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SUR LES TRACES DES ARTISTES RUSSES EN CORSE ( article reproduit . Revue ROBBA)


Notre site comportait déjà dans sa rubrique ARTS  des articles consacrés aux peintres russes ayant exercé leurs talents en Corse.
Cette rubrique s'enrichit d'un nouvel article tiré de la revue ROBBA, article exhaustif signé  Agathe ARRIGHI  et intitulé :

Sur les traces des artistes russes en Corse.

J.M


https://www.rivistarobba.com/Sur-les-traces-des-artistes-russes-en-Corse_a315.html

 

Sur les traces des artistes russes en Corse



En Corse comme ailleurs, l'histoire de l'art est le fruit des circulations d'influences, d'artistes, de techniques... Et les regards extérieurs ont toujours nourri et façonné la culture insulaire. L'aventure des peintres russes actifs dans l'île dans la première moitié du XX° siècle l'atteste bien. Agathe Arrighi, jeune historienne de l'art nous guide pour découvrir et comprendre ce corpus artistique aussi riche que méconnu.

 
 
Pierre Wolkonsky, Paysage de Corse, 1923
Pierre Wolkonsky, Paysage de Corse, 1923

En entrant dans certaines églises villageoises de Corse, les visiteurs peuvent être étonnés de découvrir des décors réalisés par des peintres russes au début du XXe siècle. Quels hasards de l’histoire ont pu conduire des artistes de religion orthodoxe à décorer des églises de rite catholique dans des petits villages corses ?
En s’intéressant de plus près à la question, il apparaît que les œuvres des artistes russes ne se limitent pas à la réalisation de décors monumentaux religieux mais recouvrent une réalité beaucoup plus éclectique et des productions diverses. En effet, à partir des années 1920 et sur deux décennies, trente artistes séjournent et produisent dans l’île, treize églises et trois établissements privés font l’objet d’un programme de décoration.
 

Tentons ici de rendre compte de l’expérience de ces artistes, de leurs rencontres, de leurs réalisations et de leur apport au patrimoine local. Deux cas de figure sont à distinguer : les artistes voyageurs et ceux issus de l’exil. Si la présence de ces deux groupes se recoupe, leurs conditions d’arrivée en Corse, la durée de leur séjour et leurs réalisations diffèrent.

 
 

Les artistes voyageurs

Alexandre Iacovleff, Porteuse d'eau, 1930
Alexandre Iacovleff, Porteuse d'eau, 1930

Les premiers arrivent dans l’île dans un contexte de voyage de découverte alors que la Corse bénéficie d’une image exotique et suscite un véritable engouement. Ces artistes voyageurs viennent principalement de Paris, pôle culturel de la diaspora russe et font partie de l’École de Paris.
Ils ont produit en Corse une œuvre avant tout de chevalet, essentiellement paysagère mais aussi de portrait, de scène de genre et quelques sculptures. Leurs réalisations révèlent un regard plus ou moins romantisé des paysages, populations et coutumes corses. Elles privilégient les zones littorales, touristiques (marine et bord de mer) ainsi que les villes de Bastia, Ajaccio mais aussi Corte, en tant que capitale historique de la Corse.

Ces peintres ont participé à la promotion touristique de la Corse et à son enrichissement artistique en contribuant à une forme de premier marketing territorial. Ainsi, une réalisation d’Alexandre Iacovleff  représentant une Porteuse d’eau est éditée et publiée en carte postale à Paris. Certains de ces artistes, ayant séjourné plus durablement dans l’île, à l’instar de Georges Artemoff  et Lydia Nikanorovna  ou encore Nicolas Sinezouboff, ont développé un rapport plus profond avec la Corse qui s’exprime dans leurs œuvres figurant la vie quotidienne, leur vécu où des portraits de personnalités insulaires et d’amis corses. Cette collection d’œuvres a une valeur documentaire à la fois dans une perspective d’étude du parcours qu’ils ont suivi mais aussi des lieux et coutumes représentés, en nous permettant d’envisager leurs évolutions et leurs transformations.
On peut ainsi considérer leur production comme un témoignage de la société corse dans la première moitié du XXe siècle. Pourtant, bien qu’ayant vécu plus ou moins durablement en Corse et y puisant une inspiration dans leurs sujets, ces artistes ne dépendent pas d’un marché ou de commandes corses. Ils n’étaient ainsi pas vraiment inscrits dans les réseaux artistiques locaux. Les œuvres réalisées étaient destinées à quitter le territoire et à être exposées dans les Salons et galeries parisiennes. Elles sont aujourd’hui, pour la plupart, éparpillées hors de Corse dans des collections privées.
 

 
 

Les exilés

Jean Choupik, vue de Letia San Roccu
Jean Choupik, vue de Letia San Roccu
L’autre groupe de peintres russes ayant travaillé en Corse est celui des exilés. Ils présentent une production traditionnelle de fresques religieuses et historiques, inscrite dans des réseaux locaux de commandes. Ils laissent des témoignages picturaux notables pour le patrimoine de l’île, notamment des fresques ornementales dans des édifices cultuels.
Leur arrivée sur le territoire insulaire répond au contexte historique particulier de la révolution bolchévique de 1917 et la guerre civile lui succédant jusqu’en 1921, qui mènent sur les routes de l’exil une partie de la population. L’exil est un phénomène complexe avec des chemins divers et parfois imprévus. C’est cette part d’imprévu qui mène des Russes exilés vers la Corse en 1921.

En 1920, le paquebot à vapeur Rion  est réquisitionné par la flotte russe du sud (armée du général Wrangel) pour acheminer 3700 personnes (issues en partie des anciennes troupes blanches du général Wrangel) vers le Brésil, après une étape à Toulon, où l’État leur promet des terres cultivables. Mais lors de la traversée le bateau est victime de plusieurs avaries qui obligent son remorquage vers Ajaccio où il est immobilisé le 15 mai 1921. Quelques milliers de réfugiés de toutes classes sociales débarquent à Ajaccio dont certains artistes : Yvan ChoupikNicolas Ivanoff, Vladimir Mestchersky et Nicolas Wilcke.
Au moment de l’arrivée en bateau des Russes exilés, se pose donc la question de leur intégration sur le territoire, intégration qui passe souvent par l’obtention d’un travail agricole dans les villages. C’est au sein des communautés villageoises qu’ils obtiennent des commandes artistiques.

La production de ces artistes exilés même si elle est majoritairement décorative compte aussi des œuvres de chevalets, principalement paysagères, comme celles des artistes voyageurs, mais elles s’en distinguent par un changement de géographie dans les représentations. En effet, là où les artistes de passage figurent des littoraux touristiques et à forte identité tels que les calanques de Piana, les falaises de Bonifacio… les peintres exilés représentent leur environnement, l’intérieur des terres, loin des lieux touristiques. Les œuvres de chevalet de Jean Choupik, par exemple, se caractérisent par une reproduction de ce qui l’entoure et entraînent alors un corpus constitué majoritairement de prises de vues de village (Letia, Appietto), de paysages montagneux (A Sposata, Monte d’Oro, Migliarellu).
Les commanditaires sont ainsi, en premier lieu, les personnes en contact avec ces exilés c’est-à-dire les employeurs, logeurs ou membres de la communauté et des réseaux relationnels proches. Ainsi, Vladimir Mestchersky installé dans le Valinco depuis 1922, procède, à Olmeto, à des travaux de décoration dans des maisons privées. Grâce à ces réalisations, il acquiert une certaine réputation de peintre décorateur dans la région et est sollicité pour des travaux privés notamment l’hôtel des bains de Baracci.

Mais c’est le réseau ecclésiastique qui constitue le premier commanditaire de décors monumentaux. Cette question est importante car la peinture de décors religieux monumentaux dépend des commanditaires, autant sur le plan financier que sur le plan de l’iconographie de son programme. Cela induit donc une production traditionnelle avec des attentes de représentations normées.
Ce manque de liberté des artistes transparait dans les sources et modèles auxquels ils se réfèrent pour réaliser leurs œuvres. Les inspirations renvoient à la pure tradition de la représentation catholique et on ne retrouve pas vraiment d’influence orthodoxe que ce soit dans le style ou dans l’iconographie. L’identité russe n’est que très peu décelée dans ces fresques certainement par la volonté des commanditaires.

D’autre part, l’inventaire des différentes iconographies permet de mettre en évidence la part importante de sujets copiés. Cette pratique du pastiche peut être analysée comme un élément de formation pour ces jeunes peintres. Il ne faut pas oublier que lorsque ces exilés arrivent en Corse ils sont encore très jeunes, une vingtaine d’années, et c’est en fait en Corse qu’ils se forment artistiquement.
Ces fresques apportent ainsi un regard sur l’art religieux du passé par la copie des grands maitres baroques ou de la Renaissance mais revisité par le style et la composition. C’est en fait par ces touches personnelles de l’artiste à l’intérieur même du cadre traditionnel et normé de la commande que l’on voit se créer une identité artistique propre. 

C'est le cas de Choupik, par exemple, avec sa Descente de croix d’après Rubens à Letia San Roccu. Sept personnages sont représentés dont le Christ. Celui-ci, au centre de l’œuvre, est mis en évidence par la blancheur de son corps et celle du linceul sur lequel il est descendu. En haut de la croix, un homme tient le linge immaculé. Le corps est porté par saint Jean et un autre homme en bas de la composition ainsi que par deux autres personnages qui lui soutiennent les bras.
Le Christ est ainsi figuré dans une position peu naturelle et assez désarticulée évoquant le poids du corps sans vie. La palette utilisée par le peintre est très sombre, ce qui accentue le dramatisme de la scène. La seule touche de lumière est celle du corps du Christ dans laquelle on peut voir à la fois une blancheur cadavérique mais aussi une évocation de la lumière divine.

Cette représentation s’écarte de son modèle par certaines modifications. Tout d’abord, le nombre de personnages est réduit à ceux descendant le Christ ; les femmes présentes dans l’œuvre de Rubens ne sont pas représentées ici. De surcroît, les tenues des personnages diffèrent : on passe de vêtements à l’antique qui inscrivaient la scène dans une dimension assez intemporelle à des habits dans lesquels nous pouvons repérer une référence à la culture russe du peintre. En effet, deux des personnages portent assez curieusement des chapkas de fourrure et celui debout sur la droite porte aussi un long manteau de fourrure brune. Ces vêtements ancrent historiquement la scène dans une période pouvant renvoyer à la Russie contemporaine de l’artiste. Nous pouvons établir ainsi un parallèle entre la passion, la douleur du Christ et la douleur du peuple russe durant la Révolution et la guerre civile.
Ainsi on peut voir que cette production, composée majoritairement de fresques religieuses ou décoratives, répond à un système normé mais dans lequel se développe un style particulier à l’artiste mêlant les caractéristiques patrimoniales locales et sa singularité artistique et culturelle.

 

 
 

Un groupe artistique à part entière ?

Jean Choupik, Descente de croix d'après Rubens, vers 1925, église de Letia San Roccu
Jean Choupik, Descente de croix d'après Rubens, vers 1925, église de Letia San Roccu

Après caractérisation, pouvons-nous parler d’un groupe artistique russe en Corse à cette période ? Il apparaît que ces artistes ont des parcours relativement indépendants les uns des autres. On peut parler de groupe si on les relie en se référant au contexte dont ils sont issus et à leur culture ou à leur origine. Toutefois, un fort éclectisme de situations, de chemins d’exils mais aussi de conditions sociales et d’origines géographiques est observable.
En effet, si nous nous intéressons aux quelques peintres arrivés par le Rion, on compte deux officiers de l’armée de Wrangel issus de régions russes complètement différentes (Prokovskoïe, Ukraine et Petrozavodsk, Carélie) : Choupik et Ivanoff, mais aussi un capitaine du génie de condition sociale beaucoup plus élevée : le prince Mestchersky.

En même temps, ces différences ont été uniformisées par les changements opérés dans les structures sociales au moment de l’exil. Mais même une fois arrivés en Corse, il n’y a pas vraiment formation de groupe social entretenant des liens entre eux ; les Russes sur le territoire ne semblent pas forcement se connaitre ou se fréquenter.
Cela est visible par leur dispersion dans l’île. Il n’y a pas d’endroit en particulier où les Russes ont fait souche et où aurait pu se former une communauté sociale et artistique qui aurait marqué l’espace culturel corse. D’ailleurs tous ces artistes à l’exception de Nicolas Ivanoff ont quitté la Corse.

S’il n’y a pas eu création d’une véritable communauté, il y a eu tout de même certains liens tissés ou parcours se correspondant mais toujours de manière isolée et particulière. Certains artistes ont par exemple collaboré. Ivanoff et Choupik ont travaillé ensemble dans de nombreux chantiers de décoration d’églises. Certaines de leurs fresques présentent des similitudes notamment dans leurs modèles et leurs choix iconographiques.
C’est par l’intermédiaire de Jean-Baptiste Bassoul, dont la galerie de peinture fondée en 1913 à Ajaccio est un lieu de rencontre pour les peintres corses et les artistes étrangers de passage, que ces deux peintres obtiennent certains contrats de décoration dans des églises de Corse. Les autres cas de collaborations et d’échanges entre artistes russes ne semblent pas s’être formés en Corse mais être préexistants à ces voyages. Ainsi, on compte plusieurs couples d’artistes comme Lev Tchistovsky  et Irène Klestova  ou encore Georges Artemoff et Lydia Nicanorovna qui présentent des recherches artistiques similaires.

Cette absence de communauté russe, et par extension de groupe artistique, peut s’expliquer par la forte assimilation des Russes en Corse qui aurait donc aussi mené à une assimilation artistique. L’assimilation étant un processus par lequel l’étranger s’intègre à un groupe social en adoptant ses caractéristiques culturelles et en abandonnant les siennes. L’histoire des rescapés du Rion témoigne d’une grande intégration des Russes menant à une forme d’acculturation qui pourrait apparaitre comme une mise à distance de l’héritage culturel.
En effet en l’espace de quelques années, la religion orthodoxe semble avoir totalement disparu de l’île. Cela apparait comme une spécificité corse, un cas unique d’assimilation rapide et totale dans l’histoire de la diaspora russe blanche en Europe occidentale.

Pour l’expliquer il faut se replacer dans le contexte de l’île en 1921. La jeunesse paysanne corse a été décimée lors de la Grande Guerre ; les survivants sont souvent partis tenter leur chance sur le continent ou aux colonies. La Corse se trouve en situation de manque d’hommes pour le mariage. L’arrivée de ce bateau rempli de jeunes hommes a donc suscité un intérêt certain. Les Russes se sont ainsi souvent mariés dans le village où ils travaillaient. C’est le cas du peintre Nicolas Ivanoff qui pendant son travail de décoration des deux églises de Cargèse, rencontre une demoiselle Versini, sa future épouse et s’y installe. Mais dans la société corse de l’époque le mariage ne peut être que religieux ; cela a sans doute mené à une large conversion nécessaire aux unions. C’est ainsi principalement par le mariage que les réfugiés du Rion ont été assimilés dès la première génération.
L’effet de cette assimilation au niveau artistique pourrait se manifester par une influence n’allant que dans un sens. Cela est en partie vrai. Une forme de négation de la culture russe et de la religion orthodoxe peut être identifiée, dans les églises corses, dans les fresques religieuses des Russes. Celles-ci répondent, en effet, dans leur grande majorité à un style de représentation de tradition catholique et non orthodoxe. Pourtant, comme nous l’avons vu dans certaines de leurs représentations, surgissent des caractéristiques liées à l’identité culturelle et religieuse de ces peintres qui témoignent de la formation d’une certaine mixité et d’influences culturelles réciproques.

 

 
Samedi 28 Octobre 2023
Agathe Arrighi