Les deux textes qui suivent ont pour objet de faire découvrir à nos lecteurs les œuvres et la pensée d'un philosophe et écrivain russe dont la lecture nous paraît, "par les temps qui courent" particulièrement opportune.
J.M
http://www.toupie.org/Biographies/Zinoviev.htm
Alexandre Zinoviev est né dans un village de la région de Kostroma (URSS). Ses parents (le père est peintre en bâtiment) emménagent à Moscou. Alexandre qui montre de grandes capacités entre à l'Institut de philosophie, littérature et histoire de Moscou en 1939. Ses activités clandestines de critique de la construction du socialisme lui valent d'être exclu de l'Institut. Arrêté, puis évadé, il vit une année d'errance avant de s'enrôler dans l'Armée Rouge où il finit la Seconde Guerre mondiale comme aviateur et décoré de l'ordre de l'Étoile rouge.
Entré à la faculté de philosophie de l'Université d'État de Moscou en 1946, Alexandre Zinoviev obtient en 1951 son diplôme avec mention. En 1954 il soutient une thèse de doctorat sur le thème de la logique dans Le Capital de Karl Marx , puis devient, l'année suivante, collaborateur scientifique de l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences d'URSS.
Alexandre Zinoviev est nommé professeur et directeur de la chaire de logique de l'Université d'Etat de Moscou en 1960. Il publie de nombreux livres et articles scientifiques de renommée internationale (ses oeuvres majeures ayant toutes été traduites à destination de l'Occident). Souvent invité à des conférences à l'étranger, il décline cependant toutes ces invitations.
Après avoir refusé de renvoyer deux enseignants Alexandre Zinoviev est démis de son poste de professeur et de directeur de la chaire de logique. En 1976, pour avoir voulu publier Hauteurs béantes, un recueil de textes ironiques sur la vie en Union soviétique, il se voit proposer par les organes de sécurité le choix entre la prison et l'exil. Avec sa famille, il trouve refuge à Munich où il accomplit diverses tâches scientifiques ou littéraires.
Révolté par la participation de la France et de l'Europe occidentale aux opérations de l'OTAN contre la Serbie, Alexandre Zinoviev retourne en Russie en 1999. Dans son article "Quand a vécu Aristote ?", il soutient que les récits et écrits historiques ont toujours été de tout temps détournés, effacés, falsifiés au profit d'un vainqueur.
J.M
http://www.toupie.org/Biographies/Zinoviev.htm
"Toupinoscope", les biographies de la Toupie
Alexandre ZinovievPhilosophe, logicien, écrivain |
Biographie d'Alexandre Zinoviev
Alexandre Zinoviev est né dans un village de la région de Kostroma (URSS). Ses parents (le père est peintre en bâtiment) emménagent à Moscou. Alexandre qui montre de grandes capacités entre à l'Institut de philosophie, littérature et histoire de Moscou en 1939. Ses activités clandestines de critique de la construction du socialisme lui valent d'être exclu de l'Institut. Arrêté, puis évadé, il vit une année d'errance avant de s'enrôler dans l'Armée Rouge où il finit la Seconde Guerre mondiale comme aviateur et décoré de l'ordre de l'Étoile rouge.
Entré à la faculté de philosophie de l'Université d'État de Moscou en 1946, Alexandre Zinoviev obtient en 1951 son diplôme avec mention. En 1954 il soutient une thèse de doctorat sur le thème de la logique dans Le Capital de Karl Marx , puis devient, l'année suivante, collaborateur scientifique de l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences d'URSS.
Alexandre Zinoviev est nommé professeur et directeur de la chaire de logique de l'Université d'Etat de Moscou en 1960. Il publie de nombreux livres et articles scientifiques de renommée internationale (ses oeuvres majeures ayant toutes été traduites à destination de l'Occident). Souvent invité à des conférences à l'étranger, il décline cependant toutes ces invitations.
Après avoir refusé de renvoyer deux enseignants Alexandre Zinoviev est démis de son poste de professeur et de directeur de la chaire de logique. En 1976, pour avoir voulu publier Hauteurs béantes, un recueil de textes ironiques sur la vie en Union soviétique, il se voit proposer par les organes de sécurité le choix entre la prison et l'exil. Avec sa famille, il trouve refuge à Munich où il accomplit diverses tâches scientifiques ou littéraires.
Révolté par la participation de la France et de l'Europe occidentale aux opérations de l'OTAN contre la Serbie, Alexandre Zinoviev retourne en Russie en 1999. Dans son article "Quand a vécu Aristote ?", il soutient que les récits et écrits historiques ont toujours été de tout temps détournés, effacés, falsifiés au profit d'un vainqueur.
- >>> Article : Bref historique de la vie et de l'oeuvre d'Alexandre Zinoviev, par Fabrice Fassio.
>>> Article : Quand Alexandre Zinoviev dénonçait la tyrannie mondialiste et le totalitarisme démocratique . Dernier entretien en terre d'Occident : juin 1999.
>>> Article : Alexandre Zinoviev : les lois de la dialectique comprises comme lois de l'évolution sociale
>>> Article : La théorie zinovienne de l'idéologie : un bref aperçu
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https://www.erudit.org/fr/revues/histoire/2015-v33-n1-2-sp%C3%A9cial-histoire03364/1042876ar/
Diffusion numérique : 17 janvier 2018
Un article de la revue Cahiers d'histoire
Volume 33, Numéro 1–2–spécial, 2015, p. 83–98
Démo vs Cratie : la question du pouvoir de la multitude
La démocratie totalitaire dans la pensée d’Alexandre Zinoviev
Résumé
Au centre de l’œuvre d’Alexandre Zinoviev, philosophe et écrivain russe, se trouve une réflexion autour des différents aspects de la démocratie dans les sociétés contemporaines. Il appelle le facteur dominant de la société occidentale l’occidentisme dont il analyse les principaux éléments : le marché, la démocratie, l’idéologie. Zinoviev dénonce le monde capitaliste actuel, qu’il qualifie de « post-démocratique », ainsi que la stratégie coloniale des puissances occidentales où les valeurs comme démocratie ou droits de l’homme servent d’armes idéologiques. Pour caractériser cette stratégie, le philosophe emploie les termes« démocratie coloniale » ou encore« démocratie totalitaire ».
On n’accordera jamais assez d’importance à la réflexion sur la démocratie dans le monde actuel, si riche en conflits et en cataclysmes. Cette réflexion suscite des questions importantes. Quels sont les principes de base d’un régime démocratique ? Comment la démocratie doit-elle construire ses relations avec le monde non démocratique ? La pluralité des points de vue est inséparable de la notion de société démocratique. Il en résulte un nombre significatif d’ouvrages, de colloques, de tables rondes consacrés à la démocratie, à ses manifestations, à sa place dans le monde d’aujourd’hui et aux différents types de sociétés démocratiques. Dans le contexte de cette réflexion moderne sur les différents aspects de la démocratie, les idées d’Alexandre Zinoviev (1922 – 2006), écrivain et philosophe russe, tiennent une place à part. La renommée mondiale de l’auteur n’en est pas la seule cause (rappelons qu’Alexandre Zinoviev fut membre de l’Académie des sciences de Finlande, membre de l’Académie bavaroise des beaux-arts de Munich, membre de l’Académie de culture philologique slave de Moscou ainsi que lauréat de nombreux prix internationaux parmi lesquels le prix Tocqueville et le prix Médicis étranger). Les événements de sa vie privée lui ont permis d’acquérir une expérience exceptionnelle : plusieurs années sous le régime soviétique, puis en émigration, notamment en Allemagne, son retour et sa vie en Russie post-soviétique. C’est cette expérience qu’il faut prendre en considération en étudiant son héritage spirituel ; cette expérience a nourri sa pensée en lui donnant plus de légitimité. Dans les oeuvres théoriques et littéraires écrites au cours de la période post-soviétique de sa vie, sa réflexion tourne surtout autour des différents aspects de la démocratie dans les sociétés contemporaines. La critique du totalitarisme soviétique cède la place à la dénonciation du monde capitaliste actuel, que Zinoviev qualifie de« postdémocratique ». En effet, Zinoviev a créé des termes largement employés, comme« homo sovieticus » par exemple, mais aussi des expressions moins répandues, telles que« démocratie totalitaire » ou encore« démocratie coloniale ».
L’analyse zinovienne de la société occidentale mérite une profonde attention, d’autant plus qu’elle a été élaborée par un philosophe. Déjà dans sa thèse de 1955, sur l’exemple du Capital, Zinoviev propose sa vision tout à fait novatrice de la dialectique utilisée par Marx comme méthode d’analyse générale. Selon les spécialistes, les découvertes de Zinoviev dans le domaine de la logique ouvrent la voie à de nouvelles approches méthodologiques dans les sciences sociales ou physiques. Selon l’aveu de Zinoviev, pour l’étude des différents types de sociétés, il s’appuie sur les résultats de ses propres découvertes dans les domaines de la logique et de la méthodologie de la recherche en sciences.
La question de la démocratie est traitée dans tous les ouvrages de Zinoviev consacrés au monde occidental. L’étude de ses réflexions pourrait au moins aider à révéler les nouveaux aspects du monde actuel et éventuellement à mieux les comprendre. La mise en examen du monde occidental d’aujourd’hui à laquelle procède Zinoviev met en lumière certains événements de la vie politique actuelle (en particulier, l’origine des conflits militaires en ex-Yougoslavie, les causes des guerres en Afghanistan, Irak ou Iran). Cet article ne prétend pas à une analyse détaillée et exhaustive des cataclysmes mondiaux, son but est plutôt de montrer que la pensée zinovienne pourrait servir de guide ou de point de départ pour tenter de porter un regard indépendant et sans préjugé sur l’Occident et sa politique. L’analyse scrupuleuse du monde occidental élaborée par Zinoviev (dont la version la plus complète peut être lue dans les pages de l’Occident) permet de mieux comprendre les principaux enjeux de la vie politique et économique de notre temps.
Précisons d’emblée que pour Zinoviev il existe deux démocraties : d’un côté, la démocratie réelle, et de l’autre, la démocratie abstraite telle que les médias occidentaux la présentent dans leur propagande, et dont le but principal est la conquête idéologique, politique, économique et culturelle du reste du monde. Dans les pages qui suivent, nous présenterons en quelques traits les principales conclusions de Zinoviev sur l’idéologie occidentale, puis on exposera les manifestations concrètes de la démocratie coloniale comme mode de fonctionnement de la démocratie occidentale actuelle. Avant de présenter les observations du philosophe sur la démocratie occidentale, il semble indispensable de comprendre la nature même de l’Occident : pour cela, il faut tout d’abord s’arrêter sur l’occidentisme – facteur dominant dans la société occidentale dont l’une des composantes est la démocratie.
L’Occidentisme
Zinoviev est l’auteur de ce nouveau terme qu’il introduit dans son étude de la société :« l’occidentisme ». Ce concept lui permet de faire une distinction entre le terme« Occident », qui désigne des pays bien concrets comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, ainsi que les pays européens comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, et le terme« occidentisme » qui signifie« le modèle social des pays occidentaux, c’est-à-dire ce qui leur est commun et se reflète dans l’utilisation abstraite du mot« Occident » et le vocabulaire de la politique, de l’idéologie et de la propagande »[1]. L’occidentisme ne coïncide pas tout à fait avec le terme« Occident », c’est le phénomène dominant dans le mode de vie occidental. Dans la vie des peuples occidentaux, tout n’entre pas dans le domaine de l’occidentisme. L’occidentisme, comme le démontre Zinoviev, est un phénomène social très compliqué ; il ne se limite pas à quelques caractéristiques auxquelles il est souvent associé, tels que le capitalisme, le pluralisme, la démocratie ou encore le libre marché. Certains traits du communisme font aussi partie de l’occidentisme. Zinoviev mentionne, à titre d’exemple, le rôle important de la planification dans l’économie occidentale où l’État est l’un des acteurs économiques les plus importants. D’un autre côté, l’occidentisme est un phénomène propre à ces pays, impensable en dehors de leur contexte et de leur facteur humain. L’occidentisme est né au sein de la civilisation ouest-européenne. Peu à peu, il est devenu un phénomène dominant, la base de la société occidentale au point qu’on a commencé à associer l’Occident avec l’occidentisme. Pour résumer, l’occidentisme est le modèle de société des pays occidentaux, le mode de fonctionnement qui domine aujourd’hui (mais qui n’est pas le seul) en Occident et qui désigne un ensemble de pratiques dont les plus importantes sont capitalisme, pluralisme, démocratie et libre marché.
Si l’existence, dans la vie de l’Occident, de ces quatre composantes n’est jamais mise en doute, il en va tout autrement pour l’idéologie. Selon l’avis de Zinoviev et contrairement à une opinion communément admise, l’Occident n’est pas libre de toute idéologie ni de propagande idéologique.
L’idéologie occidentale
En traçant le portrait de l’Occident, Zinoviev confirme le poids de l’idéologie et de la propagande dans la société occidentale. À cet égard, on peut citer, par exemple, le passage suivant :« Le système d’« abrutissement » occidental est incomparablement plus puissant que celui qui existait en URSS dans les années staliniennes et même brejnéviennes »[2]. Après la chute de l’URSS, de nombreux penseurs ont proclamé que le capitalisme et la démocratie, surtout dans leur version américaine, étaient l’objectif final de toute l’histoire de l’humanité. Zinoviev met en garde contre la glorification sans réserve de l’occidentisme. Il fait le parallèle entre la propagande occidentiste et celle du système communiste. Il rappelle que, naguère, l’idéologie communiste proclamait que la société communiste serait le comble du progrès humain, suscitant ipso facto les railleries de l’Occident. Il note qu’« aujourd’hui, l’occidentisme se met à singer les prétentions maniaques de l’adversaire disparu »[3]. Ainsi, dans l’analyse de Zinoviev, la démocratie occidentale ne coïncide pas avec l’image de cette démocratie présentée dans la propagande occidentale. Selon Zinoviev, la démocratie occidentale, sous sa forme décrite dans les textes apologétiques, n’est qu’une astuce idéologique de l’occidentisme au même titre que le libre marché avec sa fameuse« main invisible » [4]. Il propose donc de distinguer le marché abstrait ainsi que la démocratie abstraite (qu’il appelle aussi idéologique) du marché réel ou de la démocratie réelle (apparemment, par analogie avec le terme« communisme réel »). Ces quelques notes préalables permettent de mieux comprendre l’interprétation que fait Zinoviev de la notion de démocratie réelle.
La Démocratie occidentale
La définition de la démocratie
La réflexion de Zinoviev autour de la démocratie commence par une tentative de lui trouver une définition pertinente. Il constate que la définition de la démocratie pose déjà un problème : personne ne sait exactement ce que veut dire le terme. Chacun inclut dans sa propre définition de la démocratie une série de traits, en fonction de ses goûts et convictions, et dans un seul but : propager l’organisation sociale de l’occidentisme. Après une revue de différentes définitions de la démocratie qu’on retrouve chez les différents auteurs, Zinoviev finit par conclure : il ne s’agit pas d’un terme scientifique, mais d’un mot au contenu idéologique. Par conséquent, ce mot peut être employé dans plusieurs sens, parfois chez le même auteur.
Parmi les signes qui lui sont attribués, je n’ai jamais rencontré les prisons, la corruption, les intrigues, la tromperie délibérée des électeurs, la violence, etc. Ils lui sont pourtant liés de manière tout aussi organique que ceux que l’on énumère habituellement et qui ne sont destinés qu’à caractériser avantageusement le système occidental vis-à-vis d’autres types de communalité [5].
D’ailleurs, pour Zinoviev, il ne s’agit pas de trouver la définition de la démocratie. Ce qui compte, c’est de comprendre la chose suivante : la démocratie réelle est une partie inhérente de l’occidentisme, et est intimement liée à ses autres composantes. Zinoviev parle de deux aspects de la démocratie occidentiste : premièrement, la démocratie est la composante de la structure de l’État qui désigne le mode de suffrage fixé par les lois, les organes du pouvoir, l’amovibilité de ces derniers, le multipartisme, la séparation des pouvoirs, etc. ; deuxièmement, la démocratie est une composante de la société civile (les droits civils et les droits de l’homme ainsi que les moyens de les garantir).
Le premier aspect de la démocratie
Si l’on s’attarde, pour l’instant, au premier aspect de la démocratie, on doit constater, avec Zinoviev, que le gouvernement des pays occidentaux a une part démocratique et une part non démocratique (supraétatique, selon le terme de Zinoviev). Il écrit à ce propos :« En réalité, le système de l’État occidentiste ne se réduit pas qu’à la démocratie. Elle n’est même pas son élément principal. Elle est en vue de tous, se fait mousser, fait beaucoup de bruit et sert de vitrine. Mais ce n’est que la façade du pouvoir réel » [6].
C’est la deuxième part, non démocratique (supraétatique), qui joue un rôle décisif lorsqu’il évoque la partie non démocratique du système occidentiste ? Premièrement, c’est ce qu’on peut appeler« la cuisine du pouvoir », c’est-à-dire les contacts personnels des représentants du pouvoir, leurs conseillers, les lobbyistes, la mafia, etc. Deuxièmement, c’est le système des services secrets du pouvoir officiel. Troisièmement, ce sont les groupes de personnes avec un statut élevé dans la hiérarchie sociale. Les ressources qu’ils contrôlent, leurs richesses, leur renommée en font les personnes les plus puissantes de la société. Cette élite dirigeante est composée de businessmen, banquiers, patrons de presse, propriétaires de clubs sportifs, leaders de syndicats, acteurs célèbres, avocats, professeurs des universités, etc. Quatrièmement, ce sont les multiples organisations et institutions des unions des pays occidentaux, ainsi que les organes de formation de la société globale et de sa direction. Telles sont, d’après Zinoviev, les principales composantes du pouvoir réel en Occident. Le regard critique du sociologue contraste, comme nous le voyons, avec l’image que l’Occident donne de ses organes du pouvoir.
Le deuxième aspect de la démocratie
En ce qui concerne le deuxième aspect de la démocratie—démocratie comme partie de la société civile—, Zinoviev constate sa forte dégradation dans le contexte mondial qui suit la Grande Rupture (Zinoviev désigne ainsi le nouvel état social de l’humanité résultant notamment de la disparition de l’URSS) [7]. Il parle d’une« attaque massive contre les droits sociaux à l’Ouest »[8], comme faisant partie du processus général de dégradation de la démocratie. Quelles sont les causes de cette dégradation ? D’après Zinoviev, la période de la guerre froide était en quelque sorte l’âge d’or de l’Occident : c’était l’époque de l’épanouissement du pluralisme et de la défense des droits sociaux, principalement motivée, d’ailleurs, par la nécessité de tenir face aux pays communistes. Pendant tout ce temps-là, l’Occident n’arrêtait pas d’évoluer : le temps de la guerre froide, c’était aussi le début de la globalisation, devenue possible avec la chute de l’URSS :
Aujourd’hui, les socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe, mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu’il y avait de socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n’existe plus, en Occident, de force politique capable de défendre les humbles [9]. L’existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s’estompent chaque jour davantage [10].
Depuis la chute de l’URSS, le monde est devenu unipolaire, ce qui n’est pas propice à l’épanouissement de la démocratie. C’est pourquoi Zinoviev nomme le monde d’aujourd’hui non seulement post-communiste mais aussi post-démocratique :
La démocratie sous-entend le pluralisme. Et le pluralisme suppose l’opposition d’au moins deux forces plus ou moins égales ; forces qui se combattent et s’influencent en même temps. Il y avait, à l’époque de la guerre froide, une démocratie mondiale, un pluralisme global au sein duquel coexistaient le système capitaliste, le système communiste et même une structure plus vague mais néanmoins vivante, les non-alignés. [...] Aujourd’hui, nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste [11]
Le monde bipolaire était favorable à l’épanouissement des droits civils en Occident. Après la disparition de l’URSS, l’Occident n’a plus besoin de s’opposer au modèle soviétique et ne subit plus son influence. Il renonce alors à ses propres acquis dans le domaine de la société civile : le visage réel de l’Occident se dévoile peu à peu.
La Démocratie totalitaire
En critiquant les méfaits de la globalisation, Zinoviev dévoile les ambitions de l’Occident de prendre le contrôle sur le reste du monde. Il considère la tendance de l’Occident à étendre sa mainmise planétaire comme l’instauration du totalitarisme démocratique ou de la démocratie totalitaire. Comment ce processus est-il possible ? La part non démocratique dans les gouvernements occidentaux, mentionnée plus haut, devient de plus en plus importante. Le supragouvernement indispensable à la gestion de la globalisation est issu de cette part non démocratique du gouvernement. Le supragouvernement est au-dessus de chaque gouvernement pris à part. Le totalitarisme financier qui règne maintenant dans les pays occidentaux a soumis le pouvoir politique.« Les dictatures politiques sont pitoyables comparées à la dictature financière. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures. Aucune révolte n’est possible contre la banque »[12].
Pour réaliser le processus de globalisation, il faut d’abord que le modèle social de l’Occident séduise les pays non occidentaux. Il est donc nécessaire de rendre attirants ses attributs : le libre marché par exemple, ainsi que la démocratie. Autrement dit, selon la terminologie de Zinoviev, il s’agit de les rendre abstraits (ou idéologiques). Comment le marché réel et la démocratie réelle se transforment-ils en marché abstrait et démocratie abstraite ? Le procédé, d’après Zinoviev, consiste à extraire certains traits attractifs de ces deux phénomènes pour en faire ensuite des objets d’idéalisation. Puis, la démocratie, le marché libre ainsi que les autres attributs de la société occidentale sont imposés par les occidentaux aux autres peuples dans un seul but : leur conquête, dont la partie idéologique est la plus importante.
Tout cela est fait pour duper les benêts des pays non occidentaux afin de leur faire croire qu’il suffit de liquider leur système économique« arriéré » en le remplaçant par l’économie de marché« progressiste », telle qu’elle est décrite par l’idéologie et par la propagande, pour garantir l’épanouissement économique de leur pays [13]. (traduction libre)
Les traits de l’occidentisme, tels que la démocratie et l’économie de marché, comme nous l’avons déjà noté, forment une unité avec ses autres particularités et perdent leur efficacité si l’on les implante ailleurs. Chaque pays a sa culture, ses traditions, sa mentalité, ses conditions climatiques et historiques et exige un système économique et politique qui lui soit approprié. Zinoviev conteste—selon un système de raisonnement logiquement irréprochable—le stéréotype du caractère universel et efficace de l’économie de la société occidentale par opposition à la non-efficacité de l’économie communiste [14].
Peut-on comparer l’instauration de la démocratie totalitaire, ou occidentisation selon la terminologie de Zinoviev, à une colonisation ? Zinoviev dénonce l’occidentisation comme« une forme spécifique de colonisation qui a pour effet l’instauration, dans le pays colonisé, d’un régime de démocratie coloniale » [15]. Au fond, c’est la même vieille stratégie coloniale des puissances occidentales où les valeurs comme démocratie ou droits de l’homme servent d’armes idéologiques. Le régime colonial (« la démocratie coloniale ») qui s’installe dans le pays colonisé n’est pas le résultat de son évolution naturelle, c’est un régime artificiel.
Les attributs extérieurs de la démocratie occidentale y sont mis au service d’un régime très peu démocratique et deviennent des moyens de manipulation des masses. L’exploitation du pays au profit de l’Occident est confiée à une fraction infime de la population indigène, laquelle y trouve largement son compte et accède à un niveau de vie très élevé, comparable à celui de l’élite occidentale [16].
Il faut se rendre compte que cette colonisation ne résulte pas de la volonté des quelques chefs d’État, mais de la nature même de l’occidentisme qui, à ce stade de son développement, a besoin des ressources de toute la planète pour pouvoir survivre.
Aujourd’hui, on parle de problèmes« globaux » qui, pour être résolus, exigent, semble-t-il, les efforts de tous les peuples de la planète. Comme nous le rappelle Zinoviev, toutefois, l’idée même de l’intégration, de« la société globale », est une idée occidentale : l’Occident tente d’organiser l’humanité conformément à ses intérêts et non au nom de l’humanité abstraite et des valeurs humaines.« Bref, résume-t-il, l’idée de la« société globale » n’est qu’une tentative idéologiquement camouflée du monde occidental, dirigé par les États-Unis, d’asservir la planète et d’établir son empire sur le reste de l’humanité » [17]. Cette description de la démocratie coloniale fait penser à la démarche du groupe de journalistes indépendants, Michel Collon à sa tête, qui s’est donné pour mission la dénonciation de la désinformation apparaissant dans les médias occidentaux et qui accusent la politique coloniale de l’Occident dirigée par les États-Unis [18].
L’arsenal idéologique ainsi que les moyens médiatiques de l’Occident sont vastes, ce qui permet d’éviter, dans la plupart des cas, la résistance de la population autochtone du pays en cours de colonisation. Parmi les méthodes du gouvernement mondial on peut citer, par exemple, le discrédit de l’ancien régime social du pays à occidentiser, la division de la population entre groupes antagonistes, le soudoiement de l’élite intellectuelle et des couches privilégiées, le soutien accordé à l’opposition, la stimulation auprès de la population de l’envie au vu de l’abondance occidentale, ainsi que l’illusion de créer sur place une telle abondance si le pays accepte les réformes dictées par l’Occident, le souci de« fournir au pays concerné une aide économique tout juste suffisante pour détruire l’économie locale, créer le parasitisme dans le pays et assurer à l’Occident la réputation d’un sauveur désintéressé venu délivrer le pays des défauts de son existence antérieure » [19].
Si, toutefois, ces méthodes ne sont pas assez efficaces, le nouvel« ordre mondial » a recours à la vraie guerre comme cela a été le cas en Irak, en Afghanistan ou en Yougoslavie. Dans le cas de la Yougoslavie, comme dans celui de l’URSS, on a procédé au démantèlement du pays en suivant la vieille tactique :« diviser pour mieux imposer sa loi à toutes les parties à la fois, et s’ériger en juge suprême » [20]. Les pays comme l’URSS ou la Yougoslavie étaient les pays les plus multiethniques du monde, et leur conquête était une tâche stratégique pour le nouvel« ordre mondial » et la globalisation. Zinoviev montre bien que l’un des processus de la globalisation consiste à faire disparaître des nations, des traits nationaux au profit d’un homme uniforme, arraché à son contexte historique et culturel. Les peuples qui vivent aujourd’hui risquent de connaître le destin des Indiens d’Amérique.
Quelles sont les conséquences de l’occidentisation ? Certains spécialistes affirment qu’à cause de sa défaite dans la guerre froide, l’URSS a perdu plus de vies humaines que pendant la Seconde Guerre mondiale. La victoire éventuelle de l’Occident sur la Chine, selon les pronostics sociologiques de Zinoviev, coûtera la vie à quelque 500 millions de Chinois. On peut supposer que les colonialistes occidentaux les justifieront par les droits de l’homme et les valeurs universelles (notions dont la légitimité est mise en doute par Zinoviev).
Cependant, malgré ses sombres prévisions, Zinoviev nous fait savoir que dans l’évolution sociale, rien n’est jamais joué à l’avance. Aujourd’hui, il existe des facteurs qui peuvent être de graves obstacles à l’occidentisation, comme la Chine communiste ou les pays comme l’Iran ou le Viêt Nam, où cette occidentisation n’a pas donné les résultats attendus. Le processus d’occidentisation connaît aussi des dérèglements, il y a des événements qui échappent au contrôle de l’Occident. Telle est, par exemple, d’après Zinoviev, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en l’an 2000.
La conséquence la plus grave de la globalisation est la perte de l’homme en tant que phénomène social capable d’agir sur le processus historique. La désintellectualisation et l’unification de la pensée s’allient à l’affaiblissement du sens moral. Dans l’une de ses dernières interviews, Alexandre Zinoviev estime que le seul espoir pour l’humanité est l’apparition d’un homme nouveau, idéaliste et rêveur.
Tous ces derniers temps, des hommes d’affaires, pratiques, radins, égoïstes mènent la lutte contre tout ce qu’il y a en nous de bon et de noble. Je voudrais bien que ce nouvel homme survive, c’est mon désir le plus cher. La survie de l’humanité entière dépend maintenant de sa survie [21] (traduction libre).
Nous avons vu que Zinoviev, dans son analyse de l’occidentisme comme facteur déterminant de la vie occidentale, révèle l’existence de l’idéologie et de la propagande occidentales. Le sociologue constate le rôle important qu’elles jouent dans la création de l’image attirante de la démocratie occidentale. Cette image, selon lui, est la condition primordiale de la conquête par l’Occident des pays non occidentaux. En effet, si l’on suit le raisonnement de Zinoviev, on constate que le but principal de cette conquête n’est pas le redressement de ces pays, mais leur exploitation au profit de l’Occident. L’Occident d’aujourd’hui a besoin de globalisation et de mainmise planétaire pour sa survie et son extension. Ce processus de mainmise peut être appelé colonisation et il s’effectue par le biais de développements démagogiques autour de la démocratie. La colonisation politique et économique des pays passe par la séduction idéologique. En notant l’imprécision du terme« démocratie » et son caractère non savant, Zinoviev reconnaît tout de même l’existence de deux aspects de la démocratie réelle en Occident. C’est premièrement la démocratie en tant que structure de l’État occidental, et deuxièmement les droits civils dans la société occidentale. Cependant, le premier aspect existe surtout en façade et cache des réalités peu propices à une image positive de l’Occident. Quant au deuxième aspect, après avoir vécu son âge d’or lors de la guerre froide, il commence à disparaître.
Zinoviev nous alerte sur le danger d’un aveuglement face à la politique coloniale des pays occidentaux et appelle à une vision critique du modèle occidental. Une chose est sure : malgré son regard pessimiste et désabusé sur le monde actuel, il n’a pas pu renoncer définitivement à son espoir en l’homme et en ses capacités à pouvoir construire un monde meilleur.
Au centre de l’œuvre d’Alexandre Zinoviev, philosophe et écrivain russe, se trouve une réflexion autour des différents aspects de la démocratie dans les sociétés contemporaines. Il appelle le facteur dominant de la société occidentale l’occidentisme dont il analyse les principaux éléments : le marché, la démocratie, l’idéologie. Zinoviev dénonce le monde capitaliste actuel, qu’il qualifie de « post-démocratique », ainsi que la stratégie coloniale des puissances occidentales où les valeurs comme démocratie ou droits de l’homme servent d’armes idéologiques. Pour caractériser cette stratégie, le philosophe emploie les termes« démocratie coloniale » ou encore« démocratie totalitaire ».
On n’accordera jamais assez d’importance à la réflexion sur la démocratie dans le monde actuel, si riche en conflits et en cataclysmes. Cette réflexion suscite des questions importantes. Quels sont les principes de base d’un régime démocratique ? Comment la démocratie doit-elle construire ses relations avec le monde non démocratique ? La pluralité des points de vue est inséparable de la notion de société démocratique. Il en résulte un nombre significatif d’ouvrages, de colloques, de tables rondes consacrés à la démocratie, à ses manifestations, à sa place dans le monde d’aujourd’hui et aux différents types de sociétés démocratiques. Dans le contexte de cette réflexion moderne sur les différents aspects de la démocratie, les idées d’Alexandre Zinoviev (1922 – 2006), écrivain et philosophe russe, tiennent une place à part. La renommée mondiale de l’auteur n’en est pas la seule cause (rappelons qu’Alexandre Zinoviev fut membre de l’Académie des sciences de Finlande, membre de l’Académie bavaroise des beaux-arts de Munich, membre de l’Académie de culture philologique slave de Moscou ainsi que lauréat de nombreux prix internationaux parmi lesquels le prix Tocqueville et le prix Médicis étranger). Les événements de sa vie privée lui ont permis d’acquérir une expérience exceptionnelle : plusieurs années sous le régime soviétique, puis en émigration, notamment en Allemagne, son retour et sa vie en Russie post-soviétique. C’est cette expérience qu’il faut prendre en considération en étudiant son héritage spirituel ; cette expérience a nourri sa pensée en lui donnant plus de légitimité. Dans les oeuvres théoriques et littéraires écrites au cours de la période post-soviétique de sa vie, sa réflexion tourne surtout autour des différents aspects de la démocratie dans les sociétés contemporaines. La critique du totalitarisme soviétique cède la place à la dénonciation du monde capitaliste actuel, que Zinoviev qualifie de« postdémocratique ». En effet, Zinoviev a créé des termes largement employés, comme« homo sovieticus » par exemple, mais aussi des expressions moins répandues, telles que« démocratie totalitaire » ou encore« démocratie coloniale ».
L’analyse zinovienne de la société occidentale mérite une profonde attention, d’autant plus qu’elle a été élaborée par un philosophe. Déjà dans sa thèse de 1955, sur l’exemple du Capital, Zinoviev propose sa vision tout à fait novatrice de la dialectique utilisée par Marx comme méthode d’analyse générale. Selon les spécialistes, les découvertes de Zinoviev dans le domaine de la logique ouvrent la voie à de nouvelles approches méthodologiques dans les sciences sociales ou physiques. Selon l’aveu de Zinoviev, pour l’étude des différents types de sociétés, il s’appuie sur les résultats de ses propres découvertes dans les domaines de la logique et de la méthodologie de la recherche en sciences.
La question de la démocratie est traitée dans tous les ouvrages de Zinoviev consacrés au monde occidental. L’étude de ses réflexions pourrait au moins aider à révéler les nouveaux aspects du monde actuel et éventuellement à mieux les comprendre. La mise en examen du monde occidental d’aujourd’hui à laquelle procède Zinoviev met en lumière certains événements de la vie politique actuelle (en particulier, l’origine des conflits militaires en ex-Yougoslavie, les causes des guerres en Afghanistan, Irak ou Iran). Cet article ne prétend pas à une analyse détaillée et exhaustive des cataclysmes mondiaux, son but est plutôt de montrer que la pensée zinovienne pourrait servir de guide ou de point de départ pour tenter de porter un regard indépendant et sans préjugé sur l’Occident et sa politique. L’analyse scrupuleuse du monde occidental élaborée par Zinoviev (dont la version la plus complète peut être lue dans les pages de l’Occident) permet de mieux comprendre les principaux enjeux de la vie politique et économique de notre temps.
Précisons d’emblée que pour Zinoviev il existe deux démocraties : d’un côté, la démocratie réelle, et de l’autre, la démocratie abstraite telle que les médias occidentaux la présentent dans leur propagande, et dont le but principal est la conquête idéologique, politique, économique et culturelle du reste du monde. Dans les pages qui suivent, nous présenterons en quelques traits les principales conclusions de Zinoviev sur l’idéologie occidentale, puis on exposera les manifestations concrètes de la démocratie coloniale comme mode de fonctionnement de la démocratie occidentale actuelle. Avant de présenter les observations du philosophe sur la démocratie occidentale, il semble indispensable de comprendre la nature même de l’Occident : pour cela, il faut tout d’abord s’arrêter sur l’occidentisme – facteur dominant dans la société occidentale dont l’une des composantes est la démocratie.
L’Occidentisme
Zinoviev est l’auteur de ce nouveau terme qu’il introduit dans son étude de la société :« l’occidentisme ». Ce concept lui permet de faire une distinction entre le terme« Occident », qui désigne des pays bien concrets comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, ainsi que les pays européens comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, et le terme« occidentisme » qui signifie« le modèle social des pays occidentaux, c’est-à-dire ce qui leur est commun et se reflète dans l’utilisation abstraite du mot« Occident » et le vocabulaire de la politique, de l’idéologie et de la propagande »[1]. L’occidentisme ne coïncide pas tout à fait avec le terme« Occident », c’est le phénomène dominant dans le mode de vie occidental. Dans la vie des peuples occidentaux, tout n’entre pas dans le domaine de l’occidentisme. L’occidentisme, comme le démontre Zinoviev, est un phénomène social très compliqué ; il ne se limite pas à quelques caractéristiques auxquelles il est souvent associé, tels que le capitalisme, le pluralisme, la démocratie ou encore le libre marché. Certains traits du communisme font aussi partie de l’occidentisme. Zinoviev mentionne, à titre d’exemple, le rôle important de la planification dans l’économie occidentale où l’État est l’un des acteurs économiques les plus importants. D’un autre côté, l’occidentisme est un phénomène propre à ces pays, impensable en dehors de leur contexte et de leur facteur humain. L’occidentisme est né au sein de la civilisation ouest-européenne. Peu à peu, il est devenu un phénomène dominant, la base de la société occidentale au point qu’on a commencé à associer l’Occident avec l’occidentisme. Pour résumer, l’occidentisme est le modèle de société des pays occidentaux, le mode de fonctionnement qui domine aujourd’hui (mais qui n’est pas le seul) en Occident et qui désigne un ensemble de pratiques dont les plus importantes sont capitalisme, pluralisme, démocratie et libre marché.
Si l’existence, dans la vie de l’Occident, de ces quatre composantes n’est jamais mise en doute, il en va tout autrement pour l’idéologie. Selon l’avis de Zinoviev et contrairement à une opinion communément admise, l’Occident n’est pas libre de toute idéologie ni de propagande idéologique.
L’idéologie occidentale
En traçant le portrait de l’Occident, Zinoviev confirme le poids de l’idéologie et de la propagande dans la société occidentale. À cet égard, on peut citer, par exemple, le passage suivant :« Le système d’« abrutissement » occidental est incomparablement plus puissant que celui qui existait en URSS dans les années staliniennes et même brejnéviennes »[2]. Après la chute de l’URSS, de nombreux penseurs ont proclamé que le capitalisme et la démocratie, surtout dans leur version américaine, étaient l’objectif final de toute l’histoire de l’humanité. Zinoviev met en garde contre la glorification sans réserve de l’occidentisme. Il fait le parallèle entre la propagande occidentiste et celle du système communiste. Il rappelle que, naguère, l’idéologie communiste proclamait que la société communiste serait le comble du progrès humain, suscitant ipso facto les railleries de l’Occident. Il note qu’« aujourd’hui, l’occidentisme se met à singer les prétentions maniaques de l’adversaire disparu »[3]. Ainsi, dans l’analyse de Zinoviev, la démocratie occidentale ne coïncide pas avec l’image de cette démocratie présentée dans la propagande occidentale. Selon Zinoviev, la démocratie occidentale, sous sa forme décrite dans les textes apologétiques, n’est qu’une astuce idéologique de l’occidentisme au même titre que le libre marché avec sa fameuse« main invisible » [4]. Il propose donc de distinguer le marché abstrait ainsi que la démocratie abstraite (qu’il appelle aussi idéologique) du marché réel ou de la démocratie réelle (apparemment, par analogie avec le terme« communisme réel »). Ces quelques notes préalables permettent de mieux comprendre l’interprétation que fait Zinoviev de la notion de démocratie réelle.
La Démocratie occidentale
La définition de la démocratie
La réflexion de Zinoviev autour de la démocratie commence par une tentative de lui trouver une définition pertinente. Il constate que la définition de la démocratie pose déjà un problème : personne ne sait exactement ce que veut dire le terme. Chacun inclut dans sa propre définition de la démocratie une série de traits, en fonction de ses goûts et convictions, et dans un seul but : propager l’organisation sociale de l’occidentisme. Après une revue de différentes définitions de la démocratie qu’on retrouve chez les différents auteurs, Zinoviev finit par conclure : il ne s’agit pas d’un terme scientifique, mais d’un mot au contenu idéologique. Par conséquent, ce mot peut être employé dans plusieurs sens, parfois chez le même auteur.
Parmi les signes qui lui sont attribués, je n’ai jamais rencontré les prisons, la corruption, les intrigues, la tromperie délibérée des électeurs, la violence, etc. Ils lui sont pourtant liés de manière tout aussi organique que ceux que l’on énumère habituellement et qui ne sont destinés qu’à caractériser avantageusement le système occidental vis-à-vis d’autres types de communalité [5].
D’ailleurs, pour Zinoviev, il ne s’agit pas de trouver la définition de la démocratie. Ce qui compte, c’est de comprendre la chose suivante : la démocratie réelle est une partie inhérente de l’occidentisme, et est intimement liée à ses autres composantes. Zinoviev parle de deux aspects de la démocratie occidentiste : premièrement, la démocratie est la composante de la structure de l’État qui désigne le mode de suffrage fixé par les lois, les organes du pouvoir, l’amovibilité de ces derniers, le multipartisme, la séparation des pouvoirs, etc. ; deuxièmement, la démocratie est une composante de la société civile (les droits civils et les droits de l’homme ainsi que les moyens de les garantir).
Le premier aspect de la démocratie
Si l’on s’attarde, pour l’instant, au premier aspect de la démocratie, on doit constater, avec Zinoviev, que le gouvernement des pays occidentaux a une part démocratique et une part non démocratique (supraétatique, selon le terme de Zinoviev). Il écrit à ce propos :« En réalité, le système de l’État occidentiste ne se réduit pas qu’à la démocratie. Elle n’est même pas son élément principal. Elle est en vue de tous, se fait mousser, fait beaucoup de bruit et sert de vitrine. Mais ce n’est que la façade du pouvoir réel » [6].
C’est la deuxième part, non démocratique (supraétatique), qui joue un rôle décisif lorsqu’il évoque la partie non démocratique du système occidentiste ? Premièrement, c’est ce qu’on peut appeler« la cuisine du pouvoir », c’est-à-dire les contacts personnels des représentants du pouvoir, leurs conseillers, les lobbyistes, la mafia, etc. Deuxièmement, c’est le système des services secrets du pouvoir officiel. Troisièmement, ce sont les groupes de personnes avec un statut élevé dans la hiérarchie sociale. Les ressources qu’ils contrôlent, leurs richesses, leur renommée en font les personnes les plus puissantes de la société. Cette élite dirigeante est composée de businessmen, banquiers, patrons de presse, propriétaires de clubs sportifs, leaders de syndicats, acteurs célèbres, avocats, professeurs des universités, etc. Quatrièmement, ce sont les multiples organisations et institutions des unions des pays occidentaux, ainsi que les organes de formation de la société globale et de sa direction. Telles sont, d’après Zinoviev, les principales composantes du pouvoir réel en Occident. Le regard critique du sociologue contraste, comme nous le voyons, avec l’image que l’Occident donne de ses organes du pouvoir.
Le deuxième aspect de la démocratie
En ce qui concerne le deuxième aspect de la démocratie—démocratie comme partie de la société civile—, Zinoviev constate sa forte dégradation dans le contexte mondial qui suit la Grande Rupture (Zinoviev désigne ainsi le nouvel état social de l’humanité résultant notamment de la disparition de l’URSS) [7]. Il parle d’une« attaque massive contre les droits sociaux à l’Ouest »[8], comme faisant partie du processus général de dégradation de la démocratie. Quelles sont les causes de cette dégradation ? D’après Zinoviev, la période de la guerre froide était en quelque sorte l’âge d’or de l’Occident : c’était l’époque de l’épanouissement du pluralisme et de la défense des droits sociaux, principalement motivée, d’ailleurs, par la nécessité de tenir face aux pays communistes. Pendant tout ce temps-là, l’Occident n’arrêtait pas d’évoluer : le temps de la guerre froide, c’était aussi le début de la globalisation, devenue possible avec la chute de l’URSS :
Aujourd’hui, les socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe, mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu’il y avait de socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n’existe plus, en Occident, de force politique capable de défendre les humbles [9]. L’existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s’estompent chaque jour davantage [10].
Depuis la chute de l’URSS, le monde est devenu unipolaire, ce qui n’est pas propice à l’épanouissement de la démocratie. C’est pourquoi Zinoviev nomme le monde d’aujourd’hui non seulement post-communiste mais aussi post-démocratique :
La démocratie sous-entend le pluralisme. Et le pluralisme suppose l’opposition d’au moins deux forces plus ou moins égales ; forces qui se combattent et s’influencent en même temps. Il y avait, à l’époque de la guerre froide, une démocratie mondiale, un pluralisme global au sein duquel coexistaient le système capitaliste, le système communiste et même une structure plus vague mais néanmoins vivante, les non-alignés. [...] Aujourd’hui, nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste [11]
Le monde bipolaire était favorable à l’épanouissement des droits civils en Occident. Après la disparition de l’URSS, l’Occident n’a plus besoin de s’opposer au modèle soviétique et ne subit plus son influence. Il renonce alors à ses propres acquis dans le domaine de la société civile : le visage réel de l’Occident se dévoile peu à peu.
La Démocratie totalitaire
En critiquant les méfaits de la globalisation, Zinoviev dévoile les ambitions de l’Occident de prendre le contrôle sur le reste du monde. Il considère la tendance de l’Occident à étendre sa mainmise planétaire comme l’instauration du totalitarisme démocratique ou de la démocratie totalitaire. Comment ce processus est-il possible ? La part non démocratique dans les gouvernements occidentaux, mentionnée plus haut, devient de plus en plus importante. Le supragouvernement indispensable à la gestion de la globalisation est issu de cette part non démocratique du gouvernement. Le supragouvernement est au-dessus de chaque gouvernement pris à part. Le totalitarisme financier qui règne maintenant dans les pays occidentaux a soumis le pouvoir politique.« Les dictatures politiques sont pitoyables comparées à la dictature financière. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures. Aucune révolte n’est possible contre la banque »[12].
Pour réaliser le processus de globalisation, il faut d’abord que le modèle social de l’Occident séduise les pays non occidentaux. Il est donc nécessaire de rendre attirants ses attributs : le libre marché par exemple, ainsi que la démocratie. Autrement dit, selon la terminologie de Zinoviev, il s’agit de les rendre abstraits (ou idéologiques). Comment le marché réel et la démocratie réelle se transforment-ils en marché abstrait et démocratie abstraite ? Le procédé, d’après Zinoviev, consiste à extraire certains traits attractifs de ces deux phénomènes pour en faire ensuite des objets d’idéalisation. Puis, la démocratie, le marché libre ainsi que les autres attributs de la société occidentale sont imposés par les occidentaux aux autres peuples dans un seul but : leur conquête, dont la partie idéologique est la plus importante.
Tout cela est fait pour duper les benêts des pays non occidentaux afin de leur faire croire qu’il suffit de liquider leur système économique« arriéré » en le remplaçant par l’économie de marché« progressiste », telle qu’elle est décrite par l’idéologie et par la propagande, pour garantir l’épanouissement économique de leur pays [13]. (traduction libre)
Les traits de l’occidentisme, tels que la démocratie et l’économie de marché, comme nous l’avons déjà noté, forment une unité avec ses autres particularités et perdent leur efficacité si l’on les implante ailleurs. Chaque pays a sa culture, ses traditions, sa mentalité, ses conditions climatiques et historiques et exige un système économique et politique qui lui soit approprié. Zinoviev conteste—selon un système de raisonnement logiquement irréprochable—le stéréotype du caractère universel et efficace de l’économie de la société occidentale par opposition à la non-efficacité de l’économie communiste [14].
Peut-on comparer l’instauration de la démocratie totalitaire, ou occidentisation selon la terminologie de Zinoviev, à une colonisation ? Zinoviev dénonce l’occidentisation comme« une forme spécifique de colonisation qui a pour effet l’instauration, dans le pays colonisé, d’un régime de démocratie coloniale » [15]. Au fond, c’est la même vieille stratégie coloniale des puissances occidentales où les valeurs comme démocratie ou droits de l’homme servent d’armes idéologiques. Le régime colonial (« la démocratie coloniale ») qui s’installe dans le pays colonisé n’est pas le résultat de son évolution naturelle, c’est un régime artificiel.
Les attributs extérieurs de la démocratie occidentale y sont mis au service d’un régime très peu démocratique et deviennent des moyens de manipulation des masses. L’exploitation du pays au profit de l’Occident est confiée à une fraction infime de la population indigène, laquelle y trouve largement son compte et accède à un niveau de vie très élevé, comparable à celui de l’élite occidentale [16].
Il faut se rendre compte que cette colonisation ne résulte pas de la volonté des quelques chefs d’État, mais de la nature même de l’occidentisme qui, à ce stade de son développement, a besoin des ressources de toute la planète pour pouvoir survivre.
Aujourd’hui, on parle de problèmes« globaux » qui, pour être résolus, exigent, semble-t-il, les efforts de tous les peuples de la planète. Comme nous le rappelle Zinoviev, toutefois, l’idée même de l’intégration, de« la société globale », est une idée occidentale : l’Occident tente d’organiser l’humanité conformément à ses intérêts et non au nom de l’humanité abstraite et des valeurs humaines.« Bref, résume-t-il, l’idée de la« société globale » n’est qu’une tentative idéologiquement camouflée du monde occidental, dirigé par les États-Unis, d’asservir la planète et d’établir son empire sur le reste de l’humanité » [17]. Cette description de la démocratie coloniale fait penser à la démarche du groupe de journalistes indépendants, Michel Collon à sa tête, qui s’est donné pour mission la dénonciation de la désinformation apparaissant dans les médias occidentaux et qui accusent la politique coloniale de l’Occident dirigée par les États-Unis [18].
L’arsenal idéologique ainsi que les moyens médiatiques de l’Occident sont vastes, ce qui permet d’éviter, dans la plupart des cas, la résistance de la population autochtone du pays en cours de colonisation. Parmi les méthodes du gouvernement mondial on peut citer, par exemple, le discrédit de l’ancien régime social du pays à occidentiser, la division de la population entre groupes antagonistes, le soudoiement de l’élite intellectuelle et des couches privilégiées, le soutien accordé à l’opposition, la stimulation auprès de la population de l’envie au vu de l’abondance occidentale, ainsi que l’illusion de créer sur place une telle abondance si le pays accepte les réformes dictées par l’Occident, le souci de« fournir au pays concerné une aide économique tout juste suffisante pour détruire l’économie locale, créer le parasitisme dans le pays et assurer à l’Occident la réputation d’un sauveur désintéressé venu délivrer le pays des défauts de son existence antérieure » [19].
Si, toutefois, ces méthodes ne sont pas assez efficaces, le nouvel« ordre mondial » a recours à la vraie guerre comme cela a été le cas en Irak, en Afghanistan ou en Yougoslavie. Dans le cas de la Yougoslavie, comme dans celui de l’URSS, on a procédé au démantèlement du pays en suivant la vieille tactique :« diviser pour mieux imposer sa loi à toutes les parties à la fois, et s’ériger en juge suprême » [20]. Les pays comme l’URSS ou la Yougoslavie étaient les pays les plus multiethniques du monde, et leur conquête était une tâche stratégique pour le nouvel« ordre mondial » et la globalisation. Zinoviev montre bien que l’un des processus de la globalisation consiste à faire disparaître des nations, des traits nationaux au profit d’un homme uniforme, arraché à son contexte historique et culturel. Les peuples qui vivent aujourd’hui risquent de connaître le destin des Indiens d’Amérique.
Quelles sont les conséquences de l’occidentisation ? Certains spécialistes affirment qu’à cause de sa défaite dans la guerre froide, l’URSS a perdu plus de vies humaines que pendant la Seconde Guerre mondiale. La victoire éventuelle de l’Occident sur la Chine, selon les pronostics sociologiques de Zinoviev, coûtera la vie à quelque 500 millions de Chinois. On peut supposer que les colonialistes occidentaux les justifieront par les droits de l’homme et les valeurs universelles (notions dont la légitimité est mise en doute par Zinoviev).
Cependant, malgré ses sombres prévisions, Zinoviev nous fait savoir que dans l’évolution sociale, rien n’est jamais joué à l’avance. Aujourd’hui, il existe des facteurs qui peuvent être de graves obstacles à l’occidentisation, comme la Chine communiste ou les pays comme l’Iran ou le Viêt Nam, où cette occidentisation n’a pas donné les résultats attendus. Le processus d’occidentisation connaît aussi des dérèglements, il y a des événements qui échappent au contrôle de l’Occident. Telle est, par exemple, d’après Zinoviev, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en l’an 2000.
La conséquence la plus grave de la globalisation est la perte de l’homme en tant que phénomène social capable d’agir sur le processus historique. La désintellectualisation et l’unification de la pensée s’allient à l’affaiblissement du sens moral. Dans l’une de ses dernières interviews, Alexandre Zinoviev estime que le seul espoir pour l’humanité est l’apparition d’un homme nouveau, idéaliste et rêveur.
Tous ces derniers temps, des hommes d’affaires, pratiques, radins, égoïstes mènent la lutte contre tout ce qu’il y a en nous de bon et de noble. Je voudrais bien que ce nouvel homme survive, c’est mon désir le plus cher. La survie de l’humanité entière dépend maintenant de sa survie [21] (traduction libre).
Nous avons vu que Zinoviev, dans son analyse de l’occidentisme comme facteur déterminant de la vie occidentale, révèle l’existence de l’idéologie et de la propagande occidentales. Le sociologue constate le rôle important qu’elles jouent dans la création de l’image attirante de la démocratie occidentale. Cette image, selon lui, est la condition primordiale de la conquête par l’Occident des pays non occidentaux. En effet, si l’on suit le raisonnement de Zinoviev, on constate que le but principal de cette conquête n’est pas le redressement de ces pays, mais leur exploitation au profit de l’Occident. L’Occident d’aujourd’hui a besoin de globalisation et de mainmise planétaire pour sa survie et son extension. Ce processus de mainmise peut être appelé colonisation et il s’effectue par le biais de développements démagogiques autour de la démocratie. La colonisation politique et économique des pays passe par la séduction idéologique. En notant l’imprécision du terme« démocratie » et son caractère non savant, Zinoviev reconnaît tout de même l’existence de deux aspects de la démocratie réelle en Occident. C’est premièrement la démocratie en tant que structure de l’État occidental, et deuxièmement les droits civils dans la société occidentale. Cependant, le premier aspect existe surtout en façade et cache des réalités peu propices à une image positive de l’Occident. Quant au deuxième aspect, après avoir vécu son âge d’or lors de la guerre froide, il commence à disparaître.
Zinoviev nous alerte sur le danger d’un aveuglement face à la politique coloniale des pays occidentaux et appelle à une vision critique du modèle occidental. Une chose est sure : malgré son regard pessimiste et désabusé sur le monde actuel, il n’a pas pu renoncer définitivement à son espoir en l’homme et en ses capacités à pouvoir construire un monde meilleur.
On n’accordera jamais assez d’importance à la réflexion sur la démocratie dans le monde actuel, si riche en conflits et en cataclysmes. Cette réflexion suscite des questions importantes. Quels sont les principes de base d’un régime démocratique ? Comment la démocratie doit-elle construire ses relations avec le monde non démocratique ? La pluralité des points de vue est inséparable de la notion de société démocratique. Il en résulte un nombre significatif d’ouvrages, de colloques, de tables rondes consacrés à la démocratie, à ses manifestations, à sa place dans le monde d’aujourd’hui et aux différents types de sociétés démocratiques. Dans le contexte de cette réflexion moderne sur les différents aspects de la démocratie, les idées d’Alexandre Zinoviev (1922 – 2006), écrivain et philosophe russe, tiennent une place à part. La renommée mondiale de l’auteur n’en est pas la seule cause (rappelons qu’Alexandre Zinoviev fut membre de l’Académie des sciences de Finlande, membre de l’Académie bavaroise des beaux-arts de Munich, membre de l’Académie de culture philologique slave de Moscou ainsi que lauréat de nombreux prix internationaux parmi lesquels le prix Tocqueville et le prix Médicis étranger). Les événements de sa vie privée lui ont permis d’acquérir une expérience exceptionnelle : plusieurs années sous le régime soviétique, puis en émigration, notamment en Allemagne, son retour et sa vie en Russie post-soviétique. C’est cette expérience qu’il faut prendre en considération en étudiant son héritage spirituel ; cette expérience a nourri sa pensée en lui donnant plus de légitimité. Dans les oeuvres théoriques et littéraires écrites au cours de la période post-soviétique de sa vie, sa réflexion tourne surtout autour des différents aspects de la démocratie dans les sociétés contemporaines. La critique du totalitarisme soviétique cède la place à la dénonciation du monde capitaliste actuel, que Zinoviev qualifie de« postdémocratique ». En effet, Zinoviev a créé des termes largement employés, comme« homo sovieticus » par exemple, mais aussi des expressions moins répandues, telles que« démocratie totalitaire » ou encore« démocratie coloniale ».
L’analyse zinovienne de la société occidentale mérite une profonde attention, d’autant plus qu’elle a été élaborée par un philosophe. Déjà dans sa thèse de 1955, sur l’exemple du Capital, Zinoviev propose sa vision tout à fait novatrice de la dialectique utilisée par Marx comme méthode d’analyse générale. Selon les spécialistes, les découvertes de Zinoviev dans le domaine de la logique ouvrent la voie à de nouvelles approches méthodologiques dans les sciences sociales ou physiques. Selon l’aveu de Zinoviev, pour l’étude des différents types de sociétés, il s’appuie sur les résultats de ses propres découvertes dans les domaines de la logique et de la méthodologie de la recherche en sciences.
La question de la démocratie est traitée dans tous les ouvrages de Zinoviev consacrés au monde occidental. L’étude de ses réflexions pourrait au moins aider à révéler les nouveaux aspects du monde actuel et éventuellement à mieux les comprendre. La mise en examen du monde occidental d’aujourd’hui à laquelle procède Zinoviev met en lumière certains événements de la vie politique actuelle (en particulier, l’origine des conflits militaires en ex-Yougoslavie, les causes des guerres en Afghanistan, Irak ou Iran). Cet article ne prétend pas à une analyse détaillée et exhaustive des cataclysmes mondiaux, son but est plutôt de montrer que la pensée zinovienne pourrait servir de guide ou de point de départ pour tenter de porter un regard indépendant et sans préjugé sur l’Occident et sa politique. L’analyse scrupuleuse du monde occidental élaborée par Zinoviev (dont la version la plus complète peut être lue dans les pages de l’Occident) permet de mieux comprendre les principaux enjeux de la vie politique et économique de notre temps.
Précisons d’emblée que pour Zinoviev il existe deux démocraties : d’un côté, la démocratie réelle, et de l’autre, la démocratie abstraite telle que les médias occidentaux la présentent dans leur propagande, et dont le but principal est la conquête idéologique, politique, économique et culturelle du reste du monde. Dans les pages qui suivent, nous présenterons en quelques traits les principales conclusions de Zinoviev sur l’idéologie occidentale, puis on exposera les manifestations concrètes de la démocratie coloniale comme mode de fonctionnement de la démocratie occidentale actuelle. Avant de présenter les observations du philosophe sur la démocratie occidentale, il semble indispensable de comprendre la nature même de l’Occident : pour cela, il faut tout d’abord s’arrêter sur l’occidentisme – facteur dominant dans la société occidentale dont l’une des composantes est la démocratie.
L’Occidentisme
Zinoviev est l’auteur de ce nouveau terme qu’il introduit dans son étude de la société :« l’occidentisme ». Ce concept lui permet de faire une distinction entre le terme« Occident », qui désigne des pays bien concrets comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, ainsi que les pays européens comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, et le terme« occidentisme » qui signifie« le modèle social des pays occidentaux, c’est-à-dire ce qui leur est commun et se reflète dans l’utilisation abstraite du mot« Occident » et le vocabulaire de la politique, de l’idéologie et de la propagande »[1]. L’occidentisme ne coïncide pas tout à fait avec le terme« Occident », c’est le phénomène dominant dans le mode de vie occidental. Dans la vie des peuples occidentaux, tout n’entre pas dans le domaine de l’occidentisme. L’occidentisme, comme le démontre Zinoviev, est un phénomène social très compliqué ; il ne se limite pas à quelques caractéristiques auxquelles il est souvent associé, tels que le capitalisme, le pluralisme, la démocratie ou encore le libre marché. Certains traits du communisme font aussi partie de l’occidentisme. Zinoviev mentionne, à titre d’exemple, le rôle important de la planification dans l’économie occidentale où l’État est l’un des acteurs économiques les plus importants. D’un autre côté, l’occidentisme est un phénomène propre à ces pays, impensable en dehors de leur contexte et de leur facteur humain. L’occidentisme est né au sein de la civilisation ouest-européenne. Peu à peu, il est devenu un phénomène dominant, la base de la société occidentale au point qu’on a commencé à associer l’Occident avec l’occidentisme. Pour résumer, l’occidentisme est le modèle de société des pays occidentaux, le mode de fonctionnement qui domine aujourd’hui (mais qui n’est pas le seul) en Occident et qui désigne un ensemble de pratiques dont les plus importantes sont capitalisme, pluralisme, démocratie et libre marché.
Si l’existence, dans la vie de l’Occident, de ces quatre composantes n’est jamais mise en doute, il en va tout autrement pour l’idéologie. Selon l’avis de Zinoviev et contrairement à une opinion communément admise, l’Occident n’est pas libre de toute idéologie ni de propagande idéologique.
L’idéologie occidentale
En traçant le portrait de l’Occident, Zinoviev confirme le poids de l’idéologie et de la propagande dans la société occidentale. À cet égard, on peut citer, par exemple, le passage suivant :« Le système d’« abrutissement » occidental est incomparablement plus puissant que celui qui existait en URSS dans les années staliniennes et même brejnéviennes »[2]. Après la chute de l’URSS, de nombreux penseurs ont proclamé que le capitalisme et la démocratie, surtout dans leur version américaine, étaient l’objectif final de toute l’histoire de l’humanité. Zinoviev met en garde contre la glorification sans réserve de l’occidentisme. Il fait le parallèle entre la propagande occidentiste et celle du système communiste. Il rappelle que, naguère, l’idéologie communiste proclamait que la société communiste serait le comble du progrès humain, suscitant ipso facto les railleries de l’Occident. Il note qu’« aujourd’hui, l’occidentisme se met à singer les prétentions maniaques de l’adversaire disparu »[3]. Ainsi, dans l’analyse de Zinoviev, la démocratie occidentale ne coïncide pas avec l’image de cette démocratie présentée dans la propagande occidentale. Selon Zinoviev, la démocratie occidentale, sous sa forme décrite dans les textes apologétiques, n’est qu’une astuce idéologique de l’occidentisme au même titre que le libre marché avec sa fameuse« main invisible » [4]. Il propose donc de distinguer le marché abstrait ainsi que la démocratie abstraite (qu’il appelle aussi idéologique) du marché réel ou de la démocratie réelle (apparemment, par analogie avec le terme« communisme réel »). Ces quelques notes préalables permettent de mieux comprendre l’interprétation que fait Zinoviev de la notion de démocratie réelle.
La Démocratie occidentale
La définition de la démocratie
La réflexion de Zinoviev autour de la démocratie commence par une tentative de lui trouver une définition pertinente. Il constate que la définition de la démocratie pose déjà un problème : personne ne sait exactement ce que veut dire le terme. Chacun inclut dans sa propre définition de la démocratie une série de traits, en fonction de ses goûts et convictions, et dans un seul but : propager l’organisation sociale de l’occidentisme. Après une revue de différentes définitions de la démocratie qu’on retrouve chez les différents auteurs, Zinoviev finit par conclure : il ne s’agit pas d’un terme scientifique, mais d’un mot au contenu idéologique. Par conséquent, ce mot peut être employé dans plusieurs sens, parfois chez le même auteur.
Parmi les signes qui lui sont attribués, je n’ai jamais rencontré les prisons, la corruption, les intrigues, la tromperie délibérée des électeurs, la violence, etc. Ils lui sont pourtant liés de manière tout aussi organique que ceux que l’on énumère habituellement et qui ne sont destinés qu’à caractériser avantageusement le système occidental vis-à-vis d’autres types de communalité [5].
D’ailleurs, pour Zinoviev, il ne s’agit pas de trouver la définition de la démocratie. Ce qui compte, c’est de comprendre la chose suivante : la démocratie réelle est une partie inhérente de l’occidentisme, et est intimement liée à ses autres composantes. Zinoviev parle de deux aspects de la démocratie occidentiste : premièrement, la démocratie est la composante de la structure de l’État qui désigne le mode de suffrage fixé par les lois, les organes du pouvoir, l’amovibilité de ces derniers, le multipartisme, la séparation des pouvoirs, etc. ; deuxièmement, la démocratie est une composante de la société civile (les droits civils et les droits de l’homme ainsi que les moyens de les garantir).
Le premier aspect de la démocratie
Si l’on s’attarde, pour l’instant, au premier aspect de la démocratie, on doit constater, avec Zinoviev, que le gouvernement des pays occidentaux a une part démocratique et une part non démocratique (supraétatique, selon le terme de Zinoviev). Il écrit à ce propos :« En réalité, le système de l’État occidentiste ne se réduit pas qu’à la démocratie. Elle n’est même pas son élément principal. Elle est en vue de tous, se fait mousser, fait beaucoup de bruit et sert de vitrine. Mais ce n’est que la façade du pouvoir réel » [6].
C’est la deuxième part, non démocratique (supraétatique), qui joue un rôle décisif lorsqu’il évoque la partie non démocratique du système occidentiste ? Premièrement, c’est ce qu’on peut appeler« la cuisine du pouvoir », c’est-à-dire les contacts personnels des représentants du pouvoir, leurs conseillers, les lobbyistes, la mafia, etc. Deuxièmement, c’est le système des services secrets du pouvoir officiel. Troisièmement, ce sont les groupes de personnes avec un statut élevé dans la hiérarchie sociale. Les ressources qu’ils contrôlent, leurs richesses, leur renommée en font les personnes les plus puissantes de la société. Cette élite dirigeante est composée de businessmen, banquiers, patrons de presse, propriétaires de clubs sportifs, leaders de syndicats, acteurs célèbres, avocats, professeurs des universités, etc. Quatrièmement, ce sont les multiples organisations et institutions des unions des pays occidentaux, ainsi que les organes de formation de la société globale et de sa direction. Telles sont, d’après Zinoviev, les principales composantes du pouvoir réel en Occident. Le regard critique du sociologue contraste, comme nous le voyons, avec l’image que l’Occident donne de ses organes du pouvoir.
Le deuxième aspect de la démocratie
En ce qui concerne le deuxième aspect de la démocratie—démocratie comme partie de la société civile—, Zinoviev constate sa forte dégradation dans le contexte mondial qui suit la Grande Rupture (Zinoviev désigne ainsi le nouvel état social de l’humanité résultant notamment de la disparition de l’URSS) [7]. Il parle d’une« attaque massive contre les droits sociaux à l’Ouest »[8], comme faisant partie du processus général de dégradation de la démocratie. Quelles sont les causes de cette dégradation ? D’après Zinoviev, la période de la guerre froide était en quelque sorte l’âge d’or de l’Occident : c’était l’époque de l’épanouissement du pluralisme et de la défense des droits sociaux, principalement motivée, d’ailleurs, par la nécessité de tenir face aux pays communistes. Pendant tout ce temps-là, l’Occident n’arrêtait pas d’évoluer : le temps de la guerre froide, c’était aussi le début de la globalisation, devenue possible avec la chute de l’URSS :
Aujourd’hui, les socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe, mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu’il y avait de socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n’existe plus, en Occident, de force politique capable de défendre les humbles [9]. L’existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s’estompent chaque jour davantage [10].
Depuis la chute de l’URSS, le monde est devenu unipolaire, ce qui n’est pas propice à l’épanouissement de la démocratie. C’est pourquoi Zinoviev nomme le monde d’aujourd’hui non seulement post-communiste mais aussi post-démocratique :
La démocratie sous-entend le pluralisme. Et le pluralisme suppose l’opposition d’au moins deux forces plus ou moins égales ; forces qui se combattent et s’influencent en même temps. Il y avait, à l’époque de la guerre froide, une démocratie mondiale, un pluralisme global au sein duquel coexistaient le système capitaliste, le système communiste et même une structure plus vague mais néanmoins vivante, les non-alignés. [...] Aujourd’hui, nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste [11]
Le monde bipolaire était favorable à l’épanouissement des droits civils en Occident. Après la disparition de l’URSS, l’Occident n’a plus besoin de s’opposer au modèle soviétique et ne subit plus son influence. Il renonce alors à ses propres acquis dans le domaine de la société civile : le visage réel de l’Occident se dévoile peu à peu.
La Démocratie totalitaire
En critiquant les méfaits de la globalisation, Zinoviev dévoile les ambitions de l’Occident de prendre le contrôle sur le reste du monde. Il considère la tendance de l’Occident à étendre sa mainmise planétaire comme l’instauration du totalitarisme démocratique ou de la démocratie totalitaire. Comment ce processus est-il possible ? La part non démocratique dans les gouvernements occidentaux, mentionnée plus haut, devient de plus en plus importante. Le supragouvernement indispensable à la gestion de la globalisation est issu de cette part non démocratique du gouvernement. Le supragouvernement est au-dessus de chaque gouvernement pris à part. Le totalitarisme financier qui règne maintenant dans les pays occidentaux a soumis le pouvoir politique.« Les dictatures politiques sont pitoyables comparées à la dictature financière. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures. Aucune révolte n’est possible contre la banque »[12].
Pour réaliser le processus de globalisation, il faut d’abord que le modèle social de l’Occident séduise les pays non occidentaux. Il est donc nécessaire de rendre attirants ses attributs : le libre marché par exemple, ainsi que la démocratie. Autrement dit, selon la terminologie de Zinoviev, il s’agit de les rendre abstraits (ou idéologiques). Comment le marché réel et la démocratie réelle se transforment-ils en marché abstrait et démocratie abstraite ? Le procédé, d’après Zinoviev, consiste à extraire certains traits attractifs de ces deux phénomènes pour en faire ensuite des objets d’idéalisation. Puis, la démocratie, le marché libre ainsi que les autres attributs de la société occidentale sont imposés par les occidentaux aux autres peuples dans un seul but : leur conquête, dont la partie idéologique est la plus importante.
Tout cela est fait pour duper les benêts des pays non occidentaux afin de leur faire croire qu’il suffit de liquider leur système économique« arriéré » en le remplaçant par l’économie de marché« progressiste », telle qu’elle est décrite par l’idéologie et par la propagande, pour garantir l’épanouissement économique de leur pays [13]. (traduction libre)
Les traits de l’occidentisme, tels que la démocratie et l’économie de marché, comme nous l’avons déjà noté, forment une unité avec ses autres particularités et perdent leur efficacité si l’on les implante ailleurs. Chaque pays a sa culture, ses traditions, sa mentalité, ses conditions climatiques et historiques et exige un système économique et politique qui lui soit approprié. Zinoviev conteste—selon un système de raisonnement logiquement irréprochable—le stéréotype du caractère universel et efficace de l’économie de la société occidentale par opposition à la non-efficacité de l’économie communiste [14].
Peut-on comparer l’instauration de la démocratie totalitaire, ou occidentisation selon la terminologie de Zinoviev, à une colonisation ? Zinoviev dénonce l’occidentisation comme« une forme spécifique de colonisation qui a pour effet l’instauration, dans le pays colonisé, d’un régime de démocratie coloniale » [15]. Au fond, c’est la même vieille stratégie coloniale des puissances occidentales où les valeurs comme démocratie ou droits de l’homme servent d’armes idéologiques. Le régime colonial (« la démocratie coloniale ») qui s’installe dans le pays colonisé n’est pas le résultat de son évolution naturelle, c’est un régime artificiel.
Les attributs extérieurs de la démocratie occidentale y sont mis au service d’un régime très peu démocratique et deviennent des moyens de manipulation des masses. L’exploitation du pays au profit de l’Occident est confiée à une fraction infime de la population indigène, laquelle y trouve largement son compte et accède à un niveau de vie très élevé, comparable à celui de l’élite occidentale [16].
Il faut se rendre compte que cette colonisation ne résulte pas de la volonté des quelques chefs d’État, mais de la nature même de l’occidentisme qui, à ce stade de son développement, a besoin des ressources de toute la planète pour pouvoir survivre.
Aujourd’hui, on parle de problèmes« globaux » qui, pour être résolus, exigent, semble-t-il, les efforts de tous les peuples de la planète. Comme nous le rappelle Zinoviev, toutefois, l’idée même de l’intégration, de« la société globale », est une idée occidentale : l’Occident tente d’organiser l’humanité conformément à ses intérêts et non au nom de l’humanité abstraite et des valeurs humaines.« Bref, résume-t-il, l’idée de la« société globale » n’est qu’une tentative idéologiquement camouflée du monde occidental, dirigé par les États-Unis, d’asservir la planète et d’établir son empire sur le reste de l’humanité » [17]. Cette description de la démocratie coloniale fait penser à la démarche du groupe de journalistes indépendants, Michel Collon à sa tête, qui s’est donné pour mission la dénonciation de la désinformation apparaissant dans les médias occidentaux et qui accusent la politique coloniale de l’Occident dirigée par les États-Unis [18].
L’arsenal idéologique ainsi que les moyens médiatiques de l’Occident sont vastes, ce qui permet d’éviter, dans la plupart des cas, la résistance de la population autochtone du pays en cours de colonisation. Parmi les méthodes du gouvernement mondial on peut citer, par exemple, le discrédit de l’ancien régime social du pays à occidentiser, la division de la population entre groupes antagonistes, le soudoiement de l’élite intellectuelle et des couches privilégiées, le soutien accordé à l’opposition, la stimulation auprès de la population de l’envie au vu de l’abondance occidentale, ainsi que l’illusion de créer sur place une telle abondance si le pays accepte les réformes dictées par l’Occident, le souci de« fournir au pays concerné une aide économique tout juste suffisante pour détruire l’économie locale, créer le parasitisme dans le pays et assurer à l’Occident la réputation d’un sauveur désintéressé venu délivrer le pays des défauts de son existence antérieure » [19].
Si, toutefois, ces méthodes ne sont pas assez efficaces, le nouvel« ordre mondial » a recours à la vraie guerre comme cela a été le cas en Irak, en Afghanistan ou en Yougoslavie. Dans le cas de la Yougoslavie, comme dans celui de l’URSS, on a procédé au démantèlement du pays en suivant la vieille tactique :« diviser pour mieux imposer sa loi à toutes les parties à la fois, et s’ériger en juge suprême » [20]. Les pays comme l’URSS ou la Yougoslavie étaient les pays les plus multiethniques du monde, et leur conquête était une tâche stratégique pour le nouvel« ordre mondial » et la globalisation. Zinoviev montre bien que l’un des processus de la globalisation consiste à faire disparaître des nations, des traits nationaux au profit d’un homme uniforme, arraché à son contexte historique et culturel. Les peuples qui vivent aujourd’hui risquent de connaître le destin des Indiens d’Amérique.
Quelles sont les conséquences de l’occidentisation ? Certains spécialistes affirment qu’à cause de sa défaite dans la guerre froide, l’URSS a perdu plus de vies humaines que pendant la Seconde Guerre mondiale. La victoire éventuelle de l’Occident sur la Chine, selon les pronostics sociologiques de Zinoviev, coûtera la vie à quelque 500 millions de Chinois. On peut supposer que les colonialistes occidentaux les justifieront par les droits de l’homme et les valeurs universelles (notions dont la légitimité est mise en doute par Zinoviev).
Cependant, malgré ses sombres prévisions, Zinoviev nous fait savoir que dans l’évolution sociale, rien n’est jamais joué à l’avance. Aujourd’hui, il existe des facteurs qui peuvent être de graves obstacles à l’occidentisation, comme la Chine communiste ou les pays comme l’Iran ou le Viêt Nam, où cette occidentisation n’a pas donné les résultats attendus. Le processus d’occidentisation connaît aussi des dérèglements, il y a des événements qui échappent au contrôle de l’Occident. Telle est, par exemple, d’après Zinoviev, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en l’an 2000.
La conséquence la plus grave de la globalisation est la perte de l’homme en tant que phénomène social capable d’agir sur le processus historique. La désintellectualisation et l’unification de la pensée s’allient à l’affaiblissement du sens moral. Dans l’une de ses dernières interviews, Alexandre Zinoviev estime que le seul espoir pour l’humanité est l’apparition d’un homme nouveau, idéaliste et rêveur.
Tous ces derniers temps, des hommes d’affaires, pratiques, radins, égoïstes mènent la lutte contre tout ce qu’il y a en nous de bon et de noble. Je voudrais bien que ce nouvel homme survive, c’est mon désir le plus cher. La survie de l’humanité entière dépend maintenant de sa survie [21] (traduction libre).
Nous avons vu que Zinoviev, dans son analyse de l’occidentisme comme facteur déterminant de la vie occidentale, révèle l’existence de l’idéologie et de la propagande occidentales. Le sociologue constate le rôle important qu’elles jouent dans la création de l’image attirante de la démocratie occidentale. Cette image, selon lui, est la condition primordiale de la conquête par l’Occident des pays non occidentaux. En effet, si l’on suit le raisonnement de Zinoviev, on constate que le but principal de cette conquête n’est pas le redressement de ces pays, mais leur exploitation au profit de l’Occident. L’Occident d’aujourd’hui a besoin de globalisation et de mainmise planétaire pour sa survie et son extension. Ce processus de mainmise peut être appelé colonisation et il s’effectue par le biais de développements démagogiques autour de la démocratie. La colonisation politique et économique des pays passe par la séduction idéologique. En notant l’imprécision du terme« démocratie » et son caractère non savant, Zinoviev reconnaît tout de même l’existence de deux aspects de la démocratie réelle en Occident. C’est premièrement la démocratie en tant que structure de l’État occidental, et deuxièmement les droits civils dans la société occidentale. Cependant, le premier aspect existe surtout en façade et cache des réalités peu propices à une image positive de l’Occident. Quant au deuxième aspect, après avoir vécu son âge d’or lors de la guerre froide, il commence à disparaître.
Zinoviev nous alerte sur le danger d’un aveuglement face à la politique coloniale des pays occidentaux et appelle à une vision critique du modèle occidental. Une chose est sure : malgré son regard pessimiste et désabusé sur le monde actuel, il n’a pas pu renoncer définitivement à son espoir en l’homme et en ses capacités à pouvoir construire un monde meilleur.
NOTES
- Alexandre Zinoviev, L’Occidentisme (Essai sur le triomphe d’une idéologie), Paris, Plon, 1995, p. 23.
- Ibid.
- Ibid., p. 210.
- Citons un exemple. En Occident, le marché« libre » se transforme, selon Zinoviev, en une coordination assurée par différents groupes d’entreprises financées par des banques ; ces dernières maintiennent ainsi un contrôle sur les entreprises débitrices devenues dépendantes. Tout cela est très loin de la vision idyllique de la libre concurrence que mentionnent les auteurs de nombreux ouvrages sur l’économie occidentale.
- Ibid., p. 133.
- Alexandre Zinoviev,« Запад: феномен западнизма » (« L’Occidentisme ») [en ligne], Исторические материалы (Les archives historiques), www. istmat.info/node/29034.html, (page consultée le 29 mars 2014). La version« intégrale » du livre d’Alexandre Zinoviev parue aux éditions Plon en 1995 n’inclut pas néanmoins le chapitre« L’occidentisme et le communisme » qu’on peut retrouver dans les éditions russes Eksmo de l’an 2003 d’où la présente citation est tirée.
- Zinoviev distingue trois aspects de ce nouvel état social de l’humanité qu’on pourra résumer ainsi : création des supra-sociétés de type occidental ; apparition de la supra-civilisation de type occidentiste ;« instauration d’un ordre mondial sous l’égide du monde occidental et unification de l’humanité entière au sein d’un agrégat global fondé sur l’occidentisme ». (Alexandre Zinoviev, La Grande rupture (Sociologie d’un monde bouleversé), Paris, L’Âge d’Homme, coll. Objections, 1999, p. 36.)
- Alexandre Zinoviev,« Dernier entretien en terre d’Occident », dans Ibid., p. 93.
- Voilà ce que écrivent, à ce propos, A. Rabilotta, Y. Rabkin et S. Saul :« En partie afin de neutraliser l’attraction des idées socialistes, et plus particulièrement du modèle soviétique, plusieurs pays occidentaux ont alors introduit des programmes sociaux, des congés payés et d’autres mesures sur lesquelles est basé l’État-providence. Cette réalité est en train de subir des reculs fondamentaux, et pas seulement dans les pays touchés par les politiques d’austérité fiscale ». (Alberto Rabilotta, Yakov Rabkin, Samir Saul,« La démodernisation en marche », Revue internationale et stratégique, vol. 92, n° 4 (2013), p. 42)
- Alexandre Zinoviev,« Dernier entretien... », p. 93.
- Ibid., p. 91-92.
- Ibid., p. 93.
- Alexandre Zinoviev,« Запад: феномен западнизма » (« L’Occidentisme ») [en ligne], Исторические материалы (Les archives historiques), www.istmat.info/node/29034.html, (page consultée le 29 mars 2014)
- L’analyse de l’économie soviétique que propose Alexandre Papadopoulo, professeur de philosophie et d’esthétique, dans son ouvrage Introduction à la philosophie russe des origines à nos jours, aboutit à une conclusion similaire. Le philosophe français affirme, entre autres, que la chute de l’URSS ne résultait en aucune manière du dysfonctionnement de son système économique.
- Alexandre Zinoviev, La Grande rupture, p. 85.
- Ibid., p. 86.
- Ibid., p. 78.
- www.michelcollo.info
- Ibid., p. 84.
- Alexandre Zinoviev,« Dernier entretien... », p. 103.
- Alexandre Zinoviev, Я мечтаю о новом человеке (Je rêve d’un homme nouveau), Moscou, Algorithme, 2007, p. 101.