aujourd’hui, parce que la Russie a refusé d'admettre les bombardements de l'an dernier contre la Serbie lors de la crise du Kosovo, la Tchétchénie est devenue une carte, un levier, un moyen de pression dont entend jouer l'Occident en guise de rétorsion. Pendant ce temps – mais qui s'en soucie? – la Sierra Leone est à feu et à sang. »
Fauve follement littéraire
Toujours en mars 2000, quand je chicanai Andreï Makine au sujet du premier ministre Vladimir Poutine en passe de se faire élire pour la première fois président, je m'attirai ce jugement : « Il a reçu un héritage détestable qu'il gère : une économie effondrée, la deuxième guerre de Tchétchénie, une frange de nouveaux riches mafieux prêts à broyer ceux qui s'opposent à leurs intérêts. Poutine est là pour que la Russie, poussée au suicide, ne se suicide pas. Ce pragmatisme m'intéresse. »
Treize ans plus tard, l'échange tente à nouveau de cerner ici notre désaccord, qui recoupe une ligne de faille universelle : l'optimisme confiant dans la démocratie collective, face au stoïcisme désabusé se repliant sur l'individu ; l'un se réclamant de l'idéal, l'autre objectant la lucidité. Les chimères contre le cynisme ?
La tentation était vive de mettre en parallèle une autre défense et illustration de “l'Autorité endurcie domptant le Peuple arriéré” : celle qu'a incarnée, au siècle des Lumières, la tsarine Catherine II, qui aimante Andreï Makine dans Une femme aimée...
L'idée nationale est au centre de l'argumentation d'Andreï Makine. Cette obsession de la nation faisait dire à André Malraux, dans un discours de soutien au général de Gaulle, lors de l'élection présidentielle de 1965, après le dégagement habituel sur les soldats de l'an II : « Le Géorgien Staline, au soir de sa vie, voyant tomber la neige derrière les fenêtres du Kremlin, a pu se dire : “J'ai refait la Russie” ! » Malraux réquisitionnait la Révolution, Makine se révèle contre-révolutionnaire. L'un et l'autre ont pourtant ce point commun, que résumait Trotski en novembre 1933, dans une lettre à propos de La Condition humaine :« En dernière analyse, Malraux est un individualiste et un pessimiste. Sentir ainsi le monde et la vie m'est psychologiquement étranger, pour ne pas dire hostile. Mais dans le pessimisme de Malraux, qui s'élève jusqu'au désespoir, se trouve un élément d'héroïsme. »
L'héroïsme déployé au quotidien pour ne pas flancher en dépit des broiements, brasille sous la prose d'Andreï Makine. L'étincelle du bourbier. Danse avec les cicatrices, de la part d'un fauve follement littéraire. Les livres s'avèrent ses quartiers de viande. Il ne recule devant aucun coup de griffe (écoutez-le railler Diderot, dans la vidéo ci-dessous, l'année du tricentenaire de la naissance du philosophe). Et sa façon de se camper, en mâle Antigone tombé de Russie, remémore un autre Phare (anti-Lumières !) des confins orientaux de l'Europe : Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), prix Nobel de littérature en 1970...
le plus russe des écrivains français
"La Russie peut être cruelle, atroce... elle n'est jamais petite", tient à souligner Andreï Makine, le plus russe des écrivains français, en colère contre ceux qui mènent "une guerre illimitée" contre son pays d'origine.
L'amour inconditionnel de la Russie transpire dans chacune des pages de son nouveau roman, "L'archipel d'une autre vie" (Seuil) tout à la fois formidable livre d'aventures "au Far-East" et fable philosophique dans la lignée des idées humanistes de Tolstoï.
La chasse dans la taïga sibérienne, aux confins de l'Extrême-Orient russe, dans les brumes du Pacifique va prendre un tour inattendu. Dans cette nature intacte, chacun va se retrouver face à lui-même. De la proie et des chasseurs qui tient l'autre?
"Bien sûr que j'ai rencontré Pavel. J'avais 14 ans", se souvient le romancier aujourd'hui âgé de 59 ans et bientôt à l'Académie française.
"L'histoire est réelle", insiste-t-il en rappelant que la taïga fut une terre d'asile pour nombre de fugitifs.
"On vivait un peu dans cet esprit Far-West, ou plutôt Far-East, un peu aventureux. Tout était possible...", raconte-t-il. L'écrivain se tait un instant et murmure "on ne comprend pas la Russie".
Andreï Makine se dit orphelin du général de Gaulle qui n'hésitait pas "à traiter avec Staline" et tenait la dragée haute aux Américains. "L'Europe, dit-il en paraphrasant le général, c'est de l'Atlantique à l'Oural".
Aujourd'hui, regrette-t-il, "les provocations" s'accumulent contre la Russie. "Regardez toutes les bases américaines qui entourent la Russie. Ce ne sont pas les Russes qui l'inventent", soutient-il.
"Ces provocations sont parfaitement orchestrées. En Géorgie ça n'a pas marché. En Ukraine on relance les provocations", poursuit-il avant de mettre en cause les Etats-Unis et "les guerres américaines en Syrie, en Libye et en Irak". "Ce que font les Américains est tragique", déplore-t-il. "Comme dans les années 1950 on est à deux minutes de l'éclatement de la guerre", met-il en garde.
S'il reprend à son compte les principaux arguments du Kremlin et certaines de ses exigences comme la suppression des visas pour les citoyens russes voyageant en Europe -"Tchekhov n'a pas eu besoin de visa pour aller à Paris"-, l'écrivain récuse avec force l'étiquette "pro-Poutine" qui lui colle à la peau. "J'essaie de dire la vérité", se justifie-t-il. "Le politiquement correct est étouffant".
"Quel gain se serait pour les Français d'être amis avec cette immense Russie, ses immenses ressources", affirme l'écrivain.
Dans son roman, deux de ses personnages iront s'isoler sur une île hostile, battue par les vents, de l'archipel des Chantars. Au jeune garçon qui l'interroge sur ce choix étrange, Pavel répond: "nous y vivions".
Aujourd'hui, Andreï Makine comprend de plus en plus le choix de Pavel. "On peut vivre autrement. On peut choisir un mode de vie qui exclut la pollution, la surconsommation, la surexploitation".
"L'homme ne devrait pas oublier qu'il n'est qu'un pauvre locataire de la Terre", insiste le romancier qui égratigne une nouvelle fois le mode de vie américain ("avoir chacun quatre bagnoles", résume-t-il avec provocation).
"Les Américains ne comprennent pas qu'on est sur le même radeau. On détruit la planète. Il faut arrêter cette escalade", dit-il avant de s'interroger: "est-ce que les gens sont capables de l'entendre?".
RUSSIA BEYOND
Kira Lisitskaïa (Photos: Domaine public, Pixabay, Unsplash)
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Grand écrivain russe, Ivan Bounine a vécu les 33 dernières années de sa vie en France. Effrayé par les atrocités de la révolution bolchévique et de la guerre civile, l’homme de lettres avait en effet choisi de quitter la Russie et de s’exiler dans l’Hexagone, où il est arrivé le 28 mars 1920.
Portrait d'Ivan Bounine par Leonard Tourjanski
Domaine public
C’est dans son nouveau pays d’adoption, essentiellement dans deux villes, à Paris et à Grasse, qu’il va créer certaines de ses plus belles œuvres : Jours maudits, La Vie d’Arséniev, Les Allées sombres… Nous avons décidé de revisiter les quatre adresses françaises de Bounine.
1, rue Jacques Offenbach, Paris
Le bâtiment dans lequel le premier prix Nobel russe dans le domaine de la littérature a vécu à Paris
Patrik Kunec (CC BY-SA 3.0)
C’est dans une rue très calme du XVIe arrondissement, à deux pas du métro Porte de la Muette et de Passy, quartier de prédilection des émigrés russes, qu’Ivan Bounine et sa femme Vera arrêtent leur choix une fois arrivés à Paris. Ils logent dans un appartement au cinquième étage et sont les voisins d’un peintre russe émigré d’Odessa, Piotr Nilous, que Bounine connaît depuis la Russie. Celui qui entrera dans l’histoire comme premier prix Nobel de la littérature russe louera cet appartement jusqu’à la fin de ses jours, en 1953, et y recevra ses amis de plume, Nadejda Teffi, Ivan Chmeliov et bien d’autres.
Coin du bureau de l'écrivain à Paris
Domaine public
Salle à manger dans la maison de Bounine à Paris
Domaine public
Une plaque commémorative, installée par l’Association des amis d’Ivan Bounine d’Ivan Bounine en 1995, rappelle la présence de l’écrivain à cette adresse. Toutefois, pour se faire une idée de l’intérieur, il faut se rendre à… Orel, en Russie, où le musée lui étant dédié a restauré à l’identique son bureau de travail, avec les meubles lui ayant appartenu. Même la vue de la fenêtre sur la rue Jacques Offenbach a été reconstituée !
Plaque commémorative de la maison Bounine à Paris
Wikimedia Commons/Mu (CC BY-SA 3.0)
>>> Cinq faits sur Ivan Bounine, premier Russe à avoir obtenu le prix Nobel de littérature
Villa Mont-Fleuri, Grasse, 1923-1925
Dès le début de son existence en France, Bounine cherche un lieu propice à l’écriture. À Paris, il est sollicité par plusieurs activités, toute une vie mondaine et littéraire. Depuis toujours, il préfère travailler au milieu de la nature, face à de larges horizons. Après avoir cherché à louer une maison proche du cours de la Loire, dans le Sud-Ouest, l’écrivain découvre avec ravissement le Midi et plus particulièrement la cité de Grasse, ville des parfums. En 1923, il loue la villa Mont-Fleuri, dotée d’un très beau parc, dont le propriétaire n’est autre que le maire, monsieur Rouquié.
Ivan Bounine avec des amis à Grasse
Getty Images
Bounine passe deux étés dans cette villa. Il est subjugué par Grasse, ville en hauteur, ouvrant sur un horizon de mer et de montagnes. C’est sans doute là qu’il retrouve l’inspiration quasiment tarie depuis la Révolution de 1917 et le départ en exil qui l’ont bouleversé ; il se remet à écrire des poèmes et des nouvelles. Il recompose et met en forme le journal consacré à la révolution russe et à la guerre civile, Jours maudits. Dans cette villa, il reçoit la visite du poète Dmitri Merejkovski et de sa femme, la poétesse Zinaïda Hippius qui louent une maison non loin de là, à Cannes.
Depuis 1949, la villa Mont-Fleuri s’appelle villa La Rivolte et existe toujours, cependant aucune plaque commémorative ne nous rappelle aujourd’hui le séjour de l’écrivain dans ce lieu.
Villa Belvédère, Grasse : 1925-1939
En 1925, Bounine loue une villa voisine située plus haut. C’est sa villa préférée car elle offre une vue magnifique sur la mer et le massif de l’Estérel. Sur la terrasse, poussent des palmiers, et dans les restanques, de nombreux oliviers. Il y passe régulièrement sept à huit mois par an, résidant à Paris en hiver pour les différentes manifestations littéraires.
L'écrivain et son entourage dans la villa Belvédère
Domaine public
C’est dans la villa Belvédère qu’il écrit la plus grande partie de son œuvre de l’émigration, sa magnifique nouvelle sur l’amour Un Coup de soleil, son petit roman L’Amour de Mitia et, surtout, son chef d’œuvre La Vie d’Arséniev, roman autobiographique. D’ailleurs, le travail sur ce roman se déroule non sans gêne, à en croire le journal grassois de la poétesse Galina Kouznetsova, témoin du labeur sur ce livre. C’est en 1926, à Juan les Pins, que Bounine a fait la connaissance de cette dernière. Elle ne tarde pas à s’installer à la villa Belvédère chez les Bounine et l’écrivain retrouve le feu de l’amour et de l’inspiration poétique. Ils font tous les deux de longues promenades au cours desquelles Bounine se confie justement sur les difficultés de la composition del’œuvre.
>>> Bougival, colline des muses franco-russes
Certaines pages du roman décrivent Grasse et ses collines. L’écrivain est notamment fasciné par le mistral : « Il fait nuit ; sur ma colline, le mistral gronde, hurle, se déchaîne…/… Le mistral file à toute allure, les branches des palmiers, bruissantes et échevelées, semblent aussi filer quelque part… Je me lève et ouvre à grand peine la porte du balcon. Le froid me fouette violemment le visage ; au-dessus de ma tête s’ouvre, béant, un ciel noir de jais, flamboyant d’étoiles blanches, bleues et rouges ».
Des hommes de lettres, mais aussi des compositeurs et autres artistes, tels Dimitri Merejkovski, Ivan Chmeliov, Serge Rachmaninov ou Fiodor Chaliapine et Nina Berberova séjournent à la villa Belvédère, faisant de ce lieu un véritable « monastère des Muses », pour reprendre l’expression de l’écrivain Nikolaï Rochtchine.
Ivan Bounine à la cérémonie de remise du prix Nobel
Getty Images
C’est à Grasse, en 1933, que Bounine apprend l’attribution du prix Nobel alors qu’il se trouve au cinéma de la ville.
À la villa Belvédère, Il compose également son étude sur son maître à écrire, Léon Tolstoï , « la Délivrance de Tolstoï ». La guerre met un terme à ces belles années fécondes : en septembre 1939, les Bounine quittent la villa Belvédère pour toujours.
Villa Jeannette, Grasse : 1939-1945
Après quelques hésitations, ils décident finalement de ne pas rentrer à Paris et louent une villa sur la route Napoléon, perchée en hauteur au-dessus de la ville de Grasse. Celle-ci appartient à la veuve d’un pasteur anglican qui est rentrée en Angleterre pour la durée de la guerre. De son bureau, Bounine a une vue panoramique. C’est là que l’écrivain vit toute la Seconde Guerre mondiale en compagnie de sa femme Vera et de quelques proches.
Ivan Bounine
Domaine public
La vie à la villa Jeannette se déroule sans histoire jusqu’à l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, le 22 juin 1941. Les autorités de Vichy prennent des mesures coercitives contre les émigrés russes. En novembre 1942, Grasse est occupée par les Italiens qui veulent réquisitionner la villa Jeannette. Le prix Nobel de Bounine l’aidera à arranger la situation. D’ailleurs, l’écrivain sauve des rafles et héberge à la villa le pianiste juif Lieberman à la barbe des forces d’occupation, dont l’état-major est à 300 mètres.
Ivan suit avec émotion les événements sur le front russe : les victoires de Stalingrad et Koursk le bouleversent.
>>> Ces grands Russes ayant trouvé en la France leur dernière demeure
C’est pendant les années de guerre à la villa Jeannette que Bounine se remet à écrire avec une ardeur nouvelle : entre 1939 et 1944, il compose son ultime chef-d’œuvre, le recueil de nouvelles Les Allées sombres, son chant du cygne. Amour, mémoire et mort, le bonheur tragique et fragile sont les grands thèmes du dernier recueil : « Je pense que c’est ce que j’ai écrit de meilleur et de plus original dans ma vie ». Même si les nouvelles ont pour cadre essentiellement la Russie prérévolutionnaire, on voit dans certaines pages le paysage que Bounine pouvait contempler de son bureau de la villa Jeannette : « Au large, des aiguilles d’argent faisaient palpiter la plaine infinie de la mer, le soleil chauffait de plus en plus la crique douillette que cernaient les rochers, et le silence de ce désert de pierres brûlantes, parsemé de maigres arbustes méridionaux, était si profond que l’on entendait parfois le clapotis imperceptible de l’eau ». (Une vengeance)
Monument à Bounine à Grasse
Domaine public
Le 24 août 1944, Grasse est libérée : Bounine note dans son journal la liesse qui s’empare des Grassois : « De joie tous les visages étaient transfigurés – ils avaient tous embelli. J’entrais dans un café et pour fêter l’événement, je commandais un double cognac. Le patron sortit une bouteille magnifique, me servit copieusement et annonça à la cantonade : "Aujourd’hui tout est gratuit !" Je n’avais jamais bu un si bon cognac et surtout parmi des Français remplis d’une joie totale. Les larmes m’en montèrent aux yeux. »
Retour à Paris, au 1 rue Jacques Offenbach
L’état de santé de Bounine s’est dégradé, l’écrivain retourne donc à Paris pour s’y faire soigner. C’est dans son appartement parisien, sous-loué pendant la guerre, que l’écrivain vit ses dernières années et s’éteint le 8 novembre 1953, à l’âge de 83 ans, dans les bras de sa femme. Il trouvera son dernier refuge au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, non loin de Paris.
Tombe de Bounine en France
Vitold Mouratov (CC BY-SA 3.0)